NEJMA BRAHIM, médiapart, 11 décembre 2019
À la veille de l’élection présidentielle tant décriée en Algérie, jeudi 12 décembre, la mobilisation se poursuit à Oran ou Alger. Mais dans des petites villes comme Mascara ou des villages comme Boutlelis, le hirak ne mobilise plus depuis des mois. Entre infiltration du mouvement, injonction au vote et scepticisme, les habitants n’ont pas l’intention de boycotter le scrutin.
Mascara, Boutlelis et Misserghin, (Algérie) envoyée spéciale.– C’est une ville où le FLN (Front de libération nationale) est implanté depuis longtemps. À 90 kilomètres au sud-est d’Oran, au bout d’une route entourée des montagnes de l’Atlas tellien, la porte de Mascara apparaît.
Près de la grande poste, Abdelkader* monte en voiture et prend la direction de la banlieue. « Il faut rester discret, c’est plein d’indics ici », lâche-t-il en passant la troisième. Dans le salon de sa maison, ce directeur d’école à la retraite retire la veste de son costume gris pour se mettre à l’aise. Depuis quelques mois déjà, le quinquagénaire en est persuadé : le hirak (mouvement social) est infiltré. « Le MAK [mouvement pour l’autonomie de la Kabylie – ndlr], le FLN [parti au pouvoir depuis l’indépendance], les pro-Gaïd Salah [le chef d’état-major de l’armée]… Tout a été fait pour nous diviser, alors qu’on voulait virer la mafia pour être unis et indépendants. » Si certains Mascariens ont participé aux marches dès le 22 février, les vendredis sont plus calmes depuis cet été.
Ces quinze derniers jours, alors qu’un appel au boycott de l’élection s’est répandu à travers le pays, notamment dans les rues d’Oran ou Alger, ici des rassemblements en faveur de la présidentielle auraient même eu lieu. « Le pouvoir est très ancré à Mascara, les gens sont pro-vote. Je les ai vus devant la mairie, il y avait au moins 500 personnes », assure Abdelkader, dont toutes les phrases sont ponctuées de l’expression « source officielle ». D’après lui, aucune marche ne viendra contrer l’élection prévue jeudi 12 décembre.
En lice, cinq candidats, dont deux anciens premiers ministres, qui ont tous été liés au régime Bouteflika : Abdelmajid Tebboune, Abdelaziz Belaïd, Abdelkader Bengrina, Azzedine Mihoubi et Ali Benflis. Sa décision est prise, il votera et son choix se portera sur l’un des deux premiers. « Grâce au hirak, une partie du gang a été arrêtée même s’il reste Bedoui (le premier ministre) et Bensalah (le président par intérim). Gaïd Salah n’est qu’un symbole qui sera remplacé par la suite. »
Pour Mohamed Mebtoul, professeur et chercheur à l’université d’Oran-2, c’est là le signe d’un accommodement à l’égard du pouvoir. Entre peur et besoin de stabilité, la tentation de voter est là. « Le peuple en a eu marre du système et la mobilisation l’a démontré un peu partout. Mais quand le changement rime avec incertitude, la continuité vaut mieux que le doute », analyse l’auteur de l’ouvrage Libertés, diginité, algérianité. Avant et pendant le hirak.
Place Bekkara, au centre-ville de Mascara, les enfants jouent au ballon, tandis que les aînés refont le monde. Assis sur un banc, Zaki* (25 ans), Ali* (21 ans) et Zoubir* (22 ans) donnent leur pronostic : « Pour moi, c’est Bengrina ou Tebboune qui passeront ! » « À mon avis, seuls 20 % des gens ici s’abstiendront », ajoute le deuxième.
Le trio a arrêté sa scolarité en classe de terminale et est au chômage. « J’ai une femme et un enfant que je n’arrive pas à nourrir. On n’attend rien du hirak, le seul moyen d’avancer maintenant c’est l’élection », tranche Zaki. Un avis partagé par l’un de ses comparses, qui ajoute : « Je suis sûr que même les manifestants iront finalement voter. » Un arrière-goût de scepticisme que le chercheur relativise, décrivant une société prise dans les tenailles de la perversion du statu quo. « Il n’est pas étonnant que des personnes de conditions sociales diversifiées puissent douter du mouvement social. »
À la sortie de la ville, Bachir et Khaled font le pied de grue sur le bas-côté de la route. Le bus qui les ramène chez eux à Sig tarde à venir et ils lèvent donc le pouce en l’air dans l’espoir qu’une voiture les y conduise. Tous deux sont âgés de 21 ans et sont étudiants à l’université de Mascara. Leur avenir est déjà tout tracé, ils feront l’armée.
« C’est la sécurité de l’emploi, sinon on s’arrête en licence et on court derrière le travail toute notre vie », affirme Bachir tout en réajustant ses lunettes de vue, dont la forme accentue la rondeur de son visage. « À Sig ou Mascara, beaucoup rentrent à l’armée, complète Khaled. C’est peut-être aussi pour ça que le hirak n’a pas pris. »
Dans leur commune aux quelque 70 000 habitants, la question du vote ne se pose pas. « On suit ce qui se passe à Oran, Alger ou Bejaïa. On respecte leur choix mais nous, on va tous aller voter. » Le duo se dit confiant en ce qui concerne la transparence du scrutin. « Impossible de rester comme ça, comment ça va finir ? Il nous faut un président ! » Un point de vue qui traduit un ancrage prégnant du zaïmisme [idée selon laquelle un seul chef incontesté doit gouverner – ndlr] dans l’histoire de l’Algérie, selon Mohamed Mebtoul. « Le sauveur, c’est le président. Ça sécurise et ça rejoint le discours actuel du pouvoir, occultant les conditions politiques de l’élection alors défendue comme une fin en soi. »
Le lendemain matin, à l’ouest d’Oran. Depuis Aïn el Turk, il faut emprunter une route sinueuse longeant un décor verdoyant et des terres agricoles pour rejoindre Boutlelis. À l’entrée de ce village de 24 000 habitants (FLN), l’épicerie de Saïd* fait l’angle.
Ce père de famille regrette que le hirak n’ait pas eu plus d’impact chez lui. « Il ne se passe rien ici, les gens sont peureux. Ils seraient capables d’oublier leur mère si on leur offrait de l’argent ou à manger ! », s’insurge-t-il, tout en invitant sa fillette de 4 ans qui joue dehors à s’éloigner de la route.
Une semaine plus tôt, plusieurs familles du quartier se sont vu attribuer des logements qu’elles attendent depuis des années. « Juste avant le vote, bien sûr… Pareil pour ma pension, pour laquelle mon dossier devrait se débloquer ces jours-ci », lance-t-il, le regard plein d’ironie. Lui n’a jamais voté et ne votera pas jeudi. « Les gens se demandent qui leur donnera 30 000 dinars de salaire (150 euros) une fois qu’ils auront perdu leur emploi pour ne pas avoir voté… Ils se font acheter. »
Dans des bourgades comme Boutlelis, la promiscuité impose d’être prudent face à une injonction politico-administrative dont a toujours usé le régime.
Dénaturant le principe du vote, l’acte de citoyenneté se transforme en un acte de sujet obéissant. « Cela oblige les fonctionnaires à se conformer aux ordres produits par le haut, décrypte Mohamed Mebtoul. Il est devenu classique d’intimer aux walis de transmettre une note à leurs subordonnés pour exiger leur participation aux élections. »
Dans une perpendiculaire de l’artère principale du village, une dame s’engouffre dans un salon de coiffure. Nour*, 30 ans, la salue chaleureusement. Ici, tout le monde se connaît. « C’est le meilleur endroit pour échanger, notamment de politique », sourit la propriétaire des lieux. Mais depuis quelques semaines, elle a mis le holà. « Des gens sont venus pour nous convaincre de voter. Moi, je n’aime pas, ça, car j’estime que c’est personnel. »
L’injonction au vote peut aussi venir de l’entourage, pour lequel l’abstention est un manque de patriotisme. La jeune femme aux yeux clairs protège ses clientes comme elle le peut, parce qu’elle sait combien le regard de l’autre peut jouer. « La crainte de certains que l’administration les punisse en ne leur octroyant pas les papiers est plus prégnante dans une petite ville », complète le chercheur.
Si Nour ne s’est pas encore penchée sur les programmes et ne peut citer que deux des cinq candidats, elle sait qu’elle se rendra aux urnes, « pour que le pays s’arrange ». Elle n’est pas la seule à ne pas pouvoir les nommer : « C’est là qu’on comprend que c’est une campagne clandestine, en marge de la société », affirme Mohamed Mebtoul.
Au coin de la rue, Antar*, un ancien policier communal, débat avec un collègue. Ses mains s’agitent dans tous les sens : « Tebboune a 90 % de chances de passer ! Bien sûr je vais voter, tu vas laisser tomber ton pays toi ? Toute ma famille fait partie d’el houkouma [le pouvoir], on est tous shab el casquetta [ceux qui portent la casquette]. Je me fiche de ce qu’il se passe à Oran, et d’ailleurs qui dit qu’ils n’iront pas voter ? »
Dans le village voisin, à Misserghin, l’équipe de campagne d’Azzedine Mihoubi prépare toujours le terrain. À deux jours du premier tour de la présidentielle, Amor patrouille dans l’avenue de l’Émir Abdelkader, programme en mains prêt à être dégainé.
En 1997, ce natif de Misserghin a fondé le RND (Rassemblement national démocratique). « Il est normal que je soutienne Mihoubi aujourd’hui. Il faut que le taux de participation soit élevé pour légitimer les élections, même s’il y a du vote blanc », souligne-t-il, ajoutant que les habitants d’Oran sont moins patriotes. « Les gens modestes comme nous se lèvent tôt pour aller travailler. Eux se lèvent à 11 heures, comment voulez-vous qu’ils se sentent concernés ? » Une vision binaire et caricaturale des choses, alors que les Algériens sortent dans la rue chaque vendredi depuis dix mois. « Il est dangereux de faire ce genre d’opposition, car il n’y a pas de généralités. Cela dit, le pouvoir va effectivement miser sur les villes FLNistes et le sud algérien », estime Mohamed Mebtoul.
Ce mardi, Amor est mécontent, car un meeting a été organisé par le conseil municipal. « Il n’y a pas de caméra, ils peuvent influencer les gens. Ça doit être suspendu, comme les matchs de foot. » Un clin d’œil à la Fédération algérienne de football, qui a décidé lundi de reporter toutes les rencontres jusqu’au 15 décembre pour limiter les risques d’infiltration ou d’émeutes.
Un peu plus loin, près des affiches des candidats, Bekkar a le sourire amer. Du haut de ses 26 ans et malgré sa volonté de voter, il dénonce la corruption qu’il a pu voir ici et là. « La semaine dernière, l’équipe de Mihoubi a payé des jeunes 2 500 dinars pour les emmener en bus à Alger. Elle voulait remplir la salle pour son meeting du 4 décembre », assure-t-il, jurant l’avoir vu de ses propres yeux.
La pratique ne date pas d’hier. Les élections précédentes ont toutes eu lieu dans un contexte dominé par la violence de l’argent et le clientélisme. « Il y a eu une marchandisation du vote par le passé, rappelle le chercheur Mohamed Mebtoul. Les subterfuges reviennent au galop, c’est une façon de se recycler. » Une zone d’ombre persiste : le déroulement du scrutin jeudi et la suite des événements, alors qu’une manifestation de grande ampleur est déjà annoncée en parallèle du vote et que des affrontements sont redoutés entre votants, hirakistes et forces de l’ordre. « Un seul mot d’ordre, Silmiya ! [pacifique]», conclut-il.