Gania Mouffok , As Safir, 17 octobre 2019
Imaginez – derrière des haies de roseaux, de maïs, de figuiers et de pins – un ravin étroit, coincé entre un massif montagneux et un oued aux odeurs putrides, dévalant sur des kilomètres depuis le haut de la montagne jusqu’à ce champ qui tombe à pic, dévoilant une vue sur la Méditerranée d’une beauté saisissante. C’est là que vivent des hommes et des femmes, dans des maisons arrachées à l’adversité avec force et courage, partageant cette cité portée sur aucune carte.
Si vous demandez le nom de ce lieu aux habitants,
les plus âgés vous répondront «La forêt», pendant que les plus jeunes
vous diront: «La cité du 11 décembre».
Questionner ces deux
dénominations, c’est retrouver la mémoire de ces maisons bâties à
l’origine sur les marges de la colonisation (1830-1962), avant de venir
s’additionner en marge des promesses de l’Algérie indépendante (1962).
Vous apprendrez que les bidonvilles empruntent à leurs voisins leurs noms comme on s’invente une adresse.
Nous sommes dans la commune de Aïn Benian dans la wilaya d’Alger, à 20 kilomètres à l’ouest de la capitale. Fondée en 1872 par le Comte de Guyot, directeur de la colonisation, chargé d’installer des colons pauvres comme Job, cette commune sera baptisée de son nom : Guyot-ville.
Et, pendant qu’ils s’enrichiront de la vigne, c’est à la marge d’une belle forêt qui les entoure que s’installeront les premiers habitants algériens de ce bidonville qu’ils appelleront « La Forêt », à la manière des français.
La plupart étaient kabyles, chassés par la famine, le chômage, puis par la guerre de libération nationale de 1954 à 1962. Ils se louaient comme «khammès», ouvriers agricoles.
57 ans après l’indépendance, tout a changé, à l’exception de l’exclusion sociale et son corollaire, l’exclusion spatiale.
la «Cité du 11 décembre» célèbre les manifestations qui, en 1960 et en soutien massif et populaire, changeront le cours de la révolution algérienne depuis les bidonvilles qui encerclaient la ville. Leurs noms sont entrés dans l’histoire. Aujourd’hui « éradiqués », disent triomphants ceux qui gouvernent l’Algérie!
La commune a repris son nom d’origine, Aïn- Benian, puis, en un quart de siècle, elle a perdu sa vocation agricole. La ville s’est étendue sur ces hauteurs et les vignes ont été remplacées – depuis le milieu des années 80 – par des barres de HLM pour résorber la «crise du logement», insoluble.
Avec «La cité du 11 décembre», un complexe d’HLM, cette urbanisation est montée jusqu’au bord du bidonville et la nouvelle génération de bidonvillois l’a rebaptisé de son nom.
Chaque génération s’inventant une adresse. Ironie de l’histoire, la «Cité du 11 décembre» célèbre les manifestations qui, en 1960 et en soutien massif et populaire, changeront le cours de la révolution algérienne, depuis les bidonvilles qui encerclaient la ville blanche : Clos Salembier, Ravin de la Femme sauvage, Nador, des noms entrés dans l’histoire. Aujourd’hui « éradiqués », disent triomphants ceux qui gouvernent l’Algérie, oubliant que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Alger, capitale zéro bidonville
«Eradiquer les bidonvilles» est une vieille ambition algérienne, depuis la Charte de Tripoli en 1962. L’ambition attend toujours.
Peut-on éradiquer les bidonvilles sans questionner la pauvreté? Leur persistance raconte une histoire sociale: un bidonville éradiqué en appelant un autre, du colonialisme au « socialisme spécifique » suivi d’un passage brutal à une «économie de marché» – dans un pays où l’art et la manière de loger les moins nantis est un véritable casse-tête historique, provoquant émeutes et violences urbaines tel un métronome, signalant la distribution de logements «sociaux» par une administration qui en appelle à la police pour rétablir «l’ordre public».
En 2007, on estimait à 569 les sites de bidonvilles dans Alger, soit des centaines de milliers de personnes.
«La wilaya d’Alger a pu éradiquer, à partir de 2014 jusqu’en janvier 2016, plus de 316 bidonvilles et reloger plus de 44 000 familles» peut-on lire dans un document «Alger, capitale zéro bidonville».
«Le capitalisme algérien aura réussi, sous une forme non dite, à faire en sorte, avec un autre standing certes mais avec le même résultat global, à reconstituer, à une autre échelle, à la fois la ville formelle et une « ville arabe » où les habitants des bidonvilles habiteraient, encore une fois, les quartiers dévolus aux indigènes rassemblés».
Sous A. Bouteflika, cette éradication s’est voulue totale, convoquant les Nations-Unies et les médias à la destruction de cet habitat et relogeant «ses pauvres» sous les applaudissements. En vain.
Questionner les bidonvilles c’est questionner les inégalités sociales – cette «économie de la pauvreté», selon l’expression du sociologue/urbaniste, Rachid Sidi Boumediene, auteur de «Bétonvilles contre bidonvilles» – des sujets devenus tabous.
«(…) Les articulations, écrit-il, entre la création d’emploi, les revenus et le relèvement du niveau de vie, qui constitue l’arrière- plan de la lutte contre les bidonvilles, qui cristallisent la misère, ont disparu pour laisser place à la seule politique de résorption physique des bidonvilles, au titre d’une politique de logement».
Et d’en conclure: «Le capitalisme algérien aura réussi, sous une forme non dite, à faire en sorte, avec un autre standing certes mais avec le même résultat global, à reconstituer, à une autre échelle, à la fois la ville formelle et une «ville arabe» où les habitants des bidonvilles habiteraient, encore une fois, les quartiers dévolus aux indigènes rassemblés».
Aujourd’hui, les décideurs pour le pays – entre une agriculture épuisée, une industrialisation abandonnée, une rente pétrolière qui s’amenuise – ambitionnent de transformer cette commune en un nouvel Eldorado par la grâce… du tourisme.
Enquêter aujourd’hui à Aïn Benian auprès des nouveaux habitants de ce néo-bidonville c’est apprendre à quel point l’invisibilité est une construction politique qui fabrique une insécurité sociale et totale, en plus de la pauvreté.
Même rejetés aux marges du monde, les habitants ne sont jamais en paix: aujourd’hui, les décideurs pour le pays – entre une agriculture épuisée, une industrialisation abandonnée, une rente pétrolière qui s’amenuise – ambitionnent de transformer cette commune en un nouvel Eldorado par la grâce… du tourisme. «Sa situation géographique en bord de mer (…) lui procure des atouts indéniables et la place dans le palmarès des villes côtières jouissant d’un potentiel touristique».
Voilà pour le dépliant touristique et pour le bidonville une phrase lapidaire: «éradiquer les bidonvilles (…) est considéré comme un objectif stratégique prioritaire».
Ecoutez le Cheikh de la montagne, l’un des plus vieux habitants de cette partie du bidonville postindépendance, c’est prendre la mesure de l’énergie incroyable nécessaire pour sortir du statut d’objet et devenir acteur de son histoire, depuis des stratégies épuisantes et inépuisables. L’invisibilité n’interdit pas l’espérance.
Le cheikh de la montagne
L’histoire du Cheikh de la montagne s’écrirait presque comme une success story si elle n’était pas bâtie sur du sable.
Dans sa gandoura du vendredi, bavard et malicieux, il reçoit, dans son salon modeste mais où les murs sont en dur: «Avant il n’y avait rien ici, ni route, ni eau, ni électricité».
Aujourd’hui, à 80 ans, c’est satisfait qu’il nous fait visiter son territoire: à l’origine une ruine abandonnée par les colons qu’il a transformée en 40 ans en une vraie maison, avec son jardin de figues et de grenades autour de laquelle ses quatre fils ont arraché à leur tour à la terre du « beylik*» le droit de bâtir leur maisons individuelles. L’ensemble ouvre le bidonville depuis le haut de la colline et raconte le chantier d’une vie.
Le parpaing a peu à peu remplacé la tôle à l’exception des toits. Pièces après pièces, il a fallu les bâtir, les enduire de ciment, les carreler, les maçonner et puis installer ces hautes portes de fer, en guise de clôture. Jamais fini, le résultat est époustouflant, même la route en ciment est l’œuvre de cette famille. «Avant, on vivait comme des bêtes, se souvient le cheikh, mon aîné ne sait ni lire ni écrire». Contrairement aux cadets qui ont fait des études, le plus brillant est devenu biologiste.
Sa maison se distingue de toutes les autres avec ses façades blanches face à la mer. Le calcul est simple: pourquoi acheter de la terre au prix impossible quand ici elle est gratuite et que la ville est venue s’installer à proximité? Lire Aussi
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Cette famille ne souhaite pas déménager, c’est ici qu’elle a inscrit sa vie, engageant tous ses revenus sans aucun papier légal attestant de leurs propriétés, si ce n’est les factures de matériaux que le cheikh conserve comme des preuves, et des tas d’histoire de chicanes avec les gendarmes autour des limites du terrain, de recensement en recensement sans lendemain. Il suffirait d’une décision administrative pour que les bulldozers accompagnés de la gendarmerie viennent effacer leur passé, leur présent et leur avenir.
Une administration que le Cheikh traite avec un souverain mépris: «si j’avais une chèvre, je ne la leur donnerai pas pour la garder».
De l’autogestion à l’infitah
Né en 1939 dans les montagnes en Kabylie, à environ 200 km de la capitale, il attendra 1963 pour abandonner cette terre ingrate de fellah sans terre. Il a 24 ans et il va vivre en vagabond pendant 14 ans, entre Alger et la Kabylie, dormant dans les hammams ou sur la paille, louant ses bras le jour: «Fellah, dit-il, et qu’est–ce que tu voulais faire d’autre?». C’est sur les traces de son oncle maternel qui s’était «fait une situation» à Aïn Benian, qu’il s’y installe à son tour en 1977 avec femme et enfants «ramenés en 403**» du bled.
Sa trajectoire professionnelle se confond avec l’histoire de l’agriculture d’après indépendance. En 1963, il participe de l’histoire mythique de paysans se saisissant du patrimoine foncier colonial pour faire de l’autogestion organisée spontanément en collectifs afin d’assurer la moisson et nourrir. Le Cheikh sort de la faim mais pas de la pauvreté.
En 1987, l’Algérie s’invente son Infitah. L’exploitation des terres publiques, toujours propriétés de l’Etat, sont cédées en concessions de 40 ans à des collectifs paysans qui n’ont plus qu’à se débrouiller pour se transformer en «investisseurs». L’expérience est un échec. Dix ans plus tard, les terres sont abandonnées.
Entre temps, les domaines autogérés ont disparu et le colonel Boumediene a transformé l’autogestion en Révolution Agraire, de 1973 à 1982. Il en sera. Il a droit à des «avances» équivalentes à un salaire minimum, tout en étant payé en nature des produits des terres, son statut change: pour la première fois de sa vie, il a droit à une fiche de paye et à la protection sociale, qu’il appelle «l’assurance».
En 1987, l’Algérie s’invente son Infitah. Après « la révolution agraire », s’ensuit une nouvelle organisation de l’exploitation des terres publiques, toujours propriétés de l’Etat : Elles sont cédées en concessions de 40 ans à des collectifs paysans qui n’ont plus qu’à se débrouiller pour se transformer en «investisseurs». L’expérience est un échec. Dix ans plus tard, les terres sont abandonnées. Le cheikh s’adapte, l’agriculture ne nourrit plus, bienvenue à l’urbanisation: pendant 18 ans il s’improvisera maçon, peintre en bâtiment, salarié d’une entreprise publique de bâtiment. Aujourd’hui retraité, il vit de sa retraite de 19 000 dinars algérien, environ 80 euros par mois! Un luxe que le plus jeune de ses fils ne connaîtra peut-être pas. «Au chômage», il « bricole » dans le secteur informel, dans les services entre pizzas et cybers, jamais déclaré, sans «assurance», sans fiche de paye. Un véritable handicap qui l’empêche de prétendre aux dispositifs légaux du logement social parce qu’il n’est pas «solvable». Double peine: exploité par les privés et rejeté par les pouvoirs publics. Comme son père hier, il appartient à cette armée de réserve taillable et corvéable à merci, dans une précarité organisée au service d’intérêts privés, de l’exploitation du travail et du mépris.
Toute une vie de travail qui n’a cependant jamais permis au Cheikh de sortir de «l’habitat précaire», des frontières de la pauvreté. Dans un pays où le logement est rare et donc trop cher.
Une pioche, une ficelle pour un compteur
Alors, toute sa vie, il s’est organisé, s’est battu en véritable stratège pour donner un toit à sa famille et le minimum de confort urbain: «Ici tu te débrouilles tout seul, c’est nous qui avons seuls ramené l’eau et l’électricité».
Pour avoir de l’eau, il a commencé par se contenter de l’eau de source: «j’avais une pioche, une corde, un seau et j’ai creusé un puit. Un jour un gars de la mairie s’est pointé et il m’a dit, «détruis-le». Il m’a trouvé face à lui, je lui ai dit «jamais», et le puit est toujours là et je n’ai jamais payé l’eau».
Ce n’est qu’en 2001 que cette cité sera branchée sur le réseau public de distribution de l’eau, par la grâce d’une visite du ministre de l’hydraulique. Arrivé en compagnie du maire, un véritable événement dans ces régions où a sévi dans une grande violence la guerre civile, (1992 à 2000), partageant la population entre «groupes armés islamistes» et «groupes d’auto-défense» qu’il rejoindra, armé par un Etat défaillant. Une «guerre» qui ramènera à son tour une nouvelle population fuyant les maquis, entraînant une surpopulation ne pouvant plus se contenter de l’eau de source. «Le ministre s’est tourné vers le maire et il lui a dit: «ces gens se sont des êtres humains, oui ou non? Alors débrouille toi et installe leur des conduites d’eau», comme on se décharge d’une dette.
Si ces histoires de compteurs tiennent une telle place, c’est parce que les factures d’eau et d’électricité individuelles vont enfin permettre à ces familles d’avoir pour la première fois de leur vie une adresse légale. Une preuve.
Le deal entre les exclus et l’administration: les plus pauvres se servent à la source de ce qui reste de biens publics, des bouts de terre, de l’eau, comme on se saisit de sa part de la rente pétrolière, et l’Etat ferme les yeux en échange de la paix sociale.
Sommé d’agir, le maire le fera… mais à l’économie: une seule conduite pour des centaines de familles. «C’était la pagaille, des bagarres matins et soirs entre le peuple, chacun voulant remplir sa vingtaine de bidons. Alors une nuit, avec les jeunes, que Dieu les garde, on a creusé la terre et avec une chignole on a mis à chacun un tuyau jusqu’à sa maison». Pas dupe, la municipalité va tenter de mettre de l’ordre, et installer à son tour des conduites individuelles dans les normes, avec un compteur pour facturer la consommation en eau.
Trop tard. Après des années de négociations, le cheikh coupera la poire en deux: il payera son abonnement, mais pas l’eau, en continuant à se servir de la «conduite sauvage».
Dans une auto-organisation remarquable, c’est de la même manière qu’avec ses voisins, «comme une famille», ils arracheront leur droit à l’électricité à partir du pylône installé avec les HLM.
Devant le fait accompli, il ne restait plus à la
Société Nationale d’électricité qu’à installer des compteurs individuels
pour se faire payer ce service imposé.
Si ces histoires de
compteurs tiennent une telle place, c’est parce que les factures d’eau
et d’électricité individuelles vont enfin permettre à ces familles
d’avoir pour la première fois de leur vie une adresse légale. Une
preuve.
On aurait tort de ne voir dans ces rapports ambigus entre l’Etat et les habitants de ces bidonvilles que de l’anarchie là où se joue le deal en Algérie entre les exclus et l’administration : les plus pauvres se servent à la source de ce qui reste de biens publics, des bouts de terre, de l’eau, comme on se saisit de sa part de la rente pétrolière et l’Etat ferme les yeux en échange de la paix sociale.
Un échange instable, ce qui est donné sans droit peut également être repris sans droit. Ces terrains publics «abandonnés» tant que sans intérêt permettent en fait d’être gardés en réserve de l’extension de la richesse entre nouveaux riches «porteurs de projets structurants», et corruption de fonctionnaires. Aujourd’hui, le wali d’Alger, grand ordonnateur d’éradication de bidonville est en prison, accusé de corruption pendant que la «Rue algérienne» manifeste depuis le 22 février aux cris de: «vous avez bouffé le pays, bande de voleurs » Mais cela ne changera rien, la machine de l’exclusion continuera à «éradiquer» les bidonvilles non pas parce que le logement serait un droit mais pour libérer des terres, objets de toutes les spéculations.
Sous ces dehors bon enfant, les relations entre les habitants des bidonvilles et l’administration peuvent devenir d’une grande violence, sur les corps et les mémoires. Ici, on se souvient qu’il y a quelques mois, les gendarmes sont venus, avec des camions réquisitionnés pour expulser quelques dizaines de famille: «un gendarme se cachait même pour pleurer». L’ambition touristique avance en silence. Le Cheikh continue, lui, à polir ses murs: «Nous n’avons jamais voulu manger le péché, ici c’est la terre d’Allah. Si on avait trouvé une situation juste et droite on n’en serait pas là, même les ministres volent. Nous, on est prêts à acheter cette terre, mais ni ils ne nous la vendent, ni ils ne nous donnent un logement. Alors on reste comme ça, suspendus».
Le contenu de cette publication est l’entière responsabilité de Assafir Al Arabi et n’exprime pas obligatoirement les positions de Rosa Luxembourg Institute.
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(*) Mot turc venant de Bey et signifiant des terres sous l’autorité du Prince.
(**) la célèbre voiture Peugeot 403, emblématique dans les pays du Maghreb.