Ghania Mouffok, Algerie Watch, 18 avril 2019
Quand je me suis rendue au tribunal d’Alger Abane-Ramdane, pour aller voir de plus près comment étaient traités les manifestants arrêtés – avant, pendant ou après la huitième manifestation du vendredi –, dans un contexte de révolution pour la citoyenneté adoptée, par des magistrats, des avocats, des journalistes et des militants des droits humains, tous se précipitant à la rencontre du « peuple formidable », j’étais loin de me douter à quel point j’allais trouver « le peuple » bien seul.
Il était parqué derrière des barrières, derrière le tribunal, côté garage, et il attendait, les yeux rivés sur les paniers à salade qui ramenaient les prisonniers pour leur première comparution devant le procureur de la république. C’était lundi 15 avril, jour d’audience.
La majorité du « peuple » était des mères, femmes au foyer ou femmes de ménage, éplorées comme d’habitude devant les tribunaux, comme hier les mères des disparus, les mères victimes du terrorisme ; elles découvraient une nouvelle géographie du monde en voyageant dans le sombre univers de la machine policière et judiciaire, accompagnées de leurs filles et de leurs poussettes. Et si les pères étaient plus discrets, les frères aussi étaient là, frères de coeur, ou de sang, nombreux à la recherche du voisin de vie interpellé. Je pensais trouver des journalistes, des caméras, des selfies, des drapeaux comme à la Grande Poste ; je m’étais trompée, je n’ai trouvé que le silence d’une cinquantaine de personnes qui chuchotaient, totalement désemparés. Est-ce que ce qui se jouait ici était extérieur au Mouvement du 22 février? Il faut croire que oui, c’était comme si l’affaire était privée et relevait du droit commun, des drames de famille en galère entre enfants délinquants et justice.
Je n’ai pas tout de suite compris ce qu’elles attendaient, ainsi parquées pendant que des policiers en uniforme et en civil, faussement débonnaires, les surveillaient de près, venant, quand elles s’engageaient pour se rapprocher, les rassurer tout en les repoussant : « Ne vous inquiétez pas, ceux qui n’ont rien fait seront libérés. » Quel aveu ! Il y a donc bien des personnes arrêtées pour rien ; et ceux qui ne seront pas libérés, qui jugera de ce qu’ils ont fait ? J’étais loin de me douter, là aussi, à quel point cette distinction, véhiculée par la propagande rassurante de la police, allait m’expliquer cette absence de solidarité avec ces Algériens anonymes raflés lors des marches.
Ce que ces rendus invisibles attendaient, c’était l’arrivée de ces vieux paniers à salade blancs desquels ils espéraient voir descendre leur fils, leur frère, leur ami, les interpellés du vendredi dont certains étaient sans nouvelles après quatre jours de garde à vue, une éternité. Selon la loi, la garde à vue est de 48 heures, et elle ne peut être prolongée que par un officier de la police judiciaire et après avis du procureur, mais qui se soucie de la loi ? Ils ne savaient même pas si le leur serait présenté au procureur de la république aujourd’hui ou bien demain.
« Je veux juste voir mon fils sortir »
« C’est trop, ils nous ont volé nos enfants. Pourquoi ils nous font ça ? ils nous ont blessés, ils nous tuent. » Au début, cette célibataire de 37 ans, travaillant dans un centre d’appel, était réticente à me parler ; elle ne comprenait pas trop ce que je lui voulais et qui j’étais, une journaliste sans caméra, sans portable, ça existait encore ? Le malheur est peu bavard. Naïma cherchait des yeux son « petit frère, c’est mon coeur ». Comme toutes les personnes présentes, Naïma ne fait rien d’autre que chercher son frère depuis son interpellation, trois jours déjà. D’abord il a fallu chercher dans quel commissariat « il a été jeté », sans aucun droit ; il a fallu trouver une connaissance, « tu connais ce pays, tout est maarifa », pour obtenir et sa localisation et un droit de visite. La rencontre fut terrible : « Quand il a vu ma mère, il m’a dit : « Pourquoi tu l’as ramenée ? » Il ne voulait pas qu’elle le voie dans cet état, puis il s’est tu, il était cassé. » Ces mères terribles à force d’amour pour leurs fils, au bord de la crise des nerfs, elles prient, elles se mettent en pénitence, s’interdisant de manger, de boire, de dormir, elles pleurent, elles ont le diabète, la tension, elles souffrent, spectaculaires : « Ils veulent nous faire sortir notre coeur. » Le petit frère n’a que 24 ans, il est chômeur même s’il a « un métier dans les mains » ; il a été arrêté au niveau du Telemly avant même que ne commence la marche ; fouillé, il a été immédiatement embarqué. Pour son malheur, il avait oublié, idiot, un petit bout de shit dans ses poches. « Mais ce n’est pas un voyou, il dort toute la journée et c’est moi qui lui paye ses cigarettes pour qu’il ne traîne pas dans la rue. » Quel malheur, lui qui « ne connaît rien de la vie », il risque jusqu’à 2 ans de prison pour une poussière de plaisir si la justice considère « qu’il a fait ». Chaque histoire est différente mais toutes racontent la même expérience de l’aléatoire et de l’impuissance, une mère me dit : « Pour l’instant je ne sais rien, dans ma tête, là, maintenant, je veux juste voir mon fils sortir. »
« Les listes ne sont pas prêtes »
C’est par les amis du quartier, el houma, qu’ils apprennent la nouvelle : « Votre fils a été arrêté. » Aucun d’entre eux n’était préparé : « On ne connait pas ce monde-là. » Ils n’ont aucune information sur le lieu de détention de chacun ; la seule chose qu’ils savent, c’est que leurs téléphones ne répondent plus. Légalement, les personnes interpellées ont le droit à un appel, justement pour informer leur famille, et à une visite médicale, on ne sait jamais – un droit interdit de fait puisque la première chose que font les policiers dans les commissariats c’est de les leur confisquer. Leurs témoignages disent l’ampleur des arrestations : officiellement, ils auraient été ce vendredi 180 à avoir été interpellés, mais, devant tous ces témoignages, il n’est pas interdit de se demander si ce chiffre n’est pas sous- estimé.
De Cavaignac au commissariat du 8e, à Bab-el-Oued, le 5e, etc., les policiers sont débordés, les commissariats d’Alger sont pleins, semble-t-il, au point de ne plus savoir où mettre tout ce monde – ce qui fait que, bien qu’arrêtés à Alger, certains se retrouvent à La Pérouse, à Zéralda, où ils sont accueillis mais non identifiés : « Les listes ne sont pas prêtes… »
Une mère raconte : c’est grâce à un piston qu’elle a pu voir son fils aîné, 24 ans lui aussi, niveau terminale ; il travaille dans un atelier de confection (elle vient de la banlieue d’El-Hraoua), il a été arrêté sur l’autoroute, après la manifestation, par les BRI – malheur à ceux qui tombent entre leurs mains. « Il avait les yeux gonflés, ils les ont frappés, sa jambe je ne sais pas ce qu’elle avait, il avait du mal à marcher, sa poitrine, il avait du mal à respirer. » Pour plaider sa cause, prouver qu’il n’était pas un voyou, elle avait ramené sa fiche de paye, « ils n’ont pas voulu la prendre. Oh ! mon Dieu, préservez-nous. »
Le fils de cette autre femme qui vient de Birkhadem n’a que 18 ans ; il travaille, lui aussi, dans un atelier à Alger même le vendredi ; il était sorti, lui aussi, au niveau du Telemly pour la pause déjeuner avec un travailleur comme lui, un paysan qui vit dans l’atelier et qui ne retourne en Kabylie que quelques fois par an ; quand la police a voulu l’arrêter, il s’est interposé pour plaider sa cause, embarqué. « Haggarine, la police, dit-elle : ceux qui cassent avec des cagoules, ils se sauvent, et ils embarquent les fragiles. Quand je l’ai vu, il avait le moral à zéro, une minute et quand il a voulu me parler, un policier lui a dit : Tais-toi, si tu n’avais rien fait, tu ne serais pas ici. Qu’est-ce qu’il a fait mon fils ? »
« Moi, mon fils était sorti pour manifester, on ne ment pas devant Dieu, parce qu’on est contre ce système, on est sortis et on continuera à sortir, mais j’ai peur qu’ils lui montent une affaire, si il est jugé, parce qu’il a marché, je n’ai pas peur. » Elle habite à Birtouta ; elle aussi, son fils de 24 ans est chômeur, il a fait des stages mais pas son service national, alors qu’il s’apprêtait à rentrer en fin de journée avec un copain qui avait une moto, ils ont été interpellés, il n’avait pas ses papiers d’identité alors ils l’ont embarqué. « Il n’y a pas de place pour ces jeunes et en plus ils les jettent en prison. On n’a pas encore eu de PV, on ne sait rien, est-ce qu’il faut prendre un avocat, qu’est-ce qu’on peut faire ? »
La plupart de ces rendus invisibles sont chômeurs, vendeurs à la sauvette, ouvriers, travailleurs à la RSTA, et extrêmement jeunes, ils arrivent des banlieues, de Birtouta, de Hadjout, de Tipaza, Zeralda, Badjarah, Aïn-Benian. « Que des zawaliya, me dit cette mère femme de ménage de Birtouta. J’ai arrêté de travailler et je n’arrête pas de pleurer, mon fils est si jeune, il n’a que 24 ans et il est receveur à la RSTA, il a été arrêté à la Grande Poste mais il m’a dit : Je n’ai rien fait. Alors j’attends de voir s’ils vont le libérer ou le garder, je n’en sais rien, j’attends, l’espoir. »
La plus âgée des personnes arrêtées parmi les gens rencontrés a 40 ans. Ancien militaire, après 20 ans de service, il a démissionné en dépression grave. « Il est malade, dit son frère, et quand les policiers ont commencé à taper le peuple à la Grande Poste, ils l’ont frappé lui aussi à plusieurs sur la tête ; quand je l’ai vu, il avait une grosse bosse rouge ; alors il s’est défendu et il a frappé, lui aussi. » C’est ce que la version de la police appelle « Il a fait ». Et quand je leur demande s’ils ont pensé à prendre un avocat, ils répondent perturbés : « Pourquoi faire, on ne nous a rien dit. » Ou encore : « Pour quoi faire, ils n’ont rien fait, ils vont les relâcher. » Et les plus avertis : « Avec quoi veux- tu que je prenne un avocat, pour qu’il se dresse une seule fois, il faut 50 000 DA, où veux- tu que je les trouve ?»
Du petit matin à deux heures de l’après-midi, ils ne bougeront pas, ils attendent que l’audience s’ouvre, si elle s’ouvre.
« Présent »
Le manque de solidarité constaté, la solitude de ces couches sociales qui, quand « elles mangent à midi, ne mangeront pas le soir », déjà exclues économiquement et socialement et aujourd’hui abandonnées à la justice et à la police, alors que l’on est censé combattre un système autoritaire, dont les armes essentielles sont la justice et la police, participe d’une autre exclusion : leur exclusion de la représentation politique. Comme une dépossession de leur rôle d’acteur par les couches sociales dominantes et qui souhaitent diriger ce mouvement, oublieuse que ce sont eux « le plus grand parti d’Algérie », ce sont eux qui ont apporté au Mouvement sa force, sa langue révolutionnaire, leurs chants de résistance fabriqués dans les stades et leurs slogans : « Itnahwgaa », « El ‘issaba », « la Casa d’El Mouradia », « La liberté ne nous fait pas peur », « Makanche el khamssa »…Et que ce sont eux qui nous ont ouvert les portes de la ville comme des béliers, dans lesquelles elles se sont engouffrées et se dévoilent par leurs pratiques et leurs « feuilles de route » qui ne dessinent que le contour d’un projet de classes possédantes.
Pour s’en convaincre, il suffit de voir arriver les prévenus, si jeunes mon Dieu, si jeunes et si beaux, ils sont défaits. Les yeux cernés de noirs, épuisés, ils ne portent pas fiers sur le banc des accusés. La tête baissée, honteux, Ils ne sourient même pas à leur mère dont ils évitent le regard qui les accable en pleurant. Ils ne balaieront même pas la salle de leur regard peu curieux de cet entre- soi. Il aura suffi de ces quatre jours de garde à vue, nourris de pain et de salade, nourris du mépris, de l’humiliation habituelle, pour transformer leurs corps qu’ils avaient mis en mouvement en marchant en corps cassés.
Ecrasés, ils n’auront pas de voix, juste celle de répondre à l’appel de leur nom : « Présent. »
Autant l’attente aura été longue, autant l’audience est expéditive. La justice rendue au nom du peuple et en public est inaudible, il n’y a pas de micro et, depuis les bancs, on n’entend rien, c’est comme assister à un huis-clos codé entre la juge et les trois ou quatre avocats constitués pour trois ou quatre prévenus alors qu’ils sont 19 à la barre.
On comprend vaguement que ceux qui « n’ont rien fait » seront libérés à la fin de l’audience, même pas le peine de lire leurs noms, et qu’en revanche, ceux dont les noms suivent, et qui « ont peut-être fait », leur affaire est renvoyée au 29 avril, et que cette nuit, munis d’un mandat de dépôt, ils passeront leur première nuit de « petit frère » dans une vraie prison. « Va lui acheter un sandwich », murmure une avocate à Naïma livide, qui s’exécute comme un petit soldat. Une mère s’effondre de tout son corps dans un bruit assourdissant, évanouie ; elle est pressée de se lever sans ménagement par un policier qui souhaite maintenant évacuer la salle. Les mères heureuses poussent des youyous : ouf, la preuve vient d’être faite que leurs fils ne sont pas des voyous. Pour les autres, le cauchemar continue: « Mais, au nom de Dieu, comment on fait maintenant pour avoir un avocat ? », demande l’ami de celui « qui n’a rien fait, je vous jure qu’il n’a rien fait, il avait un bâton j’étais présent qu’il avait enlevé à un enfant parce qu’au bout il y avait un bout de fer, un bâton du drapeau qui s’était cassé, je vous jure j’étais présent ». Dans cette justice de l’urgence en comparution immédiate, le temps de comprendre, il est déjà trop tard. Une avocate des familles qui ont perdu leur boussole décode pour nous tous ce qui vient de se passer : « La juge a été clémente : en renvoyant les affaires, elle s’est donnée les moyens de ne pas être sévère. Si elle les avait jugés maintenant, elle les aurait sacqués, après quinze jours de prison ; elle pourra juger qu’ils ont payé et peut-être les libérer. » Peut-être pas. Etait-il nécessaire de les envoyer en prison pour un bout de shit, un bâton, une pièce d’identité manquante, comme des criminels ? Leur affaire est renvoyée au 29 avril Les autres, sur les 82 prévenus entendus aujourd’hui par le procureur de la République, se partagent en deux groupes : les uns viennent d’être libérés par la juge ; les autres, absents de l’audience, ont été envoyés, à la sortie de chez le procureur et en instruction pour enquête, ceux-là risquent le plus, « des preuves accablantes » sur le dos, genre une vidéo, une preuve de leur violence, ceux-là sont considérés « avoir fait », sans l’ombre d’un doute.
Ces arrestations qui ne sont pas portées politiquement par un Mouvement auquel tous ces jeunes garçons pensaient appartenir et qui les a entraînés à le penser sont destructrices, elles participent par sa périphérie à sa destruction, ne pas le comprendre rend indignes tous ceux qui prétendent aujourd’hui faire de la politique et combattre le système.
Quand une ligue des droits de l’homme, des militants politiques très en vue, les médias, dénoncent la répression des étudiants, des militants d’association arrêtés arbitrairement, etc., et se taisent sur les arrestations massives des jeunes des quartiers populaires, des banlieues, des chômeurs, en déclarant que « le hirak condamne ces violences », alors qu’ils n’ont aucun mandat pour parler en son nom, il y a comme un abandon à la justice et à la police de la définition de la « violence ». En se regardant dans son miroir pacifique, ce discours condamne à ne pas voir ce qui se passe entre une partie des manifestants et les forces de répression, dont il reprend la langue, ce qui équivaut à se faire complice de la répression d’une partie du mouvement sans questionner politiquement ni les conditions de l’émergence de violence, ni sa définition autonome de la violence.
Ce discours moral et apolitique définit deux collèges de militants : ceux qui ont droit à notre solidarité et ceux qui n’ont droit qu’à la « justice », en plus sans avocat. Il ne nous appartient pas de dire qui est coupable et qui est non coupable, mais un Mouvement pour le changement est en droit de questionner les conditions dans lesquelles « ses » manifestants sont arrêtés et jugés. Depuis quand y a-t-il une justice en Algérie ? Ce discours délégitime les luttes populaires en les déshumanisant, en les rendant invisibles et en ne reconnaissant pas le rôle d’acteur au «peuple » dans le Mouvement, même si on apprécie sa précieuse puissance. Qu’est-ce que dit ce discours quand il ne se solidarise pas avec les plus démunis socialement et économiquement, ni fiche de paye, ni parti, ni épaule, ceux que les mères appellent « le peuple maigre » ? « Tout changer pour que rien ne change » pour « les voyous » qui gâchent le cliché de la « révolution du sourire », comme disent ceux qui ne savent pas ? Il est où le sourire ?