Frédéric Bobin, Le Monde, 13 décembre2019
Ils sont toujours là, depuis près de dix mois. Sur les trottoirs de la rue Didouche-Mourad ou l’esplanade de la Grande Poste, au cœur d’Alger, le mardi, le vendredi, et à une cadence accélérée à la veille du scrutin présidentiel du 12 décembre, ils ne relâchent pas la pression. Le jour même de l’élection, ils sont sortis à nouveau malgré le risque d’échauffourées avec la police qui a lourdement investi les artères et carrefours de la capitale. Inlassablement, le Hirak, le mouvement de protestation qui réclame un démantèlement du « système » de pouvoir algérien, a ainsi occupé les rues de la capitale, et de bien d’autres villes à travers le pays, dans un défi inédit par sa masse et sa durée. « Nous ne sommes pas contre les élections, mais nous voulons un scrutin propre, tonne Mohamed A., un fonctionnaire retraité, flottant dans son survêtement de sport. Or cela n’est pas possible avec une bande de bandits et de voleurs. »
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Autour de lui, la manifestation qui s’ébranle dans les rues du centre d’Alger bute sur un barrage de policiers protégé de plexiglas, puis bifurque vers une ruelle adjacente pour se recomposer ailleurs, comme une coulée humaine faisant fi de l’obstacle. Cette dernière brasse l’Algérie dans toute sa diversité : jeunes, vieux, femmes voilées ou cheveux libres, barbes pieuses ou look branché. Et ces slogans qui résonnent, accompagnés de mains fouettant la lumière froide d’Alger, « pas de vote avec les gangs », « Etat civil, pas militaire », « les généraux à la poubelle », « vous ne nous ferez pas peur avec la “décennie noire” », « pouvoir assassin », « c’est vous ou nous, on ne s’arrêtera pas ».
« L’Algérie renoue les fils de son histoire »
Comment ce mouvement a-t-il pu durer si longtemps avec une pareille détermination ? Comment n’a-t-il pas faibli alors que le régime avait initialement satisfait certaines ses revendications, telle la renonciation de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat puis son éviction du pouvoir par l’armée ? C’est que cette affaire-là est très profonde. Elle n’a pas grand-chose à voir avec la personne de Bouteflika, que chacun a déjà oublié. Elle remonte à loin, à l’indépendance de 1962, et même au déclenchement de l’insurrection en 1954. C’est une vieille histoire entre l’Algérie et une fraction du mouvement national qui a « confisqué » sa libération. « L’Algérie renoue les fils de son histoire, décode Hacen Ouali, journaliste au quotidien El Watan. Elle dit à ses dirigeants : “Vous n’êtes pas la légitimité de notre combat.” La crise actuelle permet de crever tous ces abcès de l’histoire. » La « confiscation » de 1962 en est le premier.
Le complot de la « main de l’étranger » ? Usé jusqu’à la corde
On ne désamorce pas aisément cette quête d’une « nouvelle indépendance », selon l’expression consacrée. Le régime a bien essayé d’actionner les leviers qui lui sont coutumiers. La menace d’un retour à la « décennie noire », cette guerre contre les groupes djihadistes qui a fait environ 200 000 morts ? Cela n’a rien dissuadé. D’un scénario de type syrien ? La foule l’a ignoré. Le péril d’un séparatisme kabyle sapant « l’unité nationale » ? Aucun impact sérieux. Le complot de la « main de l’étranger » ? Usé jusqu’à la corde, l’épouvantail ne porte plus. Le Hirak retourne plutôt contre le régime l’accusation d’un asservissement à des intérêts étrangers, comme l’a montré son rejet de la nouvelle loi sur les hydrocarbures ouvrant davantage le pétrole algérien aux multinationales. Bref, le logiciel par lequel le pouvoir avait jusque-là réussi à museler la société tourne désormais à vide.
Et face à un pouvoir qui perd la main, le Hirak, lui, fait preuve d’une intelligence politique surprenante. Là est le ressort de sa résilience. Si le mouvement a jusque-là survécu, c’est que sa diversité sociale, avec notamment la présence des femmes dans les défilés, lui a conféré un pacifisme ne l’exposant que très faiblement à la répression. « Le rôle des femmes dans le Hirak a permis le caractère civilisé des manifestations », note la politologue Louisa Dris Aït-Hamadouche, enseignante à l’université Alger-III. Dans les marches, aux côtés des slogans « dégagistes » habituels, une formule fuse invariablement : « silmiya » (« pacifisme »). « Ce pacifisme, c’est le garant de la durée du Hirak », observe le sociologue Nacer Djabi.
« Une multitude de collectifs qui se structurent »
Un autre attribut du mouvement l’ayant préservé des manipulations est son apparente absence de direction. Le Hirak s’est comme auto-empêché dans la représentation. Le passé était là pour lui rappeler comment des dirigeants de l’opposition ont été soit arrêtés, soit cooptés par le régime afin de mieux les neutraliser. Cela ne signifie pas pour autant que le mouvement est invertébré. « Il y a une multitude de collectifs qui se structurent, ajoute Mme Dris Aït-Hamadouche. Mais il s’agit d’une structuration horizontale et non verticale. On n’est pas encore dans la délégation du pouvoir car les gens ont peur de la cooptation, de la récupération et de la trahison. »
« Aucune idéologie n’impose ses slogans » – Nacer Djabi
L’unicité du message est enfin l’atout qui déjoue toutes les tentatives de divisions orchestrées par un pouvoir connu pour son machiavélisme. « Aucune idéologie n’impose ses slogans », insiste Nacer Djabi. « Les islamistes n’ont même pas les moyens d’imprimer leur couleur à ce mouvement », précise-t-il. Si certains manifestants arborent des tenues salafistes, ils sont mêlés à une jeunesse urbaine, notamment féminine, qui est de toute évidence très éloignée de leurs références.
« L’urbanisation de ces dernières années a transformé la société algérienne, analyse Fatma Oussedik, sociologue de la famille. Les mutations familiales en milieu urbain, avec ces nouveaux modes vie connectés au monde via les réseaux sociaux, devaient trouver une issue quelque part. » Et ce « quelque part » a été le Hirak, qui a eu l’intuition d’en faire le creuset d’une union retrouvée plutôt qu’un ferment de division. « Les Algériens se sont dit : “On est dans un moment politique”, souligne Nacer Djabi. Si on entre dans des revendications sectorielles ou catégorielles, le régime les satisfera pour affaiblir le mouvement. » Et ce « moment politique » est unique. « Si on rate cette occasion, on n’aura plus rien ensuite », ajoute M. Djabi. Voilà pourquoi le mouvement dure. « Il s’agit d’une renaissance nationale », insiste le journaliste d’El Watan Hacen Ouali. Et une « renaissance », c’est compliqué à entraver.
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