Hakim Addad. Fondateur de RAJ et animateur du collectif CSVM-22 Février, El Watan 18 mai 2019
Dans l’entretien qu’il a accordé à El Watan, M. Addad revient sur la poursuite du mouvement populaire, ses perspectives et l’apport de la société civile qui s’organise pour une conférence nationale. Pour lui, la phase II de la Déclaration de Novembre 54 est en train de s’écrire.
Les Algériens sortent par millions à travers toutes les villes du pays. La contestation ne s’essouffle pas…
En premier, j’ai une pensée pour celles et ceux qui depuis des dizaines d’années luttent d’arrache-pied, parfois seuls, en semant l’espoir, en militant, en affrontant les affres de ce pouvoir honni. Certains-es l’ont payé très chèrement de leur vie.
Tués pour certains-es, morts d’épuisement pour d’autres. Ils font partie de nos références. L’hommage qu’on puisse leur rendre n’est pas tant de les citer à tout bout de champ, de les mettre en effigie, de «liker» leurs photos, mais de continuer à lutter pour les idéaux de justice et de liberté qui furent les leurs, qui sont les nôtres aussi.
Vous me demandez ce que je pense des Algériennes et Algériens qui par millions sortent manifester, eh bien c’est aussi le travail acharné de celles et ceux que je viens de citer. Ce mouvement, ce hirak, ce processus révolutionnaire, n’est pas «tombé du ciel», c’est aussi le résultat de luttes qui se sont accumulées ces dernières années.
Bien évidemment, c’est aussi la soif du peuple à recouvrer sa liberté, sa citoyenneté bafouée, remise en cause et spoliée par ce pouvoir et cela pas uniquement ces 20 dernières années de bouteflikisme, ce mal dure depuis bien plus longtemps.
Oûm Khaltoum, la diva, a chanté Inna li sabri houdoud, (la patience a des limites), c’est ce qu’exprime le peuple depuis le 22 février dernier avec plus de précision encore avec le slogan : «Yatnahaw gâa». Le peuple a beaucoup enduré, il était hors de question de supporter plus à travers l’insulte suprême, leur 5e mandat.
Il a été dit de ce peuple un jour que c’était «châab al moujizate» (Le peuple des miracles, ndlr) ; encore une fois, il le prouve et cette fois-ci de la meilleur des manières, et ce, au monde entier, par millions et millions, pacifiquement. Notre arme fatale. Respect donc à ce peuple auquel j’ai l’immense fierté de faire partie.
Le régime maintient sa feuille de route malgré la contestation populaire. Les détracteurs de ces options sont violemment critiqués… Pourquoi les tenants du régime s’acharnent-ils à s’opposer à la volonté populaire ?
Tout est logique, aucune surprise de la part du pouvoir, vraiment pas d’originalité, il est dans son rôle. Le rôle qu’il «joue» depuis des dizaines d’années. Le refus d’écouter le peuple et ses représentants, le refus de le servir, et utiliser ce qui est sa nature propre, qui est dans son ADN, la violence, toutes formes de violences.
Ce pouvoir s’est tout le temps opposé à la volonté populaire, pourquoi changerai-t-il aujourd’hui ? C’est pour cela qu’il faut qu’il parte et il partira, parole de peuple ! Seul un régime démocratique satisfera les revendications populaires, et encore, non pas parce que ce pouvoir aussi démocratique soit-il le voudra, mais parce que les citoyens-es l’y pousseront.
Donc, oui, jusqu’à maintenant le pouvoir actuel maintient sa feuille de route articulée autour de la «mahzala» (supercherie) du 4 juillet qui de toutes les manières n’aura pas lieu.
Nous arriverons à lui faire modifier cette feuille et une fois encore la rendre caduque. Je dis encore une fois, car nous l’avons déjà acculé à changer tout ou une partie de sa précédente feuille de route en faisant partir son porte-parole, le président déchu et à stopper le processus menant au honteux 5e mandat.
C’est la victoire du mouvement, nul ne doit la lui enlever ou la sous-estimer. Vous savez, il y a deux parties sur le terrain, le pouvoir et le peuple. La société civile a une feuille de route.
Il s’agit d’une proposition en six points qui émane d’une quarantaine d’organisations de jeunesse, de femmes, des ligues de droits humains, des syndicats, des collectifs d’artistes et autres, en Algérie et en dehors, qui, réunis depuis la mi-mars, ont réussi à être unis comme les cinq doigts de la main.
La société civile algérienne, traversée par une histoire qui n’a jamais été facile, a réussi à se mettre d’accord sur un minimum vital pour être en adéquation et en phase et même digne du mouvement du 22 février.
Cette coordination de la société civile travaille en ce moment même à rassembler le plus de dynamiques possibles pour aller prochainement à une conférence nationale rassembleuse de toutes les énergies et volontés afin d’aller vers une transition démocratique. Nous discuterons des voies et moyens d’y aller.
Etape par étape, la société s’organise, même si tout n’est pas visible, comme pour un iceberg, vous ne voyez que l’infime partie. L’Algérie recèle des potentiels qui en ce moment s’expriment et s’organisent de plus en plus. C’est l’Algérie de demain, l’Algérie citoyenne qui est en train de maturer pour engendrer l’Algérie démocratique et sociale. La phase II de la déclaration de Novembre 54 est en train de s’écrire.
L’association RAJ n’a pas pu tenir son forum hebdomadaire au square Sofia, à proximité de la Grande-Poste (Alger). Pourquoi les autorités persistent-elles à interdire toute expression publique ? Un tour de vis ?
Vous parlez des obstacles mis en place par les autorités aux activités citoyennes de rue des honorables «enRAJés-ées» (militants de l’association RAJ, ndlr) que je salue au passage.
La répression, je vous l’ai dit plus haut, prend plusieurs facettes : il y a certes la violence physique et verbale, mais aussi les intimidations et plein d’autres artifices qu’utilise ce pouvoir. Vous rendez-vous compte que pour empêcher le RAJ de tenir son forum là où il a lieu depuis 4 samedis, au jardin Sofia, la police, sur instructions politiques ou de politiques, arrive à faire fermer un jardin public. L’expression qui dit que le «ridicule ne tue pas» prend tout son sens.
Pensant nous empêcher de tenir l’initiative, ils empêchent les citoyennes et citoyens et autres touristes et enfants d’aller se reposer, flâner, jouer dans un jardin. Pensent-ils un instant que le RAJ va s’arrêter à ce jardin, notre jardin fleuri fait plus de 2 300 000 km2, il s’appelle l’Algérie.
D’ailleurs, le RAJ organise quand même et malgré eux son forum ; une fois dans le jardin, une autre devant la place «Tahrir wa Sommoud» qu’est la Grande-Poste, une autre fois à la place Emir Abdelkader et ce ne sont pas les places de ce genre qui manquent à Alger donc. Ils cherchent à interdire le forum de RAJ, mais pas que.
Revenons un peu en arrière ; il y a de cela un peu plus de 4 semaines, ils avaient commencé à vouloir interdire les rassemblements et autres initiatives publiques, en particulier devant la symbolique Grande-Poste. La première répression sur cette place a touché des citoyens-es qui manifestaient pacifiquement pour le droit des animaux, oui le droit des animaux, en particulier les chats et les chiens qui disparaissent ces derniers temps sur Alger.
La police a dispersé le rassemblement et même embarqué pour quelques heures deux militants venus en soutien au rassemblement en question. Dès ce premier «incident», nous avons réagi, nous ne pouvions ni accepter ni admettre qu’ils reviennent sur nos acquis obtenus depuis le 22 février. Le recouvrement des espaces publics où la parole libre a droit de cité…
Nous avons donc dès ce premier jour appelé à un rassemblement pacifique et quotidien à 17h pour la défense de nos acquis, de nos libertés et contre la répression. Certaines personnes nous critiquent de faire ce genre de rassemblement, nous leur répondons que c’est primordial, alors que laisser faire et rester silencieux est inadmissible pour celles et ceux se revendiquant du mouvement du 22 février.
Un rapport de force se construit aussi par l’engagement que ces personnes sûrement bien intentionnées qui nous critiquent et elles ont le droit, qu’elles nous rejoignent au moins de temps en temps à ce rassemblement. Le silence, c’est la mort et nous nous voulons vivre.
Les autorités ont poussé leur logique jusqu’à interdire à des citoyens-es de rompre le jeûne le vendredi 10 mai à la Grande-Poste et par la même l’ont occupée toute la soirée. Inadmissible là aussi et surtout pas acceptable. Ils auront commencé à nous empêcher les jours de semaine et le vendredi, jour sacré du mouvement…
Jusqu’où vont-ils aller si on les laisse fair ? Un policier nous a même dit d’une voix menaçante : «Nous viendrons jusqu’à vos demeures pour vous faire taire !» Ce n’est pas un hasard, car s’ils le pouvaient ils le feraient. Mobilisons-nous donc sans relâche pour la sauvegarde de la première de nos libertés, celle d’expression dans les espaces publics. La liberté est leur pire ennemie, ils cherchent donc à l’étouffer.
A nous de la faire vivre partout, tout le temps, pacifiquement. Qu’ils le sachent en haut lieu, nous ne céderons pas un centimètre de nos espaces et ce ne sont pas les 8 heures passées avec les camarades et amis-es au commissariat de Baraki et toutes leurs tentatives d’intimidation et en particulier avec les jeunes femmes présentes avec nous ce jour-là qu’ils nous dissuaderont de continuer. Ils veulent nous faire revenir au 21 février, nous ne nous laisserons pas faire.
Emprisonner des acteurs du mouvement, de Ghermoul encore en prison, jusqu’à Louisa Hanoune en passant par des blogueurs, des militants-es, artistes, journalistes ou autres, ne doit pas nous laisser indifférents-es.
Nous devons dénoncer et porter notre solidarité effective sur le terrain, le faire derrière un écran sur les réseaux sociaux et signer des pétitions est important, mais cela ne remplace pas la présence visible dans les rues d’Algérie.
Malgré le jeûne, les Algériens comptent poursuivre la protestation durant tout ce mois de Ramadhan. Des «saharate politiques ramadhanesques» sont ainsi prévues par des organisations de la société civile, partis, syndicats, etc. Quel est le programme de RAJ pour les soirées ?
La protestation, comme vous le dites, la révolution pourrions dire aussi, le hirak comme disent d’autres, doit se nourrir d’échanges, de débats, d’analyses et de réflexions, c’est comme si nous étions déjà en train d’écrire notre nouvelle Constituante ou pour les plus timorés-ées une nouvelle Constitution.
Les marches et rassemblements doivent être accompagnés de la nécessaire réflexion et du travail intellectuel qui n’est pas propre aux élites. Il est bon que les citoyens-es, les organisations quelles qu’elles soient, à Alger et partout ailleurs, organisent comme vous le dites si bien des «saharâte politiques ramadanesques». Le RAJ a donc son forum qu’il compte organiser plusieurs fois par semaine, peut-être trois fois.
C’est ça aussi le RAJ (rires) : quand on le cherche, on le trouve. Il y a les émissions de radio RAJ qui dans la rue donne la parole libre aux citoyens-es, il y a les comités du RAJ à l’intérieur du pays qui organisent des rencontres-débats dans leurs localités, il y a aussi d’autres initiatives «originales» qu’il est trop tôt de divulguer, histoire de ne pas donner l’occasion à qui vous savez de se préparer à les empêcher.
Quelle sera l’issue de cet affrontement ?
Ce que nous vivons depuis le 22 février est magnifique et salvateur, il faut être vigilant certes, parfois même inquiet, et à juste titre de la tournure que peut prendre la répression menée par le pouvoir et ses relais contre le mouvement populaire et citoyen, mais il ne faut jamais, au grand jamais, perdre espoir.
Ce que réalise le peuple algérien en Algérie et en dehors, de Paris à Montréal en passant par Berlin, est tout simplement une démonstration de haute voltige politique, citoyenne et qui par son côté pacifique, massif et pluriel donne les clés à d’autres peuples dans le monde pour leurs luttes à venir.
Sans prétention aucune, je pense que les Algériens-es sont en train de participer à dessiner les contours des luttes citoyennes mondiales à venir. Je suis fier d’en faire partie, fier d’y participer, la victoire est au bout.