Mustapha Benfodil, À l’Encontre, 2 avril 2021
Ce vendredi 2 avril 2021 marquait le deuxième anniversaire de «l’abdication» du président Abdelaziz Bouteflika, après 20 ans de règne. Tout le monde s’en souvient: Bouteflika avait été forcé à la démission 40 jours après le soulèvement populaire du 22 février 2019. Boutef est parti et les Algériens continuent à sortir, renouant avec leur rituel de contestation après 11 mois de trêve sanitaire, estimant comme de juste que la chute de l’ancien autocrate n’a rien réglé. Hier, et pour le sixième vendredi consécutif depuis le retour du hirak, ils ont une nouvelle fois battu le pavé dans plusieurs villes du pays pour exiger un changement de fond.
A Alger-Centre, les manifestations se sont ébranlées de la rue Victor Hugo vers 13h30, peu après la prière hebdomadaire. Une foule de hirakistes a fusé de la mosquée Errahma, comme de tradition, immédiatement rejoints par d’autres groupes de protestataires qui attendaient sur les rives de la rue Victor Hugo. La manif’ s’est ébranlée aux cris de «Dawla madania, machi askaria !» («Etat civil, non militaire!»). Dans la foulée, des slogans anti-Tebboune sont furieusement entonnés. Les services de sécurité en ont pris une nouvelle fois, eux aussi, pour leur grade.
La procession s’est étalée sur la rue Didouche Mourad avant de marcher en direction de la Grande-Poste. Les manifestants n’ont pas tardé à rappeler avec insistance leur rejet des élections législatives prévues le 12 juin en martelant: «Makache intikhabate maâ el îssabate» («Pas d’élections avec les bandes»). On pouvait entendre aussi ce serment récurrent: «We n’kemlou fiha ghir be esselmiya, we ennehou el askar mel Mouradia!» («On poursuivra notre combat pacifiquement et on boutera les militaires d’El Mouradia!» – Palais de la présidence de la République).
Une large banderole déployait ce slogan: «Djazair horra dimocratia» («Algérie libre et démocratique»). Sur les pancartes brandies, on pouvait lire: «La volonté du peuple est la source du pouvoir», «Système dégage, on ne s’arrêtera pas», «Souveraineté populaire, période transitoire», «Libérez les détenus d’opinion». Un jeune homme défile avec ces mots: «I have a dream. Démocratie, Etat de droit, liberté». Une jeune militante arborait pour sa part cette pancarte: «Marchons différemment, agissons ensemble». Un homme d’un certain âge prévient de son côté: «Parier sur la solution sécuritaire pour régler la crise politique est un pari perdu».
Un homme formule cette doléance sur un bout de carton: «N’oubliez pas de documenter les actes des baltaguia [hommes de main] et la répression». Plusieurs manifestants brandissaient, en outre, le portrait du juge Sadedin Merzoug, le magistrat frondeur, avec ce slogan : «Nous sommes tous le juge Merzoug» [1].
Le thème des législatives est revenu sur plusieurs pancartes. «Le pays n’a pas besoin d’élections mais d’un changement radical. «Tetnahaw gaâ !» (dégagez tous) écrit un hirakiste. Un manifestant précise : «Le rejet du vote est une contestation politique». Un autre avertit: «Attention! On se sert des associations pour les élections».
Boualem, la cinquantaine, brandit une pancarte assortie de cette boutade: «Le hirak réclame la volonté générale et refuse la volonté du général». Il estime que les élections législatives ne peuvent pas constituer une issue à la crise. «Depuis 1962, dit-il, les élections n’ont jamais réglé quoi que ce soit. Au contraire, elles n’ont fait qu’aggraver la crise. Le problème, c’est un problème de légitimité. Il faut passer par une période de transition, dans la diversité, appuyée par la volonté populaire. La solution ne peut venir que de là.»
La procession, qui traverse la rue Didouche, arrive clairsemée sur la rue Abdelkrim Khettabi, aux abords de la Grande-Poste, signe que la mobilisation peine à faire le plein sur ce segment. Ce bras du hirak algérois qui, traditionnellement, accueille les hirakistes du centre-ville mais aussi des quartiers hauts de la capitale, n’était formé, jusqu’à 14h, que de quelques centaines de manifestants. Pour certains observateurs, cela serait révélateur d’une certaine désaffection de la part des classes moyennes.
Même constat du côté de la place du 1er Mai, l’autre bras du hirak algérois où se regroupent les manifestants des quartiers est de la capitale avant de converger vers la Grande-Poste. Le problème pour ces deux segments ne se pose pas seulement en termes de participation mais aussi d’«animation», même si au niveau de l’écrit, comme on peut le mesurer à travers les pancartes brandies, ce hirak garde toute sa pertinence «éditoriale».
Bab El Oued, la déferlante populaire, relance le Hirak algérois
Comme c’est le cas maintenant depuis plusieurs vendredis, c’est la déferlante populaire en provenance de Bab El Oued, de La Casbah, de Climat de France et des quartiers de la banlieue ouest de la capitale jusqu’à pratiquement Aïn Benian qui redonne du souffle aux marches hebdomadaires à Alger.
Vers 14h30, les premières vagues en provenance de ces quartiers arrivaient bruyamment à hauteur de l’hôtel Essafir avant d’enflammer la rue Asselah Hocine. Les vagues qui vont se succéder drainent des dizaines de milliers de protestataires fougueux. Un niveau de mobilisation nettement supérieur aux autres affluents du hirak algérois. Dans la foule, flotte allègrement le drapeau amazigh aux côtés du drapeau national. Dans la forêt de pancartes hissées, plusieurs messages dénoncent le black-out médiatique sur le mouvement: «Les médias de la honte font l’impasse sur la révolution des hommes libres», lit-on sur plusieurs feuilles de papier imprimées.
Des appels à l’union sacrée reviennent sur certains écriteaux: «Notre force est dans notre unité pour libérer la patrie», dit l’un d’eux. Une pancarte proclame avec ferveur: «Jusqu’au bout !» Un homme parade de son côté avec un immense panneau sur lequel il a griffonné ces mots au ton ironique : «Votre crédit ne vous permet pas de faire ces élections. Prière de contacter le service populaire». Image touchante saisie au vol: au milieu de la marée humaine, la productrice de cinéma et activiste bienveillante Amina Haddad distribue du gel hydroalcoolique aux manifestants, elle qui a toujours exhorté les hirakistes à demeurer vigilants vis-à-vis du risque Covid.
Autre image sympathique : l’apparition de Abdenour Aït Saïd, le doux visage du hirak étudiant qui avait été arrêté vendredi dernier avec cinq autres manifestants et placé en garde à vue pendant 48 heures à Cavaignac, avant d’être remis en liberté par le juge d’instruction près le tribunal de Sidi M’hamed. La détermination et la lucidité dont fait montre ce garçon constituent sans aucun doute l’un des plus beaux acquis de ce mouvement. (Article paru dans El Watan en date du 3 avril 2021)
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[1] Le juge Sadedin Merzoug est poursuivi pour manquement «au devoir de réserve». Il lui est reproché, entre autres, ses positions en faveur du boycott des scrutins présidentiels du 18 avril et celui du 4 juillet 2019, l’incitation à la grève des magistrats et son appel aux membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de rejoindre la contestation populaire. (Réd.)