Amazonie : décoloniser notre approche de la nature

Entretien avec Fiore Longo, Reporterre, 7 octobre 2020

 

Fiore Longo est anthropologue et directrice France de Survival International, une association qui travaille avec les peuples autochtones pour les aider à protéger leur mode de vie et leurs territoires. Elle tente de décoloniser notre approche de la nature.


Reporterre — Les médias emploient de nombreux termes différents pour décrire les peuples autochtones : peuples primitifs, originels, etc. Quel est le plus juste ?

Fiore Longo — Pour notre part, nous utilisons la définition de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), le seul instrument juridique contraignant. Il reconnaît le droit à l’autodétermination des peuples autochtones.

En avril dernier, l’ONU rappelait que « la pandémie de Covid-19 faisait peser une grave menace sur la santé des peuples autochtones du monde entier » car leur système immunitaire ne leur permet pas de se défendre. Mais ne sont-ils pas tout autant vulnérables au changement climatique ?

Il est plus facile d’accuser la pandémie et le changement climatique que les véritables raisons de la vulnérabilité de ces peuples : le vol de leurs terres qui les prive de leurs moyens de subsistance et le racisme. La société industrialisée pense qu’ils ne sont que des primitifs, alors tout est bon pour justifier la violence génocidaire à leur encontre.

C’est en Amazonie qu’on trouve le plus de peuples « non contactés », qui n’ont jamais eu de contact avec notre société. Quelles menaces pèsent sur eux depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, le président brésilien ?

Nous utilisons un mot assez fort pour décrire la situation : celui de « génocide législatif ». Au Brésil, il existe un département qui s’occupe des peuples autochtones et Bolsonaro vient de couper dans son budget. De plus, il a mis à la tête de l’unité qui s’occupe des peuples non contactés un fondamentaliste évangélique. Or, les missionnaires évangéliques qui veulent convertir les peuples autochtones constituent un grand danger pour ces derniers, car le moindre contact peut les tuer. Tout le monde s’inquiète pour la biodiversité, mais il ne faut pas oublier que la nature n’est pas vide. L’Amazonie a été protégée par ces peuples autochtones, ils font partie de la diversité.

Pourquoi concevons-nous la nature comme un territoire vierge de toute présence humaine ?

C’est une question de mythologie. Les premiers explorateurs ont implanté l’idée d’une Afrique sauvage. Et pour les colonisateurs, les peuples autochtones étaient des objets à civiliser et à convertir. C’est un imaginaire raciste qui se perpétue. Quand les premiers parcs naturels de Yellowstone et du Yosemite ont été créés, aux États-Unis, des peuples autochtones y vivaient. À l’époque, on pensait qu’ils abîmaient la nature, alors même qu’ils avaient contribué à protéger cet environnement. De même que, aujourd’hui, nous avons des preuves archéologiques que l’Amazonie est habitée depuis des millénaires. Lorsqu’on dit que les humains détruisent la nature, c’est faux. C’est notre système de vie occidental qui est destructeur alors qu’il existe d’autres sociétés qui ne le sont pas. 80 % de la biodiversité se trouvent dans les territoires des peuples autochtones.

Des peuples « non contactés » de la forêt amazonienne de l’État brésilien de l’Acre, près de la frontière péruvienne, en mai 2008.

En début d’année, la COP15 de la biodiversité a ébauché un texte prévoyant la protection d’un tiers de la surface de la Terre. À première vue, on peut penser que cette disposition, si elle était validée, serait une aubaine pour les peuples autochtones. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas le cas. En effet, il n’y aucune garantie sur le devenir des peuples autochtones dans ces textes. Et selon les estimations, 300 millions de personnes vivent actuellement sur les territoires concernés. Ce type d’initiatives donne des solutions fictives pour éviter de nous concentrer sur les véritables causes de la destruction de notre environnement : notre mode de vie et la croissance infinie. On ne les résoudra pas en créant plus d’aires protégées.

Dans de nombreux pays, la création ou l’extension des zones protégées se fait souvent au détriment des peuples autochtones. Quelles en sont les conséquences ?

Il existe plein d’exemples et je vais vous parler du plus récent : la création du parc de Messok Dja, en République du Congo, soutenu notamment par le WWF et la Commission européenne. La forêt congolaise est la plus grande forêt tropicale après l’Amazonie. Elle est habitée par les Baka, qui n’ont jamais été consultés avant la création de ce parc. Ce sont des chasseurs-cueilleurs, qui ne font aucun mal à la nature comparé aux compagnies forestières. Pourtant, à chaque fois qu’ils souhaitent aller chasser, ils sont arrêtés, frappés, violés par les gardes forestiers payés par le WWF. Ils sont en train de mourir de faim. Nous avons dénoncé toutes ces violations des droits humains. Depuis, l’Union européenne a décidé de bloquer les fonds pour ce projet. C’est tout simplement un vol de terre au nom de la protection de la nature payée avec les impôts des Européens. Aucune aire protégée dans laquelle nous avons travaillé n’a été créée avec le consentement des peuples autochtones.

Comment cela peut-il arriver ?

Cela fait 30 ans que nous dénonçons cette situation. Malgré cela, les grandes ONG continuent de soutenir les violations des droits de l’Homme et perpétuent cette idée raciste que la nature doit rester sauvage, sans la présence d’humains car il y a l’idée très ancrée que la création des aires protégées est un bienfait pour l’humanité. De plus, les grandes ONG font beaucoup de lobbying : regardez Pascal Canfin, ancien directeur du WWF et aujourd’hui président de la commission de l’Environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire au Parlement européen. Leur voix est dominante. Pourquoi continuent-elles de couvrir cela ? Je pense qu’au-delà de l’intérêt économique, il y a une idéologie d’écofasciste : celle de continuer à sacrifier toute une partie de la population pour ne rien changer au mode de vie occidental, tout en donnant l’illusion de protéger une partie de la nature.

Vous parlez souvent de « colonialisme vert » : pouvez-vous définir ce concept ?

Nous ne sommes plus les seuls à utiliser ce mot. Je pense notamment au livre que vient de publier Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert (Flammarion, 2020). Il s’agit d’une vision de la nature fabriquée par les sociétés industrialisées et imposée aux peuples autochtones. Des ONG internationales vont en Afrique ou en Asie imposer la création d’aires protégées et expulsent sans consentement au nom de la protection de la nature. L’idéologie derrière ce comportement est la même que celle du racisme : celle que ces peuples ne sont pas capables de gérer leur environnement. Mais il y a autre chose. Car une fois que ce territoire est devenu une aire protégée, il n’est plus accessible qu’à une élite, soit touristique soit scientifique.

Comment changer ce paradigme ?

Notre association essaie de décoloniser notre approche de la nature, faire comprendre que ce n’est pas un espace vide. D’autant que les scientifiques démontrent que les territoires des peuples autochtones atteignent mieux les objectifs de conservation que n’importe quelle aire protégée. Nous voulons démonter le grand mensonge vert selon lequel la création de nouvelles aires protégées va sauver l’environnement. Nous voulons mettre la voix des peuples autochtones au cœur du mouvement écologiste. Il faut créer un doute dans l’esprit des gens car la mythologie est aujourd’hui très puissante dans les mentalités. Il est par exemple difficile, pour quelqu’un qui a lu toute sa vie le magazine National Geographic, de penser que l’Afrique n’est pas un espace sauvage, mais un territoire habité par des peuples qui savent quoi faire. Car, si on veut préserver la nature, on ne pourra pas le faire sans les peuples autochtones.