Jean-Mathieu Albertini , médiapart, publié le 25 avril 2020
Rio de Janeiro (Brésil), de notre correspondant.– « Si j’habitais à Manaus, je serais très inquiet. » Ce 7 avril, le secrétaire à la santé de l’État vient d’être limogé en pleine pandémie, et le ministre de la santé ne cache pas sa préoccupation. Depuis, le ministre a aussi été limogé et ses craintes s’avèrent amplement justifiées : à peine un mois après le premier cas dans la région, le système de santé local s’est déjà effondré.
La pandémie s’annonce incontrôlable dans un État qui compte à peine 290 lits en réanimation pour 4 millions d’habitants et manque de main-d’œuvre spécialisée. L’année dernière, 549 médecins ont cessé de travailler à Manaus à cause des retards de salaires. L’infrastructure d’urgence, le matériel et les renforts tardent à arriver alors que le nombre de décès explose. Une vidéo diffusée le 17 avril montre une dizaine de cadavres entreposés au milieu des patients dans les couloirs d’un hôpital.
Les chiffres officiels comptent 3194 cas confirmés et 255 victimes mais comme partout dans le pays, la sous-évaluation est la règle. L’insuffisance de tests est criante et la capacité d’analyse des laboratoires est bien inférieure à la demande : seuls les cas les plus graves sont testés et il faut attendre plus de 15 jours pour avoir le résultat. De récentes études ont démontré que le nombre de cas pourrait être au moins 12 fois supérieur à celui annoncé. Dans les cimetières gérés par la mairie, on compte 82 enterrements par jour en moyenne contre 28 avant le début de la pandémie. Depuis le 22 avril, des pelleteuses ont été appelées en renfort pour enterrer les corps dans des fosses communes.
Et les perspectives sont plus sombres encore. Manaus est la ville du Brésil où le confinement est le moins respecté. Pour le maire Arthur Virgilio Neto (PSDB, droite), les bains de foules répétitifs du président Bolsonaro et sa politique anti-isolement ont démobilisé la population. « C’est aujourd’hui le principal allié du virus », a-t-il lâché sans détour, le 13 avril. Une semaine plus tard, il ajoute, « nous sommes à la limite de la barbarie » avant de s’effondrer en larmes. La propagation de l’épidémie dans l’intérieur des terres a déjà débuté et préfigure une nouvelle catastrophe. Le fragile système de santé de l’État est entièrement concentré à Manaus et beaucoup d’habitants se trouvent à plusieurs jours de bateau.
Un cimetière aménagé de victimes du Covid-19, dans les environs de Manaus au Brésil, le 21 avril 2020. © AFP
En réalité, c’est tout l’équilibre du bassin amazonien qui est perturbé. À Belém, à l’embouchure du fleuve Amazone, les habitants des favelas comptent principalement sur l’entraide tandis qu’à la frontière avec la Guyane, le petit État de Macapá est dépassé… Les choix du gouvernement semblent aggraver une situation déjà critique, notamment parce que le secteur minier est devenu une activité considérée comme essentielle. Non loin de la petite ville de Parauapebas, des centaines d’employés du géant minier Vale continuent de travailler sans protection particulière. Le virus y a fait sa première victime le 10 avril. Les médecins craignent une explosion des cas à partir de cette immense mine.
Dans l’État d’Amazonie, on compte seulement 1,19 médecin pour 1000 habitants (contre 2,1 dans le reste du pays ou 4,1 en Italie par exemple). Les communautés les plus éloignées des centres urbains manquent d’accès aux soins alors que les médecins cubains du programme « Mais medicos », expulsés par le gouvernement Bolsonaro, n’ont jamais été totalement remplacés. Sans réel soutien, plusieurs communautés autochtones ont préventivement bloqué l’accès à leur territoire.
Sauf que beaucoup veulent forcer le contact. Joint par Mediapart, Fly Guajajara, membre des « gardiens de la forêt » (un groupe qui tente de protéger le territoire Guajajara de la déforestation), explique s’être préparé comme il a pu pour s’isoler. Sur ce territoire, dans le Maranhão, les incursions des trafiquants de bois ont décimé le gibier et détruit nombre d’arbres fruitiers, rendant la population de plus en plus dépendante de l’extérieur… « Je n’ai pas pu acheter tant de provisions que ça en ville, mais on va essayer de tenir le plus longtemps possible avec ce qu’on a. »
Mais dans cette zone, où les conflits avec les trafiquants de bois durent depuis des décennies, les villages autochtones sont souvent en lisière de leurs territoires. L’isolement ne suffit pas à assurer leur protection. Le 31 mars, Zezico Guajajara, un leader du territoire et proche des mêmes « gardiens de la forêt », a été tué par balles. Avec l’attention des médias accaparés par le coronavirus, les criminels poussent leur avantage et les menaces constantes contre les autochtones s’intensifient.
Alors qu’une bonne partie du monde est à l’arrêt, tronçonneuses et tractopelles tournent à plein régime dans la forêt amazonienne. Depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, la déforestation augmente constamment mais elle a explosé en mars 2020, plus 279 % par rapport à l’année dernière. À cause du virus, la répression des autorités contre les activités illégales, déjà timide, est presque à l’arrêt.
« Par mesure de prudence, les fonctionnaires sont confinés, mais les trafiquants de bois ne font pas de télétravail », soupire Paulo Bonavigo, qui dirige l’ONG Ecoporé, active dans l’État de Rondônia, l’un des plus touchés par la déforestation [dans l’ouest du Brésil, à la frontière avec la Bolivie – ndlr]. Pire, dans le cadre du timide effort de réduction de la population de prisonniers pour éviter les foyers de contagion dans les prisons, plusieurs condamnés pour des crimes environnementaux ont été libérés. L’activiste Bonavigo se désole que des voleurs de terres déjà tristement connus, à peine sortis de prison, aient aussitôt repris leurs opérations sur le territoire des Uru-Eu-Wau-Wau.
Plus à l’ouest, dans ce même État du Rondônia, les Karipuna font eux face à une nouvelle tentative d’invasion. Le groupe a échappé de peu à l’extinction dans les années 70. Seuls huit survivants ont échappé aux maladies dues aux contacts forcés. Aujourd’hui, ils sont à peine plus de 60 et restent traumatisés par la peur de la contagion. En quarantaine dans sa communauté, André Karipuna craint le pire : « Ils sont toujours plus proches, on entend les tronçonneuses. J’ai peur qu’ils nous attaquent ou qu’ils nous contaminent… »
La première victime du virus chez les autochtones est un jeune Yanomami, probablement contaminé par l’un des 20 000 orpailleurs clandestins qui ont envahi leur territoire dans l’État de Roraima (extrême nord du Brésil). Dans la vallée du Javari, une immense région d’Amazonie, l’expédition en hélicoptère préparée par des missionnaires fanatiques pour convertir les isolés, ceux qui n’ont aucun contact avec la société, a finalement débuté, et fait craindre des conséquences dramatiques.
Ces autochtones ne peuvent pas compter sur le gouvernement. Trois semaines après avoir reçu 11 millions de réaux (2 millions d’euros environ) pour lutter contre le coronavirus, l’institution chargée de la protection des autochtones, la FUNAI, n’a pas dépensé un seul real de ce budget d’urgence.
La crise économique à venir risque aussi de stimuler les expéditions des criminels de la forêt. « Ça va engendrer énormément de chômage. Beaucoup vont être obligés de réaliser ces activités criminelles pour avoir un revenu », analyse Christian Poirier, de l’ONG Amazon Watch. D’autant que l’augmentation des prix des matières premières encourage les vocations.
« Le prix du gramme d’or a explosé depuis le début de l’année [de 194 dollars fin 2019 à 268 dollars en mars 2020 – ndlr]. À l’inverse, la valeur du real a chuté, ce qui dynamise les exportations de produits, dont ceux qui participent à la destruction de la forêt comme le bétail, les bois d’essences précieuses…, précise Christian Poirier. Et le pire est à venir, car en Amazonie, c’est encore la saison des pluies, époque où la déforestation est moins importante. » Fin mai, lorsque la saison sèche va commencer, la déforestation et les incendies risquent d’être particulièrement dévastateurs.