/ Lorène Lavocat (Reporterre), 19 septembre 2020
Le traité de libre-échange envisagé entre l’Union européenne et plusieurs pays d’Amérique du Sud aurait des conséquences écologiques désastreuses. Jean Castex affiche son opposition, en s’appuyant sur un rapport qui lui a été remis vendredi 18 septembre. Il lui reste à peser à Bruxelles pour empêcher la ratification de l’accord.
Salué d’abord comme le « deal du siècle », l’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur — regroupant le Brésil, l’Argentine, le Paraguay, l’Uruguay — a désormais du plomb dans l’aile. Vendredi 18 septembre, le Premier ministre, Jean Castex, a réaffirmé l’intention de la France de « s’opposer au projet d’accord en l’état ». En cause, selon le Premier ministre : le projet de traité « n’a aucune disposition permettant de discipliner les pratiques des pays du Mercosur en matière de lutte contre la déforestation », or « la déforestation met en péril la biodiversité et dérègle le climat ».
Cette annonce survient quelques mois avant la ratification du texte, prévue avant la fin de l’année 2020 au niveau européen. Mais elle intervient surtout après la remise à Jean Castex d’un rapport jugeant très sévèrement ce projet d’accord, estimant qu’il est une « occasion manquée pour l’Union européenne d’utiliser son pouvoir de négociation pour obtenir des garanties solides répondant aux attentes environnementales, sanitaires et plus généralement sociétales de ses concitoyens ». En clair : l’Europe s’apprête à signer un traité de libéralisation des échanges destructeur de l’environnement. Ce pavé de 184 pages, commandé en août 2019 par Édouard Philippe à un groupe d’experts — la commission Ambec — explore notamment les conséquences potentielles du texte commercial sur la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre, les normes sanitaires et environnementales.
Principal grief, le rapport prévoit une hausse de la déforestation avec l’entrée en vigueur de l’accord. Les experts évoquent ainsi une accélération des coupes de 5 % par an pendant six ans, du fait de l’augmentation de la production de viande bovine du Mercosur pour répondre à la demande européenne. Ce serait déjà « une catastrophe pour le climat et la biodiversité, mais la réalité pourrait être encore plus grave, a cependant prévenu l’Institut Veblen dans son analyse du rapport. En effet, le chiffre de 5 % mis en avant par la commission ne prend en compte que la surface de déforestation nécessaire pour élever le morceau d’aloyau (les parties « nobles » de la viande bovine, principalement exportées en Europe) et non la bête entière. » Selon l’institut, la déforestation pourrait en fait augmenter de 25 % par an pendant six ans. La Commission Ambec rappelle aussi qu’un kilo de viande bovine produite en Amérique du Sud génère des émissions de gaz à effet de serre quatre fois supérieures à celles d’un kilo produit en Europe.
« Cet accord UE-Mercosur vise essentiellement à exporter des voitures européennes pour importer plus de viande sud-américaine »
Les experts ont d’ailleurs cherché à estimer les émissions supplémentaires liées à l’accord. Ils sont parvenus à une fourchette allant de 4,7 à 6,8 millions de tonnes équivalent CO2. Sauf que ces chiffres ne prennent ni en compte le transport de marchandises ni la déforestation — qui pourrait émettre entre 121 et 471 MteqCO2, selon l’Institut Veblen. La commission Ambec en conclut que les gains économiques attendus par l’accroissement du commerce entre les deux continents ne permettent pas de compenser les coûts climatiques.
Dernier point d’alerte de la commission : « L’accord peut augmenter les risques sanitaires en cas d’intensification des échanges et faire craindre un assouplissement de certaines normes ». En effet, les produits qui entreront dans l’UE ne seront pas tenus de respecter les standards de production européens — seulement les règles existantes pour les produits importés (appelés « standards d’importation »). « Cette situation donnera un avantage comparatif aux producteurs du Mercosur, puisque certaines pratiques sont interdites dans l’UE mais autorisées dans ces pays », craint l’Institut Veblen. Par exemple, pour le Brésil, le rapport mentionne des règles divergentes concernant les farines animales, les antibiotiques utilisés comme activateurs de croissance ou le bien-être animal (notamment le marquage au fer). Côté pesticides, 27 % des 190 principes actifs autorisés au Brésil sont interdits dans l’UE, et surtout les limites maximales de résidus sont souvent beaucoup plus hautes. Enfin, « la reconnaissance du principe de précaution reste incomplète dans l’accord, note le rapport des experts. Le principe est énoncé dans une version amoindrie ».
Le rapport de la commission Ambec vient largement corroborer les alertes lancées depuis des années par les associations environnementales. « Cet accord UE-Mercosur, qui vise essentiellement à exporter des voitures européennes pour importer plus de viande sud-américaine, doit être stoppé », a réaffirmé vendredi 18 septembre le collectif Stop Ceta/Mercosur, en demandant à Emmanuel Macron d’« arrêter de faire semblant ». En effet, malgré les prises de position plutôt « anti-Mercosur » du Président, rien n’a été entrepris jusqu’à présent pour empêcher sa ratification au niveau européen, prévue à la fin de l’année.
Des exigences « insuffisantes » et imprécises
« Il est grand temps qu’Emmanuel Macron fasse à Bruxelles ce qu’il affirme à Paris, ajoute le collectif. Stopper net cet accord en construisant une alliance d’États membres en mesure de bloquer cet accord dès son examen au sein du Conseil européen, et remettre à plat la politique commerciale européenne. » D’autres pays ont pris position contre l’entrée en vigueur du traité — notamment les Pays-Bas. La chancelière Angela Merkel a, pour la première fois le 21 août, émis de « sérieux doutes » à son sujet. L’Allemagne s’était jusqu’ici montrée très favorable à ce traité, qui lui permettrait d’exporter nombre de voitures vers l’Amérique latine.
Mais comment « stopper » un accord en cours de négociations depuis vingt ans ? Pour Yann Laurans, chercheur membre de l’Iddri, qui a participé aux travaux de la commission Ambec, il est inimaginable de renégocier le texte : « Un accord d’association comme celui-ci consiste notamment en un énorme fichier Excel avec des milliers de lignes, chacune indiquant un produit avec des règles et des tarifs, explique-t-il. Chaque ligne est négociée pied à pied par les parties prenantes, et une modification — avantage ou contrainte — accordée dans une des cases doit être “compensée” par une modification dans une autre case. C’est à peu près impossible de détricoter ça. »
De fait, le gouvernement est resté évasif quant à la manière dont il comptait s’y prendre pour modifier le projet de traité. Selon l’AFP, il aurait formulé « trois exigences pour poursuivre » : le respect de l’Accord de Paris sur le climat ; des importations fondées sur les normes sanitaires et environnementales fixées par l’UE ; la lutte contre la déforestation. Des exigences « insuffisantes » et imprécises, selon Maxime Combes, porte-parole d’Attac, qui s’interroge : « Le gouvernement dit être “opposé au projet actuel” : modifié, pourrait-il être accepté ? Modifié en quelle profondeur ? Par quel moyen ? Il ne s’engage pas à le bloquer », a-t-il tweeté.
Pour M. Laurans, il n’y a que deux options : « Soit ce sera un “non” clair et on enterrera le projet, dit-il. Soit il faut trouver un moyen innovant pour continuer à discuter, par exemple négocier un nouveau texte qui viendrait accompagner, compléter l’accord commercial, afin de rendre le deal acceptable. »