Amérique centrale : une épidémie d’inégalités et de violences

Delphine Prunier (géographe, chercheuse à l’Instituto de Investigaciones Sociales, UNAM (Mexique). Membre du projet (In)movilidades en las Américas et du Laboratoire Mixte International Meso.  »

Texte initialement publié sur le blog COVIDAM de l’Institut des Amériques (IDA): https://covidam.institutdesameriques.fr/une-epidemie-dinegalites-et-de-violences-en-amerique-centrale/, février 2021

 

Aujourd’hui entravé et parfois dispersé, en partie au nom de la lutte contre la pandémie de Covid-19, le phénomène des caravanes de migrants, bien qu’il ne soit pas nouveau, met depuis 2018 en lumière l’exode centraméricain. Il s’agit d’un mode d’organisation qui permet aux candidats à la migration de renforcer à la fois leur sécurité et leur visibilité pour traverser les frontières et les territoires hostiles, en situation de transit vers les Etats-Unis. L’Amérique centrale affronte depuis plusieurs année une aggravation des inégalités ainsi qu’une multiplication des violences (économiques, politiques et criminelles) qui poussent ses habitants à fuir leur pays d’origine, ce qui brouille la limite entre les catégories, jusque-là considérées comme distinctes, de migrants économiques et de réfugiés. Depuis la fin 2020, la crise sanitaire se mêle à d’autres facteurs géopolitiques, et on observe que l’externalisation des frontières se joue à présent au sein même de l’isthme centraméricain.

Les caravanes de migrants, entre stratégie de mobilité et mouvement social

En octobre 2018, des milliers de Centraméricains, principalement originaires du Honduras, du Guatemala et du Salvador, s’élançaient vers la frontière mexicaine, dans le but ultime d’atteindre les États-Unis. Le pouvoir des images et la médiatisation ont alors fortement impacté l’imaginaire collectif autour de ces « caravanes » qui s’apprêtaient à défier les frontières, en particulier au Mexique. La société mexicaine s’apprêtait justement à changer de gouvernement (avec l’arrivée de Andrés Manuel López Obrador à la présidence, alors porteur d’un discours en faveur des droits de l’homme) et devait en même temps se rendre à l’évidence : le Mexique n’est plus seulement un pays d’émigration, mais aussi de transit et d’accueil.

D’autres caravanes se sont constituées en 2019, puis la crise sanitaire, les fermetures de frontières nationales et les couvre-feux ont fortement restreint les mobilités intra et internationales. Ainsi, en octobre 2020 et janvier 2021, à la suite des impacts socio-économiques de la Covid19, mais aussi de la série d’ouragans qui ont gravement touché une grande partie de la région, de nouvelles caravanes ont été formées dans la zone de San Pedro Sula (Honduras) mais elles ont été détenues ou dispersés par les autorités guatémaltèques.

La stratégie de se regrouper en caravanes vise à gagner en force tant physique que symbolique, pour devenir plus visible et pour obtenir des conditions de voyage plus sûres lors du voyage, surtout à travers de Mexique, territoire d’extorsions, de disparitions et d’impunité. Mais la stratégie de mobilité en groupe traduit également un véritable mouvement social de résistance qui passe par le rassemblement d’individus isolés bien souvent victimes d’un système oppressif et dominant (tant sur les marchés du travail que dans le domaine des structures agraires ou des mégaprojets de développement). Ces migrants montrent qu’ils ne sont pas que cela : ils sont aussi des acteurs puissants, dotés d’une grande capacité d’agence, qui prennent des décisions, s’organisent et affrontent les obstacles administratifs, les régimes politiques et les forces de police, bref, les structures d’ordre et de contrôle territorial, caractérisées par la discrimination et le racisme. Les caravanes dévoilent ainsi la migration sous un autre jour : celui d’un mouvement subversif, autonome et « incorrigible » qui remet en cause la fonction d’une limite spatiale fondamentale dans la géopolitique : les frontières.

Suchiate, Frontière Mexique/Guatemala, octobre 2018.
Photos/Javier Lira Otero/Notimex

Violences multidimensionnelles, inégalités et fractures socio-territoriales comme moteurs d’expulsion

Les frontières de la région centraméricaine sont multiples. Evidemment, les asymétries sociales, économiques et territoriales sont flagrantes si on compare les indices de croissance, niveau de vie ou d’éducation de l’Isthme avec ceux du Mexique, des États-Unis ou du Canada. Mais elles existent aussi au sein même de la région, où les déséquilibres et fractures socio-territoriales ont historiquement été au cœur des mobilités temporaires, circulaires ou plus durables. Pour comprendre l’exode massif que l’on observe actuellement, il est indispensable de saisir la profondeur historique des cycles migratoires régionaux, liés à l’avancée des frontières agricoles et à l’attractivité de certains marchés du travail généralement associés aux économie d’enclave et aux logiques d’insertions des capitaux étrangers (depuis les plantations de café ou de bananes jusqu’aux maquiladoras, usines textiles ou d’assemblage de composants électroniques, de capital nord-américain ou asiatique).

La notion de violence est bien souvent mobilisée pour décrire les causes de l’exode centraméricain. Mais à y regarder de plus près, on peut essayer de saisir plus précisément les contours de cette violence multidimensionnelle.

Tout d’abord, la violence des gangs, les Maras, très présentes au Honduras, Guatemala et Salvador, est effectivement au cœur de nombreux récits de demandeurs d’asile qui se trouvent obligés de fuir les menaces de mort ou d’embrigadement forcé. Ces organisations criminelles à l’emprise territoriale et politique très forte s’appuient fondamentalement sur une longue histoire de migrations vers les États-Unis – et d’expulsions depuis ceux-ci, sur un tissu socioéconomique délabré et sur le délitement des structures familiales.

Suchiate, Frontière Mexique/Guatemala, octobre 2018.
Photos/Javier Lira Otero/Notimex

En deuxième lieu, il faut pointer un contexte de violences politiques, avec des régimes autoritaires qui se (para)militarisent et répriment toutes formes d’opposition ou de manifestations. Tandis que le président Bukele avait fait déployer les forces armées au cœur même de l’Assemblée législative salvadorienne quelques semaines à peine avant le déclenchement de la pandémie, le président Hernández au Honduras mène une politique de répression des mouvements sociaux indiens et écologistes qui s’opposent à différents mégaprojets extractivistes (tourisme, mines, barrages).

La troisième forme de violence, non des moindres, est sans aucun doute la violence structurelle : économique, productive, capitaliste et patriarcale. Les récentes migrations centraméricaines doivent en effet être comprises au prisme du modèle de développement économique en vigueur dans la région depuis la colonisation jusqu’à nos jours, basé sur l’agriculture intensive, la concentration des terres et l’industrialisation pour l’exportation (voir par exemple les cycles migratoires au Honduras et leur relation avec les migrations forcées contemporaines). Les populations aujourd’hui poussées à l’exil fuient des situations d’injustice et de marginalisation. C’est le cas du paysan dépossédé de ses terres par les projets de resorts ou de palme à huile, de l’ouvrière d’usine exploitée et privée de tous droits sociaux, de la jeune fille piégée par le machisme et la violence domestique.

Pendant la crise sanitaire, la fermeture des frontières pour la circulation humaine s’est accompagnée d’une compétition accrue pour attirer les capitaux étrangers et de la poursuite d’un modèle économique tourné vers -et pour- l’extérieur. Les freins à la migration vont de pair avec les discours sur la nécessité d’impulser le développement des pays d’origine, tandis que les lignes de fracture et d’asymétrie socio-territoriale semblent s’être accentuées depuis un an.

Suchiate, Frontière Mexique/Guatemala, octobre 2018.
Photos/Javier Lira Otero/Notimex

Externalisation des frontières : le mur étasunien au Guatemala ?

À l’aube du 1er octobre 2020, un groupe de migrants honduriens a quitté San Pedro Sula, pour former une nouvelle caravane à destination des États-Unis. Ils sont entrés sur le territoire guatémaltèque, malgré le déploiement policier et militaire qui cherchait à empêcher leur passage. Le gouvernement du Guatemala a rapidement donné le ton, présentant le passage sans papiers à travers son territoire comme une attaque sanitaire : il a interdit aux camionneurs de transporter des migrants honduriens, encouragé la dénonciation des migrants et diffusé un discours les mettant en rapport avec le risque de contagion. Sans attendre, le gouvernement mexicain a publié un communiqué de presse dans lequel il rappelait les peines d’amende ou d’emprisonnement pour toute personne qui « mettrait en danger la santé d’autrui ». Dans les deux pays, des forces armées ont été déployées et, dans différentes parties du territoire guatémaltèque, des actions ont été déployées pour dissoudre des groupes de migrants, les contrôler et les expulser, encourageant le retour volontaire. Les organisations de la société civile, les observateurs et les universitaires interprètent ces mesures comme des formes d’intimidation, de discrimination et de criminalisation des populations migrantes.

Le 15 janvier 2021, 5 jours avant l’investiture du nouveau Président américain Joe Biden, une autre caravane s’est formée depuis le même point de départ. Plus de 3 500 personnes, s’organisant via les réseaux sociaux, ont bientôt été rejointes par d’autres pour atteindre jusqu’à 9 000 personnes. Le 16, malgré la présence de forces de sécurité, ils ont traversé la frontière au point de passage El Florido, pour être bloqués le lendemain à quelques 60 km, dans la localité de Chiquimula. Sur place ils ont fait face à un usage brutal de la force, à des bus affrétés pour les « retours volontaires » et à des discours officiels associant la restriction des mobilités au risque de contagion.

La consolidation de la nouvelle logique géopolitique consistant en une externalisation des frontières est alors apparue plus nettement que jamais. La lutte contre l’immigration illégale aux États-Unis ne se joue plus (ou plus seulement) à la frontière étasunienne, plus non plus, même, au sud du Mexique où l’administration Trump l’avait repoussée mais toujours plus en avant en Amérique centrale. Elle se déploie désormais sur cette frontière Honduras-Guatemala qui constituait traditionnellement un espace de circulation régionale. La politique extérieure des Etats-Unis, mais aussi celle du Mexique, se reflètent dans ce nouveau rôle assumé par le Guatemala comme gendarme migratoire sur la route vers le Nord, en échange de programmes de coopération et de projets de développement. Dans ce contexte, la pandémie offre un prétexte parfait pour faire obstacle aux flux (voir ce billet sur les mesures prises aux États-Unis l’an dernier) en prétextant la nécessité de fermer les frontières pour éviter la propagation d’un virus qui, jusqu’ici, n’a pas eu besoin des migrants pour infester les États-Unis.

Le gouvernement Biden semble avoir engagé une inflexion de cette politique. Par un décret signé le 6 février dernier, il a mis fin à l’accord de « tiers pays sûr » avec le Guatemala, le Honduras et le Salvador, tout en affirmant vouloir poursuivre une politique de gestion migratoire « ordonnée » avec ces États. Signé en juillet 2019 avec le Guatemala (dans les faits, il n’avait en réalité jamais été mis en place avec les deux autres pays), l’Accord de Coopération d’Asile (ACA) permettait d’expulser des migrants honduriens ou salvadoriens vers ce pays où ils pouvaient théoriquement trouver des conditions satisfaisantes pour demander l’asile.

Dans ce contexte, le déplacement de la frontière au sein même de l’Amérique centrale et la militarisation des espaces de transit justifiée par la lutte contre la pandémie constituent deux éléments nouveaux et préoccupants. Les frontières forment des limites dont la transgression par la migration est le reflet de l’insertion des sociétés dans les dynamiques globales. Lorsqu’on observe l’aggravation des conditions de pauvreté et d’exploitation dans les lieux d’origine, un élément devient immédiatement évident, à savoir la nature violente et urgente du besoin de déplacement, qui est finalement une fuite et non le choix d’une opportunité.

De la criminalisation de la mobilité précaire à l’application de mesures de quarantaine inhumaines pour les personnes expulsées des États-Unis, en passant par le rejet des ressortissants bloqués à l’étranger et la répression de toute protestation sociale, plusieurs épisodes ont attiré l’attention sur les menaces pesant sur les droits fondamentaux en période de COVID-19 dans les pays d’Amérique centrale. Ceci présage malheureusement l’approfondissement des facteurs d’exclusion et d’injustice sociale dans ces pays d’expulsion migratoire.

Mexico, le 22 février 2021

Delphine Prunier est géographe, chercheuse à l’Instituto de Investigaciones Sociales, UNAM (Mexique). Membre du projet (In)movilidades en las Américas et du Laboratoire Mixte International Meso.