Pour l’économiste et chercheur au CNRS Pierre Salama, l’épidémie de nouveau coronavirus vient fragiliser des économies rendues déjà très vulnérables par les formes nouvelles prises par la globalisation, à savoir l’éclatement international de la chaîne de valeur de la production.
La pandémie provoque une crise d’une ampleur inégalée dans le monde : partout la production chute, le chômage enfle, les revenus baissent. Que pensez-vous des réponses qui y sont apportées pour l’instant ?
Ce que l’on voit dans l’immédiat, ce sont parfois des gouvernements qui interviennent fortement, bousculent les principes sacrés auxquels ils se rattachaient hier. Ainsi en est-il de l’ampleur des déficits publics, de la prise en charge du chômage partiel par les Etats, des nationalisations possibles dans des secteurs considérés comme stratégiques… Et demain, probablement, ces gouvernements qui, hier encore, étaient adeptes d’une intervention de moins en moins importante de l’Etat dans l’économique et d’un alignement des services publics sur les règles du marchand, accepteront de déroger à ces règles et penseront à redéfinir les frontières entre le marché et l’Etat afin de retrouver un minimum de souveraineté sanitaire, voire de manière plus large, industrielle, si toutefois nous sommes capables de leur rappeler. Nous sommes confrontés à une crise manifeste de la globalisation.
L’ironie de l’Histoire est que la crise de la globalisation est arrivée là où aucun économiste, aucun sociologue, aucun politique ne l’avaient prévue ?
Aucun. Même si dès à présent certains tentent de faire croire qu’eux l’avaient prévue. Certes, qu’elles viennent de droite, souvent extrême, ou de gauche, les critiques de la globalisation étaient nombreuses. Certains mettant en avant leur conception de la nation, préconisaient un retour au protectionnisme qui, parfois, pouvait s’apparenter à de l’autarcie. D’autres, plutôt de gauche et issus des rangs écologistes, plaidaient pour un altermondialisme, refusant les frontières, recherchant la coopération entre Etats pour imposer des normes éthiques (comme le travail décent) et environnementale beaucoup plus rigoureuses. Mais aucun ne pouvait penser que les formes nouvelles prises par la globalisation, à savoir l’éclatement international de la chaîne de valeur de la production, pouvait à ce point fragiliser les différentes économies au point de les rendre extrêmement vulnérables.
Les théoriciens du chaos ont montré que le battement d’ailes d’un papillon pouvait entraîner à l’autre bout de la terre un effondrement, et que cette épée de Damoclès pouvait tomber à n’importe quel moment et entraîner des catastrophes…
Oui. Et d’ailleurs cette thèse, qui est par exemple appliquée à la finance, ne l’a jamais été à la globalisation. Il a suffi d’une pandémie pour que d’un coup d’épaule le système économique actuel s’effondre par des effets en chaîne se nourrissant les uns des autres. L’incapacité de fournir ici des segments de produits d’une chaîne de valeur internationale dispersée au gré de faibles coûts de main-d’œuvre, entraîne ailleurs, c’est-à-dire dans d’autres pays, des arrêts de la production plus ou moins importants, une augmentation du chômage et, de ce fait, une baisse de la demande précipitant une dépression économique. Ce battement d’ailes du papillon révèle surtout que la désindustrialisation, le symétrique de cette globalisation, la perte considérable de souveraineté, notamment et surtout dans l’industrie pharmaceutique, ne se traduit pas seulement par des coûts financiers, mais surtout par un amoncellement de morts.
Comment cette crise risque-t-elle d’affecter les pays d’Amérique latine ?
Ces pays vivent plusieurs crises en même temps, qui se nourrissent les unes des autres. La crise est profonde. Elle est structurelle en ce qu’elle remet en question les modes mêmes d’expansion du capitalisme de ces dernières décennies. En Amérique latine, la crise liée à la pandémie s’ajoute à d’autres crises latentes ou présentes. Le mélange est d’autant plus explosif que plusieurs gouvernements ne semblent pas avoir mesuré l’ampleur du danger en n’adoptant pas de politiques économiques «contracycliques» [relance budgétaire, ndlr] à la hauteur de l’événement, voire en minorant les dangers. «Une amulette pourrait faire office de remède à la pandémie», dixit le président du Mexique. «Une grippette» pour le président du Brésil, plaidant contre leurs propres ministres pour que ne soient pas mises en œuvre des mesures qui pourraient faire chuter l’économie.
La crise n’aurait donc pas une seule dimension ?
Non. En outre, elle n’arrive pas sur un «corps sain» prêt à rebondir une fois la pandémie passée. D’abord, quasiment tous les pays de la région et particulièrement les plus grands et puissants d’entre eux, Argentine, Brésil, et Mexique, souffrent d’une tendance à la stagnation de leur taux de croissance. Le taux de croissance du PIB par tête a été seulement de 0.8% en moyenne par an entre 1983 et 2017, bien inférieur de celui des Etats–Unis sur la même période. Et ce pour des raisons diverses : des inégalités des revenus et du patrimoine très prononcées, une désindustrialisation plus ou moins forte liée à la concentration des exportations sur les matières premières, surtout agricoles pour l’Argentine (soja), plus diversifiée au Brésil et au Pérou. Le Mexique, mis à part le pétrole en crise, exporte très peu de matières premières mais des produits industriels assemblés. Plus ouvert que les autres pays, il n’en a tiré aucun bénéfice en termes de croissance, bien au contraire, et son industrie, tournée vers le marché intérieur, est de plus en plus faible. Ces pays ont de faibles taux d’investissement – entre 16% et 20 par an – consécutifs à des comportements rentiers de plus en plus prononcés, à une financiarisation excessive de leur économie, à des fuites de capitaux, surtout en Argentine, et des dépenses en recherche-développement réduites aux acquêts (entre 0,5% et 1,1% du PIB). Ensuite, certains de ces pays souffrent d’une crise économique profonde, couplée à une inflation devenue plus ou moins incontrôlable (Venezuela, Argentine), d’une incapacité à rebondir une fois la crise passée (Brésil), d’une entrée en récession (Mexique), d’un ralentissement de l’activité économique (Colombie). Enfin, la forte chute du cours des matières premières exportées aura des impacts négatifs sur la plupart des ces pays.
La répercussion de cette crise de la globalisation dans ces économies relativement fermées sur ces pays peut-elle être atténuée ?
Ce ne sera pas le cas, car les répercussions de la crise viennent de la nouvelle division internationale du travail fondée, pour la plupart de ces pays, sur l’exploitation de leurs ressources naturelles. La baisse du cours des matières premières, accentuée par la crise – les ventes à la Chine ont baissé –, mais aussi, s’agissant du pétrole, par les stratégies suivies par la Russie et l’Arabie Saoudite face aux Etats-Unis devenu exportateur net de pétrole, réduit fortement les capacités d’exportation de nombre de pays d’Amérique latine. Certains de ces pays vont connaître de fortes baisses de leurs recettes fiscales du fait du déclin des exportations de matières premières ajoutées à la chute des cours mondiaux. Ce qui pourrait entraîner une crise fiscale diminuant d’autant leurs capacités budgétaires de réponses à la crise économique et sociale.
La crise due à la pandémie a pour vecteur la globalisation. Elle se greffe sur un tissu économique extrêmement affaibli. Les premières victimes sont les plus pauvres…
L’informalité (70% en Bolivie, 63% au Pérou, 47% au Brésil) et la pauvreté restent très importantes en Amérique latine. En Argentine, elle atteint 50% de ceux qui sont dans l’informel. Ces dernières années, l’informalité et la pauvreté ont eu tendance à augmenter de nouveau notamment et surtout au Brésil et en Argentine. L’accès aux soins est très souvent lié au niveau de revenus. Comme le notent plusieurs sociologues et médecins, les malades pauvres n’ont pas les moyens, voire le temps d’aller à l’hôpital. Nombreux sont ceux qui meurent chez eux ou bien à la porte de l’hôpital. Le confinement est le plus souvent impossible à faire respecter dans les bidonvilles les plus misérables (13 millions au Brésil) pour des raisons évidentes : surpopulation rendant difficiles la distanciation sociale, conditions sanitaires désastreuses entraînant des grandes difficultés à se laver souvent les mains, et surtout informalité et pauvreté conjuguée font que le droit au retrait est une abstraction, que le choix est en fait entre travailler ou mourir de faim.
Vous êtes très pessimiste.
Lorsque les gouvernements sous-estiment le danger et n’ont pas de politiques de prévention comme la distanciation sociale, d’interdiction comme le confinement, ne décident pas de verser aux plus pauvres un revenu minimum ou le font de manière insuffisante ; lorsque des présidents s’opposent à leurs ministres et plaident pour le maintien du niveau d’activité économique, se moquant de ceux qui surjouent la crise sanitaire alors que la véritable catastrophe serait la crise économique ; lorsque des sectes religieuses, de plus en plus influentes, disent que par la prière collective on pourra repousser Satan, cheval de Troie de la pandémie… alors on ne peut être que pessimiste. Tous sont frappés, mais inégalement. La double peine pour les pauvres est à la fois la pandémie et la crise économique, d’autant plus forte qu’elle se greffe sur des tissus économiques bien mal en point. C’est une crise qui appelle un renouvellement complet de la manière de penser l’économique et le politique. Malheureusement, les issues peuvent être dans la montée de l’irrationnel, dans la recherche de boucs émissaires, dans les formes extrêmes de populisme. Mais elles peuvent être aussi plus positives. Aussi peut-on espérer que le pessimisme de la raison puisse être l’optimisme du cœur (comme Valéry) et de la volonté (comme Gramsci).
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