Par Jérémie Cravatte, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, 17 avril 2020
Raisons potentielles d’une crise alimentaire
Le problème n’est pas la quantité de nourriture (sur)produite – il y a trop de stocks mondiaux – mais « notre » organisation. De nombreuses régions connaissent d’ailleurs une crise alimentaire régulière, et ce depuis des décennies. La pandémie ne vient qu’exacerber cela et nos régions « découvrent » ainsi des problèmes et fragilités qu’elles niaient depuis trop longtemps. Le PAM (Programme Alimentaire Mondial) a commencé à faire des stocks de nourriture pour plusieurs mois dans les pays les plus fragiles en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale et au Moyen-Orient.
- Sous-nutrition dans le monde
- Source : https://dataviz.vam.wfp.org/Hunger-Analytics-Hub
L’institution estime que le nombre de personnes au bord de la famine pourrait doubler en 2020 et atteindre 265 millions de personnes. Ce nombre avait déjà augmenté en 2019 – entre autres à cause de conflits et du réchauffement climatique – après avoir diminué durant plusieurs années.
En Belgique, on importe +- 80 % de « nos » fruits et légumes (Italie, Espagne, Maroc, …), ainsi que la majorité des céréales, légumineuses, soja que nous consommons. Inversement, une grande partie de « nos » terres cultivées produisent pour l’exportation et non pour la consommation locale (dont les pommes de terre). Nous n’avons pas assez de polycultures extensives et beaucoup trop de monocultures intensives. Or, le modèle productiviste exportateur partout, c’est la mort.
Comme l’indique la carte blanche « 17 avril », « Nous importons évidemment des produits exotiques (ananas, bananes, thé, café, cacao, etc.), mais aussi toute une série d’aliments que nous serions capables de cultiver chez nous. On constate par exemple que le taux d’auto-approvisionnement de la Wallonie (c’est-à-dire le taux de production locale par rapport à la consommation) n’est que de 17 % pour les fruits et légumes frais ; 33 % pour les céréales panifiables ; 10 à 15 % pour les élevages ovins et caprins. Nous sommes également largement déficitaires en légumineuses, huiles végétales, poissons, sans disposer de données précises. Sans oublier les importations massives de soja (pour l’engraissage des élevages industriels) et d’huile de palme qui mettent l’industrie alimentaire sous perfusion ».
Dans un tel contexte (qui se répétera avec les basculements écologiques en cours) la fragilité est donc grande et on voit que la souveraineté alimentaire est au plancher :
- Notre État capitaliste n’a pas de stock stratégique pour l’alimentation, juste des flux tendus et une confiance religieuse en son « Marché ». On voit ce que cela donne concernant le matériel médical pour lutter contre les épidémies…. Pour ce qui est des stocks privés de la grande distribution, certes il ne s’agit pas de 3 jours comme aiment à le rabâcher ceux qui aiment surfer sur les angoisses, mais d’1 à 2 semaines, ce qui signifie très peu (cela fait toute la différence pour une adaptation à un problème logistique, mais peu de différence face à un problème écologique ou géopolitique).
- Les petit·e·s productrices/eurs sont nombreuses/eux à ne pas pouvoir suivre la demande actuelle des ménages. Quoi d’étonnant ? 70 % des fermes ont disparu en 40 ans (la PAC – qui favorise les grandes fermes industrielles – est en train d’être renégociée). Inversement, d’autres ne peuvent écouler leur production à leurs acheteurs habituels (cantines, restaurants, etc.). Des récoltes (fraises, asperges, …) sont en train d’être abandonnées ou détruites. Beaucoup risquent de tomber en faillite. Il faudrait veiller à ce que les mesures prises contre les faillites sauvent les agriculteurs/trices et les aident à se reconvertir, plutôt que de sauver l’agriculture industrielle en tant que système.
- A présent, les pépinières (semences, semis) et les jardineries peuvent rouvrir – ce qui sera utile. Ce n’était pas le cas la semaine dernière.
- Il devrait en aller de même des marchés extérieurs (et non seulement des supermarchés intérieurs qui raflent toute la mise) en s’organisant pour permettre une distance suffisante entre les personnes et un système d’entrées/sorties.
- La chaîne alimentaire doit composer avec des absences (entre autres pour maladie) des premières lignes dans la production, transformation, conservation et distribution.
- Les livraisons de produits ou de matériel ont été rendues plus compliquées entre pays. Les retards augmentent le gâchis de produits périssables. Exemple « anecdotique » : les sachets homologués pour paquets de farine ne sont pas produits en Belgique.
- Il faut s’attendre à des arrêts de travail de camionneurs/euses, dockers et magasiniers/ères (le problème n’est pas leurs arrêts de travail mais les conditions de travail qui provoquent ces arrêts).
- La plupart des saisonniers (à 90 % migrants, roumains, bulgares, polonais) ne pourront pas venir cette année. Les remplaçant·e·s ne seront pas autant en quantité (il manquerait 7 000 personnes pour avril, et 10 000 en plus pour mai) et ne seront pas forcément formé·e·s à ce travail. Pas assez de main d’œuvre (précaire) = potentiellement trop peu de récoltes (qu’elles soient dédiées au marché local ou à l’exportation). Cela n’enlève rien au fait que notre système alimentaire fonctionne actuellement sur de la surproduction (dont une grande partie est jetée, comme le lait) puisque les quantités produites ne suivent pas nos besoins mais les besoins de profits de l’agro-business (dont la grande distribution). Il s’agira de changer cette réalité.
- Des crispations peuvent pousser certains pays (déjà la Russie, le Kazakhstan, l’Ukraine, le Vietnam, le Cambodge…) à appliquer des restrictions aux exportations pour garder l’alimentation disponible chez eux. La spéculation alimentaire menée sur les Bourses (dont l’existence est un problème en soi) peut également provoquer des crispations dans les mouvements de nourriture. À ce sujet, une alerte de la FAO appelle à ne pas répéter les mêmes erreurs que lors de la crise alimentaire de 2008.
- Les ruées des consommateurs/trices vers les points de vente (rarement vers les lieux de stockage ou de transfert) provoquent des effets boule de neige contre-productifs. D’après les grandes enseignes (Carrefour, Delhaize, Colruyt, Lidl, …), chacune utilise plus ou moins 1 000 camions par jour pour approvisionner ses rayons. Lorsqu’elles ont lieu, ces consommations disproportionnées ne leur en laissent pas le temps.
Et comme l’a souligné Agathe Osinski dans sa chronique sur l’aide alimentaire, tout cela a déjà des répercussions sur les plus démuni·e·s puisqu’il n’y a plus les mêmes surplus à leur distribuer, qu’il est difficile de respecter les mesures sanitaires et que la majorité des bénévoles sont des personnes âgées. Tout un secteur à repenser complètement…
Les autres problèmes ne disparaissent pas pour cause de covid-19 : anéantissement des pollinisateurs, sols en train de mourir, sécheresses (cette année, pour notre région, cela pourrait être moins pire et tant mieux), vagues de chaleur, tempêtes, grêles, maladies dues aux dérèglements climatiques, etc. Ces aspects sont bien pires dans d’autres régions. Par exemple, des nuées de criquets ravagent une partie de l’Afrique depuis décembre.
Que pouvons-nous faire ? Quelques idées
Ce n’est pas en temps de crise qu’on peut improviser des solutions immédiates à une inconscience vieille de plusieurs décennies, mais nous pouvons :
- Mettre du soin dans la manière dont on en parle, ne pas ajouter de l’angoisse inutile aux peurs légitimes. Se donner les informations concrètes pour pouvoir s’approprier la question et ne pas être uniquement contraint·e de rester dans une position d’attente, de spectateurs/trices. En profiter pour apprendre comment fonctionnent nos chaînes d’approvisionnements et leurs fragilités.
- En ce sens, exiger la publication immédiate des informations disponibles sur le fonctionnement des approvisionnements, sur les stocks, la distribution, la concentration des moyens de production et leurs propriétés, les sources principales des marges bénéficiaires et le gaspillage évitable, les surfaces cultivables, les mesures prises pour anticiper une crise alimentaire etc.
- Mettre en place nous-mêmes des « task forces » (plusieurs, pas seulement une au niveau « national »), qui se concerteraient pour anticiper une telle crise potentielle, qui devraient être composées de paysan·ne·s soutenues par certain·e·s expert·e·s choisi·e·s par leurs soins plutôt que composées d’industriels, de politicien·ne·s et de leurs experts.
- Nous n’avons plus la culture de faire des réserves (de 2, 3 semaines ou plus) et c’est bien malheureux qu’elle ne revienne qu’en temps de crise – car c’est précisément le mauvais moment pour en faire. Du coup, pour éviter de renforcer une pénurie (voire de la provoquer, comme à la mi-mars : des petites pénuries temporaires ont été provoquées par des consommations disproportionnées et précipitées qui ne laissaient pas le temps de réapprovisionner les rayons – en plus de mettre une pression inutile sur les travailleurs/euses), il faut les faire petit à petit.
- Si on a accès à une parcelle de terres, cultiver et si on le peut, accueillir des poules. Sinon, cultiver hors sol si cela est possible. S’entraider avec des outils pédagogiques et personnes ressources.
- Sans forcément attendre une autorisation, s’organiser pour faciliter l’utilisation de friches cultivables, dé-bétonner des endroits adéquats et surtout occuper de larges zones sous-utilisées et gaspillées (comme le domaine de presque 200ha de la famille royale) pour planter de l’alimentaire et pour rafraîchir l’atmosphère tout en redonnant un peu de souffle à la biodiversité. Chaque commune devrait faire un inventaire en ce sens, mais nous ne pouvons pas attendre les autorités.
- Soutenir les cantines populaires et les nombreuses initiatives de solidarité – dont certaines se font réprimer par le même État incapable de fournir les services de base à sa population (comme ici ou là). Continuer d’aller à la rencontre des personnes qui sont déjà en précarité alimentaire dans nos quartiers. Selon la Fédération des Services Sociaux, 300 000 personnes dépendent déjà de l’aide alimentaire. Face à cette situation, le Ministre de l’Intégration Sociale promet un budget supplémentaire de… 286.000 €.
- Re-poser la question des stocks stratégiques à plus grande échelle, refaire des « greniers » de denrées non périssables (sans les faire reposer sur le pillage d’autres régions productrices).
- Exiger dès maintenant (sans attendre une crise alimentaire) le plafonnement des prix des biens de première nécessité aux points de vente. En prenant en compte l’évolution des prix de production bien sûr, instaurer des prix planchers pour les petit·e·s productrices/eurs et dans certains cas envisager des subsides à la production (mesure qui existe dans d’autres pays et que le FMI fait toujours supprimer lorsqu’il y intervient) mais certainement pas en prenant en compte les exigences de dividendes des actionnaires de l’agro-alimentaire.
- Préparer de potentielles mesures de rationnement équitable (avec des travailleurs/euses et usagers/ères, selon les types de ménage plutôt qu’en laissant les plus nanti·e·s surconsommer, éventuellement via une sécurité sociale alimentaire) plutôt que de laisser la seule initiative aux enseignes privées de la distribution point de vente par point de vente.
- Sanctionner lourdement les agents de la grande distribution (ou d’autres intermédiaires) qui organiseraient des stockages spéculatifs (et des augmentations de prix) en période de pénurie partielle. En plus des sanctions, les responsables administratifs et de direction ne devraient plus pouvoir exercer dans ce secteur à l’avenir.
- Préparer des réquisitions (qu’elles soient temporaires ou définitives) de productions et surtout de moyens de production (dont la terre, les machines et les semences). Sortir de la pratique des brevets privatifs. À plus long terme, mettre en place une réforme agraire.
- Aider les BAP (Brigades d’Action Paysannes) à soutenir des paysan·en·s qui en ont besoin. Continuer de lutter contre la bétonisation des terres arables et du peu d’écosystèmes qu’il reste. Renforcer les initiatives de coopératives en circuits courts, de ceintures alimentaires et de réseaux de semences autonomes. La demande pour les circuits courts vient de tripler, mais il va falloir se donner des moyens collectifs pour que cette évolution se maintienne dans le temps et s’élargisse (sinon, ils seront condamnés à rester un marché de niche au sein du capitalisme).. Accessoirement, l’alimentation de qualité (et donc une meilleure immunité) est une des grandes oubliées des consignes gouvernementales envers la population, qui se nourrit majoritairement de nourriture industrielle. Appuyer et relayer les autres revendications des mouvements paysans : accès à la terre, diversification des cultures et des filières, annulation de certaines dettes, simplification administrative, réforme radicale de la PAC, soutien à l’agroécologie, etc. De même concernant les revendications portées par des associations comme FIAN, Quinoa, Rencontres des Continents, SOS Faim, , CNCD, CADTM etc. : sortir des traités de libre-échange, en finir avec les mesures néolibérales promues par le FMI qui fragilisent les systèmes alimentaires de nombreux pays dans le monde, stopper les financements de l’agrobusiness par la Banque mondiale (la Belgique fait partie de ces deux institutions), empêcher les multinationales basées chez nous de continuer leurs accaparements de terres, répudier les dettes des pays du Sud global et entamer des mesures de réparation pour la dette écologique et historique, interdire la spéculation alimentaire qui provoque une extrême volatilité des prix et des retraits soudains d’investissements (ces spéculations auraient déjà dû être gelées sur les différentes Bourses).
- Profiter de cette crise, entre autres créée par le modèle agricole industriel majoritaire (soutenu par le secteur public via nos impôts et d’autres facilitations), pour revaloriser l’agriculture paysanne (pas seulement en termes symboliques, mais surtout matériels) qui est une des meilleures réponses à toutes les difficultés présentes et à venir. Ces derniers jours, le gouvernement et le patronat proposent aux chômeurs/euses temporaires, demandeurs/euses d’asile (! plutôt que de les régulariser, « faisons-les travailler aux champs… ») et étudiant·e·s de travailler comme saisonniers. (Même les pensionné·e·s y ont été invité·e·s…) Le métier d’ouvrier/ère agricole reste toujours aussi déconsidéré malgré la situation (statut, conditions de travail, salaire +- 9€/brut, santé, …). Profitons de cette crise pour questionner la quasi inexistence de notre secteur primaire et notre dépendance en main d’œuvre éloignée et moins bien payée (ainsi que notre dépendance en produits importés de pays où, parfois, la main d’œuvre est quasiment esclavagisée – comme les saisonnières marocaines en Espagne). Nous ne pouvons continuer de sous-payer à un tel point les produits que nous importons. En ce qui concerne la relocalisation (qui sera forcément partielle), nous aurons besoin d’énormément de bras pour être à la hauteur de la production alimentaire nécessaire en temps d’aléas climatiques et de basculements écologiques en général. C’est une des premières lignes, un des secteurs vitaux, à absolument revaloriser. Parallèlement, d’autres activités destructrices devraient être rétrogradées.
Le mot de la fin à Via Campesina : « Le capitalisme est un système qui est intenable et incompatible avec la nature et la vie. Il est temps d’introduire des transformations structurelles dans les systèmes agroalimentaires, et non pas seulement d’insister sur la nécessité de mettre en place davantage de programmes d’aide. Le confinement et la négligence historique de l’agriculture paysanne peuvent avoir de graves conséquences qui peuvent aggraver le problème de la faim dans le monde. »