Intervention à la session du Conseil international du 20 février 2021
1. Partir d’une étape réussie du renouvellement des Forums sociaux mondiaux
Le FSM virtuel de janvier 2021 s’est très bien passé, beaucoup mieux qu’on n’aurait pu le craindre compte tenu de la situation générale, des contraintes de la pandémie et du temps très court de préparation. Les données sur la participation (9500 inscrits de 144 pays, dont 1300 associations ; et 800 activités, dont près de 150 sur des initiatives et des mobilisations) sont disponibles ici. Le Forum a été confronté, du fait de la pandémie, à la nécessité d’organiser un forum virtuel.
Le numérique ouvre de nouvelles contradictions. Il permet certes des échanges internationaux sans vols internationaux et sans visas. Mais il manque la force des rencontres et le caractère festif et créatif du présentiel.
La démarche engagée par le Conseil International a été de mettre en avant de nombreux réseaux internationaux qui rappellent la nécessité d’une dimension internationale. Malgré les limites, qu’il faut analyser, cette démarche et l’engagement des trois groupes de travail (Facilitation, communication, finances) a permis de réussir cette étape de renouvellement des Forums sociaux mondiaux).
2. Construire une nouvelle phase de l’altermondialisme
Le FSM virtuel 2021 est une étape dans la construction d’une nouvelle phase de l’altermondialisme. Chaque phase de l’altermondialisme est une réponse à la logique dominante du capitalisme dans sa phase néolibérale et s’appuie sur des formes de mobilisations. Dès 1980, la première phase avançait le refus des Plans d’ajustement structurel et de la dette ; elle a été portée par les comités des peuples du Sud contre la dette et les PAS. À partir de 1989, le mot d’ordre, contre le FMI, la Banque Mondiale et l’OMC, était : le droit international ne doit pas être subordonné au droit des affaires ; elle a été portée par les grandes manifestations contre les institutions internationales. La troisième phase, celle des Forums sociaux mondiaux, après Seattle en 1999, avançait : un Nouveau Monde est possible et nécessaire ; elle a été portée par les mouvements sociaux et les Forums sociaux mondiaux.
Pour apprécier la nouvelle phase, il faut partir de l’évolution du capitalisme et du néolibéralisme : à partir de 2008, la crise financière et le néolibéralisme austéritaire, associant austérité et autoritarisme ; la montée de l’urgence climatique ; la crise de la pandémie. Il faut aussi tenir compte des formes de mobilisations : à partir de 2011, les révolutions arabes, les Indigné-es les Occupy. Puis entre 2017 et 2019, des insurrections dans plus de 49 pays.
La nouvelle phase de l’altermondialisme répondra à cette nouvelle situation après la crise financière et sociale et aux réponses des mouvements à la crise de la pandémie et du climat et à ses conséquences sociales et politiques.
3. Rappeler l’urgence de la dimension internationale
À une situation par définition mondiale, celle d’une pandémie, les réponses ont été d’abord nationales et étatiques. Cette situation a démontré les limites des institutions internationales, elle a remis en cause la croyance dans la prédominance du marché mondial capitaliste. Elle interroge aussi les mouvements sur la nécessaire réinvention de l’internationalisme et de l’altermondialisme et sur le rôle que doivent jouer les forums sociaux mondiaux.
Les mouvements sont confrontés à la nécessaire redéfinition de l’articulation entre les échelles. Le niveau local s’est imposé comme celui de la survie et de la redéfinition des rapports. La prise de conscience s’est renforcée sur la nécessité et la possibilité de nouveaux rapports sur les manières de travailler, la différence entre ce qui est essentiel et ce qui est profitable, entre les premiers de cordée et les premiers de corvée. Une définition proposée est de considérer le local comme ce qui est universel moins les murs. Les mouvements sociaux et citoyens n’ont pas de sens sans un ancrage local.
Le national mêle l’identité, les frontières et l’État. On a pu assister à la prise de conscience d’une intervention publique qui ne se réduit pas à l’étatique et qui s’impose avec l’accès aux droits et aux services publics. De même, l’identité ne se résume pas à l’identité nationale et s’élargit suivant la définition d’Édouard Glissant aux identités multiples de chacun. e.
Les mouvements sociaux et citoyens en réaffirmant leur refus d’une mondialisation néolibérale et capitaliste mettent en avant la nécessité d’une mondialité solidaire, celle d’un autre monde possible et nécessaire. C’est ce qu’ont apporté les forums sociaux mondiaux.
4. Partir des grandes régions géoculturelles
La dimension internationale passe par les grandes régions géoculturelles. C’est à cette échelle que se réorganisent les enjeux écologiques, économiques, sociaux et politiques.
De ce point de vue, le FSM 2021 a montré ses limites. Autant du point de vue des participants que des associations. L’importance du Brésil et des autres pays d’Amérique latine est plutôt une bonne nouvelle. L’Europe a été assez présente. C’est la faible participation des autres régions qui est une mauvaise nouvelle. Particulièrement de l’Asie et aussi de l’Afrique et du Moyen-Orient.
L’échelle des continents n’est probablement pas la plus adéquate. C’est l’échelle des grandes régions géoculturelles qui prend de plus en plus d’importance. Un des décomptes possibles est de distinguer 18 grandes régions (3 en Asie ; 4 en Afrique ; 1 au Moyen-Orient ; 4 en Amérique Latine et aux Caraïbes ; 1 en Amérique du Nord ; 4 en Europe ; 1 en Océanie).
La définition des régions peut aussi partir des liaisons entre les mouvements. Les nouveaux réseaux internationaux de mouvements sont en général organisés à partir d’une ou plusieurs régions géoculturelles. Pour consolider les forums sociaux mondiaux, la proposition est de les préparer par des forums nationaux et régionaux.
5. Approfondir les grands débats de la transition
Un très grand nombre de thèmes ont été abordés dans les 800 activités du Forum, à travers les panels de discussion proposés par le groupe de facilitation et les multiples activités autogérées proposées par les organisations. On trouvera le programme ici.
Certains thèmes portés par des réseaux associatifs et des forums thématiques ont fait l’objet de séries de webinaires. C’est notamment le cas du Climat, de l’Économie sociale et solidaire, de l’Éducation, du logement, des migrations, de la Paix, de la santé et la pandémie, de Science et Démocratie. Ils seront approfondis par les Forums thématiques et se prolongeront dans la FSM de 2022.
Les grands thèmes de la transition ont été abordés : le social et les inégalités, l’écologie, la démocratie, la géopolitique. Il n’y a pas eu de conclusions qui fassent l’objet de textes ou de déclarations suffisamment explicites proposés à la discussion. C’est un travail que le Conseil International devrait organiser.
De même, il n’y a pas eu de prises de position issues du Forum et proposées au débat public sur toute une série de questions, abordées, mais non finalisées : l’austéritarisme, l’évolution du capitalisme, la démocratie, les dérives autoritaires, les vaccins, la santé publique, les Firmes multinationales, les GAFAM, le numérique, etc. Le Conseil International pourrait définir une démarche en ce sens.
6. Renforcer les mouvements sociaux et citoyens
Le Forum Social Mondial est constitué par les mouvements sociaux et citoyens. Il permet de renforcer la pluralité et la diversité des mouvements et de faciliter leur renforcement et leurs actions communes. Le grand nombre de mouvements géographiques et thématiques témoigne de l’importance de cet espace des mouvements.
Certains mouvements jouent aujourd’hui un rôle stratégique dans la dimension internationale des luttes. Leur présence a été inégale dans le Forum 2021. Sept mouvements participent à l’interpellation de la mondialisation néolibérale.
Les syndicats de salariés ont été présents avec des centrales syndicales européennes et sud-américaines. Les mouvements paysans ont été peu présents, notamment la Via Campesina, malgré la très importante lutte des paysans indiens. Les mouvements de femmes ont été assez présents dans leur diversité. Les mouvements de migrants ont été assez présents. Les mouvements des peuples autochtones ont été actifs. Les mouvements contre les discriminations et les racismes, porteurs de la continuité de la décolonisation, ont été très actifs. Les mouvements écologiques ont été présents grâce aux forums suédois, norvégiens et finlandais.
Le renforcement des mouvements sociaux et citoyens pose aussi une question souvent débattue, celle de l’« ongéisation » des mouvements. Elle recoupe très partiellement la question de l’orientation politique ; il y a des mouvements sociaux très réformistes et des ongs très radicales. Elle recoupe beaucoup plus le rôle et l’évolution des mouvements associatifs dans les sociétés et l’ongéisation comme une des formes de subordination, par l’intermédiaire des financements, aux États et aux entreprises.
7. Appuyer et étendre les résistances
Cette question a été très présente. L’austéritarisme s’est traduit par des régimes autoritaires appuyés sur des idéologies nationalistes et d’extrême droite. Le comportement des États dans le traitement de la crise de la pandémie a libéré des tendances très autoritaires. Ces tendances peuvent se renforcer avec l’évolution de la crise sanitaire. On peut craindre une « stratégie du choc » pour réaffirmer le pouvoir des États et des multinationales. Une hypothèse d’un passage, dans certains pays, de l’austéritarisme à un fascisme néolibéral ne peut pas être exclue.
Les mouvements seront confrontés à la nécessité de la résistance. Elle comportera un premier volet de luttes pour les libertés démocratiques, pour l’’égalité d’accès aux droits. Elle nécessitera aussi une bataille contre l’hégémonie culturelle de la phase actuelle du capitalisme, contre les idéologies identitaires, sécuritaires et discriminatoires.
Ce sera une des principales tâches du Forum Social Mondial : soutenir et relier les résistances.
8. Mettre en œuvre les alternatives
Les contradictions de la situation vont s’approfondir avec la crise du néolibéralisme et du capitalisme. La conjonction de la crise sociale, de la crise écologique, de la crise sanitaire et de la crise démocratique renforce la prise de conscience des bouleversements en cours. Avec de grands dangers et de grandes possibilités. Pour rappeler Gramcsi, le vieux monde se meurt, le Nouveau Monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Les mouvements doivent participer à la construction du Nouveau Monde. Les alternatives au capitalisme existent, du local avec les transformations, au national avec les luttes pour les droits.
Comme des préfigurations du capitalisme existaient déjà dans le féodalisme, les mouvements peuvent identifier et appuyer les préfigurations du dépassement du capitalisme dans les sociétés actuelles. À l’exemple de l’économie sociale et solidaire qui cherche de nouvelles voies de production tout en luttant contre les récupérations en tout genre. Le Forme social mondial devrait identifier, rendre visible et renforcer toutes les tentatives de dépassement du néolibéralisme et du capitalisme.
9. Réinventer le politique
L’impératif démocratique nécessite une réinvention du politique. La méfiance des citoyens est considérable ; elle remet en cause les formes représentatives et délégatrices. La question démocratique concerne toutes les sociétés, à toutes les échelles, locales, nationales, mondiales. Elle concerne aussi les mouvements et le Forum Social Mondial.
On retrouve cette question dans l’appréciation des tentatives de gouvernements progressistes. Comment concilier une transformation sociale et écologique radicale avec une démocratie réelle ? Comment définir, dans des périodes de transition difficiles, des rapports démocratiques entre mouvements, partis et gouvernements ?
Dans la situation actuelle, les formes du politique sont interpellées. Immanuel Wallerstein disait au Forum Social Mondial de Detroit : c’est vrai qu’il y a 1 % et 99 % ; mais 99 % ça ne suffit pas pour faire une majorité !
Nous devons trouver des modes de coordinations entre les « formes mouvements » et les « formes partis ». Les mouvements doivent définir le rôle politique qu’ils peuvent jouer. Les partis doivent abandonner leur prétention d’organisations d’avant-garde destinées à diriger les mouvements. Ils doivent aussi revoir leur stratégie (créer un parti, pour conquérir l’État, pour changer la société) qui instaure l’État en seul acteur du changement. À ces conditions, les partis, en tant que mouvements, peuvent trouver leur place au Forum Social Mondial.
10. Inventer de nouvelles formes d’organisation du forum social mondial
La nouvelle situation implique de renouveler les formes d’organisation. Il s’agit de l’organisation du Forum Social Mondial en tant qu’événement et en tant que processus. Il s’agit aussi du rôle, de la composition et de l’organisation du Conseil International.
Le débat est ouvert et c’est tout à fait normal. Il y a d’ailleurs eu plusieurs modifications dans l’organisation des Forums sociaux mondiaux.
Parmi les positions exprimées, le débat s’est focalisé autour de positions dites « espace ouvert » ou « espace d’action ». Il est possible de construire un espace qui soit à la fois ouvert et d’action en tenant compte des propositions et des questions soulevées.
L’avantage de l’espace ouvert est de faciliter les alliances et d’éviter les clivages explicites. L’inconvénient est de conduire à une forme de paralysie et d’empêcher des prises de position au nom du FSM, créant un droit de veto de fait. Cet inconvénient est accentué par l’indifférence médiatique par rapport au Forum.
L’avantage de l’espace d’action est de permettre la prise de position du Forum et d’encourager les mobilisations et le soutien aux actions. L’inconvénient est d’ouvrir un espace d’affrontement sur les prises de position.
Est-il possible de trouver une proposition sur les prises de position qui invente une nouvelle forme qui évite le droit de veto d’un côté ou le fonctionnement qu’ont illustré certaines internationales de l’autre. Il s’agit de trouver un moyen de délier consensus et unanimité. Par exemple en poussant à l’adoption de textes qui peuvent être contradictoires et qui rendent public le débat.
Il faut préciser que la parole n’est pas celle du Forum, c’est celle du Conseil International à redéfinir. On voit mal en effet une déclaration commune à 1300 organisations participant à un Forum.
Le débat pourra être conclu au Forum Social Mondial de 2022 à Mexico.
Les limites du FSM ne sont que partiellement liées à ses formes d’organisation ou à ses erreurs. Même si celles-ci ne doivent pas être ignorées. Elles viennent surtout de l’évolution des rapports de forces mondiaux. C’est de là qu’il faut partir pour définir les enjeux.