Sergio Ferrari, Le vent se lève, 5 juin 2020
L’épicentre de la pandémie au niveau mondial s’est transféré depuis quelques semaines au continent américain. Dans l’hémisphère nord, les Etats-Unis et, dans l’hémisphère sud, le Brésil, battent des records planétaires d’infections et de décès. Avec un confinement obligatoire strict décrété le 20 mars, l’Argentine contient partiellement le COVID-19, avec des conséquences humaines bien moindres que certains de ses voisins latinoaméricains. Le 3 juin, on enregistrait plus de 18.000 personnes infectées et environ 570 décès.
« Nous affrontons une situation complexe et instable. Tout peut changer d’une heure à l’autre. Les statistiques peuvent exploser si l’on cesse d’agir efficacement durant deux ou trois jours », explique le docteur Daniel Gollan, ministre de la santé dans la province de Buenos Aires.
Etat dans l’Etat, avec environs 17 millions d’habitants, Buenos Aires regroupe 40 % de la population du pays et peut être comparé démographiquement à la Suisse plus l’Autriche. Sa superficie de 307.000 km2 égale les dimensions, ensemble, de la Suisse, de l’Autriche, de la Belgique, de la Hollande, du Luxembourg, du Danemark et 80 % du Portugal. Cette concentration et cette extension géographique illustrent le défi de donner une réponse au Covid-19.
Le rôle décisif des acteurs sociaux
Hormis le confinement, le facteur essentiel de la réponse effective à la pandémie, ce sont « les ressources investies par l’Etat et les provinces [cantons] et la méthodologie communautaire participative. Nous n’attendons pas les bras croisés au ministère, nous avons parcouru la province pour détecter, activement, les personnes contagieuses ». Cette logique permet de faire face à cette situation aussi inattendue qu’exceptionnelle, explique le Dr Gollan au journal Le Courrier.
Gollan se réfère à l’incorporation active de la communauté organisée, les mouvements sociaux qui, avec une formation et fournis des vêtements appropriés, agissent comme facteurs d’alerte rapides. Les promoteurs de santé ou les référents sociaux sont en charge d’une manzana (organisation urbaine de 100 mètres sur 100 mètres), un territoire qu’ils connaissent bien, qu’ils parcourent chaque jour et sur lesquels ils peuvent informer quasi instantanément. De plus, ils sont nourris par les informations reçues de leurs propres voisins.
Cette activité militante et bénévole, la réponse territoriale, est l’une des quatre pattes du schéma de détection rapide des cas à Buenos Aires. La seconde, les informations arrivant des centres de santé, répartis dans tous les quartiers et toutes les municipalités. Une méthodologie complémentaire est l’analyse, comme cela s’est fait dans plusieurs pays européens, des cloaques dans les zones de plus grande concentration urbaine. Et le quatrième canal est une ligne téléphonique ouverte et gratuite, le n° 148, où toute personne peut consulter en cas de signes d’une possible contagion.
Tout cet ensemble de données est concentré dans un synthème informatique central indiquant en permanence le développement de la pandémie. « Le concept de la communauté soignant la communauté joue aujourd’hui un rôle décisif et marque l’exceptionnalité de la réponse que nous donnons en Argentine, si nous la comparons à la situation latinoaméricaine », explique le ministre provincial de la santé, qui relève la bonne gestion de la pandémie aussi dans le pays voisin, l’Uruguay.
Cette participation citoyenne active n’est pas née maintenant face à cette crise sanitaire, explique-t-il. Elle vient d’une large participation sociale, très importante en Argentine. Et elle est puissante grâce à une politique étatique, « développée par un gouvernement national, populaire et humaniste, qui a décidé dès la première heure, d’opter pour sauver des vies et préserver la capacité hospitalière en évitant une augmentation explosive de la courbe de la contagion ». Le gouvernement n’est pas entré dans le faux dilemme entre vie et chute de la production. « Nous observons que certains pays d’Europe et de notre continent, qui n’ont pas voulu établir des mesures de quarantaine, payent aujourd’hui un prix énorme en raison du coût humain, de la chute de la production, et de l’inévitable crise économique en croissance ».
Daniel Gollan énumère l’infrastructure mise à disposition dans la province : 16.000 chambres d’isolement ont été conditionnées seulement à Buenos Aires ; on dénombre 1.200 chambres de thérapie intensive, sans comptabiliser celles du secteur privé. Pour le moment, l’occupation due au COVID-19 ne dépasse pas 4 % de ce total. En incluant d’autres pathologies, au début juin, elle atteint 40 %. La province dispose toutefois d’une réserve de 60 % de son infrastructure sanitaire.
« Le moindre mal »
Jusqu’ici, les résultats de cette politique de contention « sont positifs », estime Daniel Gollan. Il compare la basse mortalité de l’Argentine de 1,2 % de décès pour 100.000 habitants, par rapport à l’Equateur (19,5 %), au Pérou (13,7 %) ou au Brésil (13,8 %). « Les images des fosses communes dans plusieurs endroits du Brésil me terrorisent ». En effet, ce pays paie un prix élevé en raison de la politique antisociale de son gouvernement, souligne-t-il. « Je ne voudrais pas vivre cela ni dans ma province, ni dans aucun autre lieu de l’Argentine ». Le 3 juin, le Brésil dénombrait 555.000 personnes infectées et plus de 30.000 morts (https://cornovirus.jhu.edu/map.html).
Pour être réaliste, les prévisions futures sont plus préoccupantes. Les effets économiques de la crise vont être significatifs et laisseront des séquelles sociales très fortes. Sur le plan médico-sanitaire, par exemple, « l’interruption du suivi et des contrôles d’autres maladies se répercutera sur le système de santé publique. Nous avons dû choisir le moindre mal : affecter toutes les ressources à la lutte contre le coronavirus pour éviter les centaines de milliers de victimes potentielles », conclut le Dr Gollan.