L’opinion publique arménienne est sous le choc. Le fossé entre le monde imaginé avant le 27 septembre et l’issue désastreuse de la guerre est trop large pour être comblé. Beaucoup sont à la recherche de traîtres, de conspirateurs. La cible la plus identifiable pour ce déferlement de douleur est la direction politique de Nikol Pachinian et sa personne.
Crier «traître» jusqu’au dernier souffle de ses poumons n’est certes pas utile. La défaite est bien plus profonde que cela. Elle est avant tout militaire, comme vu sur le champ de bataille. Les forces armées arméniennes n’étaient manifestement pas prêtes à mener le type de guerre qui leur a été imposé. La défaite est aussi diplomatique, l’incroyable isolement dans lequel se trouve l’Arménie. Surtout, elle a été stratégique: de nombreuses croyances et présomptions – qu’elles soient ouvertement débattues ou qu’elles fassent l’objet d’un consensus tacite – se sont révélées fausses.
La chasse aux «traîtres» ne facilitera pas l’exercice nécessaire de l’autocritique. Par définition, le traître est l’autre, l’étranger, qui prétend faussement appartenir au «nous». Le seul résultat de la recherche de complots consiste à imposer une censure en étouffant le débat et en empêchant toute possibilité de compréhension des échecs passés comme de se préparer à affronter un nouvel avenir beaucoup plus compliqué.
La défaite militaire est le résultat d’un échec stratégique. L’Arménie s’est retrouvée non seulement opposée aux forces armées de l’Azerbaïdjan, elles-mêmes supérieures en nombre et en armement. Mais aussi, l’Azerbaïdjan a réussi à s’assurer la participation des militaires turcs, ainsi que des mercenaires syriens, tout en s’assurant que la Russie n’interviendrait pas.
La défaite réside dans l’incapacité de voir ce que la direction azerbaïdjanaise préparait et de tout faire pour l’empêcher.
Avec une telle disposition des forces, et sans un alignement égal du côté de l’Arménie, la défaite militaire était une question de jours.
Opportunités manquées
Entre la première guerre du Karabakh et la seconde guerre, il y a une longue période de 26 ans, avec diverses occasions manquées de résoudre le conflit par la négociation. L’échec doit être attribué à de fausses croyances, à des idées erronées qui ont conduit à des politiques illusoires.
Alors que la région de conflit du Karabakh a connu de nombreuses années de stabilité relative, le monde autour d’elle changeait rapidement et dangereusement. Regardez les guerres en Irak et en Syrie, non loin du Caucase. La «guerre des quatre jours» d’avril 2016 [sur la frontière qui sépare le Haut-Karabakh de l’Azerbaïdjan] a montré clairement que le statu quo de 22 ans au Karabakh était terminé, que le danger de guerre était réel et que la prochaine guerre ferait beaucoup plus de victimes que la première guerre du Karabakh.
Le retrait russe [de la région] s’est terminé avec la guerre de 2008 [entre la Géorgie et la Russie, qui appuie la province séparatiste d’Ossétie du Sud, et maintient des troupes en Ossétie du Sud et en Abkhazie]. Il a été remplacé par des politiques expansionnistes affirmées. Ce n’était un secret pour personne que Moscou voulait voir ses troupes également dans la région du Karabakh. La Turquie a de même changé de manière spectaculaire: le coup d’État manqué de juillet 2016 a durci la politique turque, à la fois sur le plan interne mais aussi dans le cadre d’une série d’opérations extérieures. Si Moscou et Ankara se sont souvent opposés, ils ont néanmoins réussi à conclure des accords au nom de leurs junior partenaires locaux.
Le conflit du Karabakh avait commencé en 1988 comme une lutte pour l’autodétermination de la population arménienne au sein de ce qui était la Région autonome du Haut-Karabakh. La guerre qui a suivi, en 1991-1994, a été imposée à la population du Karabakh. À plusieurs reprises au cours de la première guerre, le Karabakh a risqué de perdre la guerre et d’être anéanti. Ce fut le cas lorsque les forces azerbaïdjanaises, sous la bannière du leader nationaliste Abulfaz Elchibey [président de la république azerbaïdjanaise de juin 1992 à septembre 1993], ont occupé quelque 40% des terres du Karabakh durant l’été 1992. C’est une résistance arménienne acharnée et coûteuse qui a renversé la vapeur en [avril] 1993, et qui a conduit à l’occupation de Kelbajar et des autres territoires.
Point de rupture
Pendant de nombreuses années, les négociations ont été basées sur la restitution de ces territoires et, en contrepartie, sur la reconnaissance de l’autodétermination des Arméniens du Karabakh. Au fil du temps, le narratif a changé. Mais il n’a jamais été discuté ouvertement, jamais complètement assumé. Par contre, au lieu de chercher un compromis, d’essayer de mettre fin à une situation tendue qui coûtait à l’Arménie – et à l’Azerbaïdjan – des centaines de millions de dollars chaque année, au lieu d’envoyer des jeunes hommes dans des tranchées rappelant la Première Guerre mondiale, de nouveaux slogans sont apparus: «Nous ne rendrons aucune terre». Cela était destiné à répondre au refus de l’Azerbaïdjan d’accepter la volonté d’autodétermination du Karabakh. En refusant de restituer les terres occupées, on mettait fin à toute négociation éventuelle. En mettant fin aux négociations, c’était déjà le premier pas vers une nouvelle guerre.
Au lieu de saisir les changements dans la géopolitique régionale, au lieu de voir les feux rouges allumés, l’administration de Nikol Pachinian a mené le pays dans la direction du conflit, et non pas de l’en éloigner.
Une terre symbolique
Mais quelles étaient ces terres que tant de gens refusaient de rendre? Il s’agit de villes et de villages abandonnés et détruits d’Azerbaïdjanais, déplacés de force pendant la première guerre. Il n’y avait personne qui y vivait. Il n’y avait que des tranchées, où les soldats étaient envoyés pour passer leurs jeunes années. La terre que de nombreux partisans de la ligne dure refusaient de rendre n’était pas une vraie terre. C’était une terre symbolique.
Il est seulement ironique qu’une nation de la Diaspora soit si obsédée par le territoire, à l’ère de la mondialisation.
La terre, la terre vide, la terre symbolique, est devenue plus importante que les personnes. Cela a conduit à une série de bévues politiques. Un seul exemple: selon de récents entretiens de Vladimir Poutine, une des exigences de Bakou avant la guerre était le retour des civils azerbaïdjanais à Chouchi/Shusha, ce qui a été rejeté par Erevan. Imaginez que cela soit accepté et que les Azerbaïdjanais de souche reviennent vivre aux côtés des Arméniens de souche, et que l’administration arménienne de la ville prenne des mesures pour les intégrer, créer des écoles bilingues et gérer ensemble les affaires municipales. Cela aurait été le premier pas, sain, pour sortir de la logique du conflit et recommencer à apprendre la coexistence comme à partager la vie quotidienne. Imaginez toutes les occasions perdues d’expérimenter des structures – administratives, politiques, culturelles – où les membres des deux communautés participent côte à côte. Ce n’est pas impossible: au début du XXe siècle, il existait même des partis politiques comptant des membres d’origine arménienne et azérie, ainsi que des Kurdes et des Géorgiens, des Russes et des Perses.
Ce sont les horreurs du début du XXe siècle qui ont mis fin à cette expérimentation, cette coexistence et ce pluralisme. N’est-il pas temps de revenir en arrière et de corriger les méfaits du passé?
Un coût élevé
La guerre a eu un coût élevé pour la partie arménienne: la mort de milliers de jeunes hommes, la défaite et la perte de territoire. Mais l’Arménie est aussi plus que jamais sous protection russe. L’Azerbaïdjan a gagné la guerre, mais aussi à un prix élevé, et pas seulement par le grand nombre de victimes. L’Azerbaïdjan doit payer le prix de l’aide turque, et de la «neutralité» russe pendant les 44 jours du conflit. Aujourd’hui, à l’ouest de l’Azerbaïdjan, il y a des troupes russes, ce que Bakou a essayé d’éviter depuis son indépendance de l’Union soviétique. Beaucoup en Azerbaïdjan s’inquiètent de ce fait: le retour des soldats russes. Moins discutées à Bakou sont les conséquences de l’influence croissante de la Turquie, le possible déploiement de troupes turques sur le territoire azerbaïdjanais.
Combien de pays ont simultanément des militaires russes et turcs stationnés sur leur territoire? Et quelles en sont les conséquences?
La guerre s’est terminée par un gagnant et un perdant. Mais à long terme, les deux pays découvriront qu’ils sont moins souverains aujourd’hui qu’avant le 27 septembre 2020.
Ne laissons pas se créer de nouvelles «certitudes». L’accord du 9 novembre est un accord de cessez-le-feu et un accord politique. Il est d’une durée de cinq ans. Il a éteint – temporairement – un volcan en activité. Ne considérez pas cette situation comme une solution définitive. Ne comptez pas sur la présence russe «pour toujours». Souvenez-vous que même l’Union soviétique a un jour abandonné cette région et est partie.
Il aurait été possible d’éviter la deuxième guerre du Karabakh. La défaite est inscrite dans les 26 années perdues durant lesquelles une solution pacifique n’a pas été trouvée. Vu de loin, non seulement l’Arménie est très petite, mais aussi l’Azerbaïdjan. Si les deux parties continuent à refuser de se parler et de résoudre leurs problèmes, alors les États aux ambitions impériales accompliront cette tâche à leur place.
N’est-il pas temps pour les Arméniens et les Azerbaïdjanais de se parler? [1] (Article publié sur le site Agos, le 27 novembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Voir mon appel au dialogue à Agos du 11.10.2019, en langue turque, sur le site http://www.agos.com.tr/tr/yazi/23038/ermeni-ve-azeri-diasporalari-icin-diyalog-zamani. Et en anglais le 10.07.2019 sur le site http://www.agos.com.tr/en/article/23008/time-for-armenian-and-azerbaijani-diasporas-to-talk-to-each-other