BERNARD DRÉANO, Basta, 6 OCTOBRE 2020
Depuis le 27 septembre des combats de grande intensité se déroulent entre forces arméniennes et azéries autour de la région du Nagorny-Karabagh. Alors que la Turquie envenime le conflit, l’Union européenne est davantage préoccupée par ses intérêts gaziers. Une analyse de Bernard Dréano, membre du réseau Helsinki Citizens Assembly, très actif dans la région du Caucase.
Lors de la chute de l’empire tsariste en février 1917, puis dans les années qui ont suivi, les régions du Caucase – au sud et au nord des montagnes du Caucase – ont connu de nombreux conflits violents qui ont duré plusieurs années. Les bolchéviks ont fini par contrôler toute la région, créant une éphémère république de Transcaucasie, puis, en 1936 trois républiques différentes au sein de l’URSS : la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Dans chacune des républiques existent différentes ethnies minoritaires plus ou moins nombreuses et des majorités géorgiennes (de langue géorgienne et en majorité de confession chrétienne orthodoxes), arméniennes (de langue arménienne et en majorité de confession chrétienne apostolique) et azéries (de langue proche du turc et de confession en majorité musulmane).
Staline a défini les frontières de ces nouvelles républiques en créant des zones souvent problématiques. De nombreuses populations sont déplacées. La région du Nakhitchevan, bien que située à l’ouest de l’Arménie, est rattachée à l’Azerbaïdjan, et la plupart de ses habitants arméniens sont déplacés. La région du Nagorny-Karabagh, à l’est de l’Arménie – Nagorny signifie « haut » en russe, Karabagh, « jardin noir » en turc – et peuplée en grande majorité d’Arméniens, est séparée du territoire de la République soviétique d’Arménie par le corridor de Lachin. La ville de Chouchi (en azéri) – Choucha (en arménien) – est un des centres de la culture littéraire et musicale azérie.
La première guerre de 1988-1994 : 30 000 morts et plus d’un million de déplacés
Les Arméniens du Nagorny-Karabagh demandent en 1988 le rattachement de leur province à l’Arménie, revendication soutenue par tous les Arméniens d’Arménie et la grande majorité de l’intelligentsia russe. Ce rattachement est refusé par le gouvernement soviétique de Mikhaïl Gorbatchev, et rejeté par celui d’Azerbaïdjan.
La guerre commence durant l’automne 1988 et s’achèvera en juin 1994 avec la victoire des troupes arméniennes. Elle va faire plus de 30 000 morts et provoquer le déplacement de plus de 400 000 Arméniens – qui vivaient dans les grandes villes d’Azerbaïdjan, en particulier à Bakou – et de 800 000 Azerbaïdjanais qui vivaient au Nagorny-Karabagh, dans les territoires conquis par les Arméniens (corridor de Lachin et rive gauche du fleuve Araxe) et en Arménie.
Pendant que les combats faisaient rage, plusieurs organisations des sociétés civiles d’Arménie et d’Azerbaïdjan vont travailler ensemble, avec le soutien d’autres associations, géorgiennes et internationales. C’est ainsi que Anaïs Bayandour (d’Arménie) et Arzu Abdulayeva (d’Azerbaïdjan), recevront pour leurs actions le prix Olof Palme pour la paix en 1993. Elles sont toutes deux membres du réseau Helsinki Citizens’ Assembly (HCA, fondé à Prague en 1990) qui va multiplier à la fin des années 1990 et au début des années 2000 des initiatives dans le Sud-Caucase : réseau de femmes, de jeunes, de familles de victimes de guerre, réunions à Bakou comme à Erevan et en Géorgie, ainsi que le dialogue arméno-turc.
Le Groupe de Minsk, formé par l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe OSCE et coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie, est chargé à partir de 1994 de la négociation pour un accord de paix. Plusieurs idées sont mises en avant : modification des frontières, obtention d’un statut du Nagorny-Karabagh similaire à celui des îles Åland (archipel peuplé de Suédois sous juridiction finlandaise), indépendance sous contrôle similaire à celle accordée au Kosovo à l’époque, affirmation des droits de tous les réfugiés… Heydar Aliyev, l’ancien chef de l’Azerbaïdjan soviétique, qui a repris le contrôle du pays en 1993 et négocié le cessez-le-feu, semble favorable à une négociation… que Robert Kotcharian devenu l’homme fort de l’Arménie, ne souhaite guère, ne voulant pas entendre parler d’un quelconque retrait de tout ou partie des territoires conquis en dehors du Nagorny-Karabagh ou de retour d’Azéris à Choucha.
Le régime azéri sombre dans le népotisme et une propagande revancharde…
Pendant la guerre, la Russie fournit des armes et des conseillers à l’Azerbaïdjan, tout en soutenant les Arméniens, puis obtient un accord de défense avec l’Arménie et l’installation de soldats russes sur son territoire. La Turquie soutient l’Azerbaïdjan et ferme sa frontière terrestre avec l’Arménie du fait du conflit. Elle a, à l’époque, des velléités d’adopter une position plus médiatrice après la prise de pouvoir des islamo-conservateurs en 2003 et de la politique « zéro problème avec les voisins » du ministre des affaires étrangères Ahmet Davatoglu. Les Américains ont publiquement soutenu les Arméniens, du fait notamment de l’activité de la diaspora arménienne aux
États-Unis… et, bien plus discrètement, les Azerbaïdjanais pour des raisons pétrolières, et dans leur souci d’encercler l’Iran, la République islamique d’Iran soutenant de son côté l’Arménie.
L’arrivée d’Ilham Aliyev (fils de l’ancien président Heydar) au pouvoir en Azerbaïdjan en 2004 va entraîner une dégradation continue de la situation. D’une part, la situation des droits humains en Azerbaïdjan va se dégrader, surtout après 2011 et la peur d’une contagion des « printemps arabes » ; d’autre part par l’enrichissement considérable de la mafia au pouvoir, du fait des ressources gazières et pétrolières du pays. Cet enrichissement s’accompagne d’un accroissement vertigineux des inégalités, d’une propagande nationaliste et revancharde, et d’un achat massif d’armements, principalement russe, israélien, turc, parfois français, sans compter les accusations de trafic d’armes en liaison avec les Saoudiens. L’Arménie et l’Azerbaïdjan sont théoriquement sous embargo décrété par l’ONU depuis 1992… La baisse des prix du pétrole et la dégradation de la situation économique et sociale en Azerbaïdjan va provoquer une accentuation du discours nationaliste, jusqu’aux incidents graves déclenchés par l’armée d’Azerbaïdjan au Nagorny-Karabagh en 2016.
…tandis que le gouvernement arménien corrompu est renversé par une révolution non-violente
Côté arménien, les gouvernements de Robert Kotcharian, Président de la république de 1998 à 2008, et de son successeur Serge Sarkissian jusqu’en 2018, sont aussi caractérisés par la corruption et la violation des droits humains – de manière moins catastrophique qu’en Azerbaïdjan – et par une volonté des autorités arméniennes de maintenir un statu quo supposé leur être favorable. Le régime arménien corrompu est renversé par la révolution non-violente de 2018 qui porte Nikol Pachinian au pouvoir. Mais la marge de manœuvre de celui-ci est très limitée.
La lutte pour l’arrêt immédiat des combats, et le redémarrage d’un processus pour une paix durable en Azerbaïdjan est indispensable… mais difficile. Car l’environnement géopolitique a lui aussi évolué. Le gouvernement turc de Recep Tayyip Erdoğan abandonne la politique du « zéro problème avec les voisins », accentue son discours nationaliste et multiplie les aventures militaires, d’abord en Syrie, puis en Lybie. Il semble être directement intervenu dans l’actuel conflit : un chasseur arménien aurait été abattu par un avion turc, des mercenaires syriens recrutés par la Turquie seraient impliqués sur le terrain.
L’Union européenne davantage préoccupée par son corridor gazier
Les Russes ne peuvent pas sans risque laisser l’Arménie s’effondrer, mais dans quelle mesure ont-ils les moyens de faire pression sur l’Azerbaïdjan ? Vladimir Poutine attend peut être un épuisement des uns et des autres, notamment des Arméniens, pour imposer son influence…
Les États-Unis sont hors course pour cause d’élection présidentielle, les Européens guère efficaces, l’Union européenne ayant des intérêts pétroliers notables en Azerbaïdjan [plusieurs entreprises européennes sont parties prenantes du « Corridor gazier Sud », un gazoduc en cours de construction sur 3500 kilomètres, entre la mer Caspienne et le sud de l’Italie, pour importer le gaz azéri (consulter à ce sujet notre Observatoire des multinationales), ndlr].