Pourquoi militer pour le climat quand on a 24 ans et qu’on vit à Kampala, la capitale ougandaise ? Rencontre avec Vanessa Nakate, organisatrice de grèves : « La justice climatique, c’est défendre les communautés les plus touchées. »
Jade Lindgaard, tiré de Médiapart
Elle est entrée avec fracas sur la scène publique internationale par un scandale dont elle se serait bien passée : photographiée à Davos, en Suisse, en janvier 2020, avec Greta Thunberg et d’autres jeunes activistes blanches pour le climat lors d’une conférence de presse, Vanessa Nakate est la seule à ne pas figurer sur le portrait finalement publié par Associated Press. À 22 ans, la militante ougandaise retourne le stigmate de cette humiliation en publiant une vidéo de réaction qui devient virale.
« Il était impossible de ne pas remarquer que, des cinq femmes qui avaient posé pour la photo, j’étais la seule non-Européenne et la seule Noire. Par ce recadrage, on ne m’avait pas juste éliminée, moi, on avait gommé un continent entier », écrit-elle en ouverture de son livre Une écologie sans frontières (Harper Collins, 2021).
Un an et demi plus tard, sa notoriété décuplée – au point de se retrouver en couverture de Time début novembre – et sa combativité ragaillardie, elle fait partie des activistes présent·e·s à Glasgow pour la COP26. Participante au mouvement Fridays for Future de grèves pour le climat, lancé par la Suédoise Greta Thunberg, la créatrice du mouvement Rise Up, Vanessa Nakate, demande l’arrêt du financement des énergies fossiles. À ce titre, elle s’oppose aux forages pétroliers Tilenga et au gigantesque projet EACOP (East African Crude Oil Pipeline, un oléoduc chauffé de 1 443 km de long qui doit traverser l’Ouganda et la Tanzanie) développé par TotalEnergies.
Elle exige tout autant la justice climatique et le paiement par les pays riches des « pertes et préjudices », ces compensations pour les destructions irréversibles subies par les habitant·e·s des pays pauvres en raison de la crise climatique. Dans son livre, elle témoigne de son jeune parcours militant et explique les énormes enjeux de la crise climatique pour le continent africain.
Mediapart l’a rencontrée et interviewée lors de son passage à Paris, alors que des salarié·e·s de l’organisation de la société civile ougandaise Afiego, très engagée dans le soutien aux habitant·e·s touché·e·s par les projets pétroliers, étaient détenu·e·s par le gouvernement à Kampala.
Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez entendu parler du dérèglement climatique ?
Vanessa Nakate : Oui. La première fois que j’ai entendu parler du changement climatique, c’était à l’école, pendant un cours de géographie. Mais c’est après, étudiante, en 2018, que j’ai compris l’ampleur du problème. J’allais finir un cursus en administration des affaires à l’université, et j’avais quelques mois de libres avant la cérémonie de clôture, la graduation. Je voulais en profiter pour faire quelque chose d’utile. J’avais entendu parler des sécheresses, des inondations, des coulées de boue. Mais je n’avais pas compris à quel point le changement climatique bouleversait déjà la vie des gens : des villages sont détruits, des personnes perdent leur logement, des fermes disparaissent. C’est là que j’ai décidé que je devais agir.
Venez-vous d’une communauté directement touchée ?
Non, je vis à Kampala [la capitale de l’Ouganda – ndlr]. Je n’ai pas directement subi les impacts de la crise climatique. Mais quand il pleut énormément, même cette agglomération de 1,6 million d’habitants connaît des inondations. Au point que marcher en ville devient dangereux. Des personnes y ont été emportées par les flots. Il y a quelques semaines, avant de venir en Europe, j’étais avec des amis en centre-ville. Il avait énormément plu. On a vu des cadavres étendus à l’intérieur d’un camion de police : c’étaient des personnes noyées. C’est effrayant. Et je sais bien que l’impact de ces catastrophes climatiques est bien pire dans d’autres parties du pays : d’énormes glissements de terrain et des coulées de boue ont emporté des écoles et déplacé des milliers de personnes dans les régions montagneuses, à l’est.
Pourquoi avoir choisi l’activisme pour agir pour le climat ?
Ma source d’inspiration a été le mouvement Fridays for Future qui organise des grèves pour le climat. Quand j’ai vu Greta Thunberg, si jeune, beaucoup plus jeune que moi, avoir le courage de s’asseoir seule avec sa pancarte devant le Parlement suédois, j’ai trouvé que c’était une manière géniale de favoriser la prise de conscience. Je n’aurais jamais eu cette idée ! Le courage et la confiance en soi qu’il faut pour faire ça… Si une jeune personne y arrivait, alors je pouvais aussi faire quelque chose dans mon pays. Et donc organiser des grèves pour le climat. Au début, j’avais vraiment peur d’aller dans la rue et de faire face aux gens. Je craignais de me retrouver quelque part et que tout le monde me regarde. Dans mon pays, c’est mal vu pour une jeune femme seule de traîner dehors. Mais j’ai décidé de surmonter cette peur parce que je ressentais une urgence.
Comment s’est passée votre première grève pour le climat ?
J’étais avec trois cousins et deux de mes frères. C’était un dimanche. J’avais choisi quatre endroits successifs où aller pour que le plus de monde possible nous voie : un marché, un centre commercial, un mall [une galerie marchande – ndlr] à côté d’une station-service Shell et enfin un supermarché.
On a découpé du papier dans les cahiers de ma sœur, étudiante en arts, et nous avons écrit en anglais : « La nature, c’est la vie », « Quand on plante un arbre, on plante une forêt », « Tous en grève pour le climat ». Et un slogan plus sarcastique : « Merci pour le réchauffement ! » Des messages faciles à comprendre. La plupart nous regardaient en se demandant ce qu’on faisait là un dimanche matin. Mais on a eu une réaction positive : une dame est venue nous dire que ce qu’on faisait était important. Et elle nous a alertés sur des coupes d’arbres prévues pour la construction d’une école. Ensuite, on a continué jusqu’à maintenant.
Mais l’organisation de ces grèves du climat est différente de celles qui se passent en Europe ou aux États-Unis. C’est très difficile pour nous d’organiser de grosses grèves dans la rue, elles ne sont pas autorisées. Donc nous privilégions les interventions dans les écoles et faisons en sorte que les manifestations se déroulent à l’intérieur des établissements. Parce que, aussi, ce n’est pas facile pour les lycéens et collégiens de sécher leurs cours pour faire grève. Ils risquent d’être renvoyés.
L’éducation est une priorité dans mon pays. Beaucoup d’élèves savent que leurs parents se sont battus pour les inscrire à l’école et payer leur éducation. Donc ils ont peur de ce qu’ils pourraient ressentir s’ils les voyaient quitter l’école. Comme il y a beaucoup de pensionnats en Ouganda, à la campagne, ils n’ont pas vraiment d’endroits où faire une grève.
Vanessa Nakate, à Paris, le 21 octobre 2021. © Sébastien Calvet / Mediapart
Parmi les réactions à vos grèves pour le climat, vous a-t-on opposé la nécessité économique de travailler ?
Oui. J’ai des amis qui ne comprennent pas ce qu’on dit. Parce que pour eux, travailler dans une station-service, c’est une question de survie. Cela permet d’avoir un revenu qui peut faire tenir leur famille pendant un mois. La plupart des gens que je connais travaillent pour assurer leur survie quotidienne. C’est dur de leur expliquer qu’ils devraient quitter leur boulot pour telle ou telle raison. C’est pourquoi il est très important que les multinationales et les gouvernements arrêtent de financer les forages de gaz et de pétrole en Afrique. On peut bâtir une société propre avec des énergies renouvelables qui fourniront des emplois.
Je connais aussi des personnes qui travaillent pour des entreprises liées au projet d’oléoduc EACOP. Nous avons discuté. Le même argument revient toujours : « Mais que veux-tu que je fasse ? » Ils connaissent les impacts du projet. Mais ils ont besoin de trouver le moyen de tenir jusqu’au lendemain. C’est pourquoi je n’aime pas faire des reproches aux individus. Bien souvent, ils sont piégés par un système qui ne leur permet pas de vivre une vie écologiquement durable. Beaucoup de sociétés sont prises au piège d’un système destructeur. C’est pourquoi il faut changer de système pour leur permettre de se nourrir et de se déplacer autrement.
Demandez-vous l’arrêt du projet d’oléoduc EACOP ?
Oui. Car nous sommes en pleine urgence climatique. Nous avons besoin que les projets d’hydrocarbures soient mis à l’arrêt si l’on veut limiter la hausse des températures à 1,5 °C. Il faut laisser le pétrole et le gaz dans le sol. À cause d’EACOP, des habitats de la faune sauvage vont être détruits (voir ici). De l’eau risque d’être polluée. Mais dans mon pays, quand les gens m’entendent dire cela, ils me voient comme une ennemie du progrès et de l’économie.
Que leur répondez-vous ?
Que je les comprends. Je me souviens que lorsque j’étais à l’école primaire, vers 2006, les enseignants nous parlaient de la découverte des gisements pétroliers du lac Albert [là où Total et la China National Offshore Oil Corporation développent les forages de Tilenga – ndlr]. Et ils nous encourageaient à nous demander ce que cela allait apporter au pays. La découverte de ce pétrole, pour beaucoup de monde, c’est la promesse de la richesse, de la sortie de la pauvreté. Moi aussi j’ai pensé que cela nous aiderait à avancer et à connaître le progrès. Puis je me suis renseignée sur le sujet.
Il est possible que tout le monde ne comprenne pas les impacts des projets Tilenga et EACOP. Mais les dirigeants, eux, les comprennent ! Les multinationales qui les développent comprennent très bien et les gouvernements aussi. C’est leur responsabilité de diriger cet argent vers des sources d’énergies plus propres. Si ce qu’ils veulent vraiment, c’est créer des emplois, il y a plein d’autres façons de le faire.
Est-ce à l’État ougandais ou aux pays riches, comme la France, de faire les efforts économiques nécessaires à l’abandon de l’extraction du pétrole ?
Face aux dérèglements climatiques, on a tous des responsabilités à prendre. Il y a différentes manières de les assumer. C’est quand même drôle de voir à quel point les pays riches continuent de financer des projets d’énergies fossiles mais ne mettent pas assez d’argent dans les pertes et préjudices [« loss and damage », la compensation pour les pertes et préjudices inévitables ou irréversibles lorsque l’adaptation au changement climatique n’est plus possible – ndlr] que leur réclament des pays pauvres. C’est très perturbant quand même. Comment pouvez-vous financer un projet dont vous savez qu’il va détruire des communautés et dérégler le climat, et en même temps ne pas vouloir donner de l’argent aux communautés qui souffrent des conséquences de ces projets ?
Les pays riches ont une responsabilité, il y a tellement d’argent qu’ils devraient donner. Mais les pays africains aussi : celle de protéger leurs habitants et leur société. Ils ont la responsabilité de refuser cet argent destiné aux énergies fossiles et de l’obtenir pour développer les énergies renouvelables. Pour moi, le cœur du problème, ma principale revendication, c’est : arrêtez de financer les énergies fossiles.
Vanessa Nakate, à Paris, le 21 octobre 2021. © Sébastien Calvet / Mediapart
Qu’est-ce que la justice climatique pour vous ?
C’est très important. C’est plus qu’une histoire de panneaux solaires et de transports propres. Le changement climatique, c’est plus que la météo, plus que des statistiques : le sort de nombreuses personnes est en jeu. La justice climatique, c’est défendre les communautés les plus touchées. Elles devraient être au cœur du mouvement climat. Nous avons besoin de financements pour les pertes et préjudices. Les communautés ne peuvent pas s’adapter à la destruction de leurs lieux de vie, de leur culture, de leurs traditions, de leur histoire. Ou à leur extinction. Les familles ne peuvent pas s’adapter à la faim.
Beaucoup d’activistes en Ouganda, et dans le reste de l’Afrique, mènent des projets de transformation dans leur communauté, installent des panneaux solaires peu chers, des fours culinaires propres, développent l’éducation pour garder plus de filles à l’école. On n’a pas besoin que des gens viennent nous expliquer ce qu’il faut faire, ou nous apporter des « solutions ». On a besoin par contre d’amplifier ce type de projets déjà en cours, et d’argent pour les financer.
Avez-vous besoin de plus de soutiens du mouvement climat international ?
Oui, nous avons besoin de plus de soutiens : en ressources mais aussi pour notre protection. Parler d’un projet comme EACOP met en danger les activistes. Une de mes amies a reçu des pressions : on lui a dit que si elle voulait garder son travail, elle devrait arrêter de parler de ce sujet. L’activisme ne nous paie pas. Nous sommes activistes mais nous avons besoin de travailler.