Cédric Leterme, extrait d’un texte paru dans Alternatives Sud, 19 avril 2021
Aujourd’hui, la Chine compte 1,4 milliard d’habitants. Et ce n’est plus uniquement sa capacité à tirer profit de son vaste réservoir de main-d’œuvre qui inquiète les chancelleries occidentales.
Sur les quarante dernières années, le PIB chinois s’est envolé d’un niveau proche de celui de l’Espagne (environ 195 milliards de dollars) à un niveau qui se rapproche aujourd’hui de celui des États-Unis (14 000 milliards de dollars contre 21 000 milliards pour les Américains)… et qui devrait bientôt les dépasser. En 2000, le PIB chinois représentait seulement 3,6% du PIB mondial. En 2019, cette proportion s’élevait à 17,8%. La part de la Chine dans le commerce mondial a suivi la même évolution, passant de 3% en 1995 à 12,4% en 2018. Sur la même période, la proportion de Chinois vivant dans l’extrême pauvreté est passée de 88% à 2%, une baisse qui concerne près d’un milliard de personnes.
L’image d’une Chine comme simple atelier du monde et championne de la contrefaçon est désormais largement périmée. En 2019, le géant asiatique a dépassé les États-Unis en termes de nombre de brevets déposés auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. En 2020, pour la première fois, il y avait plus d’entreprises chinoises qu’américaines classées dans le célèbre Global Fortune 500 qui rassemble les 500 plus grosses multinationales de la planète en termes de revenu. Et comme le soulignait la Cnuced en 2019, dans son Rapport sur l’économie numérique, le pays est aujourd’hui le seul à faire jeu égal avec – voire à dépasser – les États-Unis dans des secteurs aussi stratégiques que l’intelligence artificielle, le « Big Data », la 5G ou encore les technologies blockchains.
Un modèle alternatif
Face à un tel bilan, on comprend l’inquiétude qui gagne les Occidentaux. D’autant qu’au-delà des débats qui font rage pour savoir si le modèle chinois relève ou non du néolibéralisme – ou même du capitalisme –, une chose est certaine : il n’a que peu à voir avec les recommandations formulées par les institutions économiques et financières occidentales depuis les années 1980. Aux « thérapies de choc » néolibérales, Pékin a systématiquement privilégié le gradualisme et les essais-erreurs. Et alors que la régulation étatique était vilipendée au profit d’un « nouveau constitutionnalisme » de marché, l’État chinois a toujours veillé à maintenir dans son giron des secteurs et des leviers clés de la politique économique. Bien que leur rôle ait été réduit, les entreprises d’État continuent ainsi de dominer la plupart des secteurs stratégiques en Chine (banques, énergies, infrastructures), et même les entreprises privées doivent se plier à des formes de contrôle plus ou moins strictes qui brouillent souvent la frontière entre secteur public et secteur privé.
L’État planifie et coordonne également l’ensemble de l’activité économique à travers des organes comme la « Commission nationale pour le développement et la réforme », qui est responsable de la formulation et de la mise en œuvre des stratégies de développement économique et social national. Enfin, à travers un contrôle étroit du système financier, Pékin est aussi en mesure « de coordonner l’activité économique d’une manière qui n’est pas possible dans la plupart des pays occidentaux, où la finance privée règne en maître. Cela permet également à l’État chinois de protéger l’économie nationale contre les turbulences des marchés financiers mondiaux.
Mais le plus « inquiétant » pour les Occidentaux vient peut-être de l’erreur d’appréciation qui les a poussés – Américains en tête – à miser sur la « démocratisation » inévitable de la Chine à mesure que le pays s’ouvrirait et se développerait économiquement. Ironiquement, c’est à Hillary Clinton, devenue secrétaire d’État sous Obama, qu’il est revenu de doucher les espoirs suscités par son mari une décennie plus tôt, lorsqu’il défendait l’idée d’une accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme le moyen le plus sûr de pousser le pays à s’ouvrir. Dix ans plus tard, Clinton (Hillary) se rangeait cette fois parmi les « faucons » pour promouvoir une politique de rééquilibrage stratégique visant à contenir la « menace chinoise ». Et dans son discours de juillet 2020, son successeur Mike Pompeo allait jusqu’à déclarer que « si le monde libre ne change pas, c’est la Chine communiste qui nous changera ». On mesure l’ampleur du revirement.
Nouvel homme fort à Pékin
Il faut dire qu’entre-temps, la politique intérieure et étrangère chinoise a également évolué, notamment sous l’impulsion de Xi Jinping, arrivé au sommet de l’État entre 2012 et 2013. Qualifié par certains de président chinois le plus puissant depuis Mao Zedong , Xi arrive au pouvoir dans un contexte de crise alimentée par la corruption, mais aussi par la pollution, la menace terroriste, l’instabilité au Tibet, au Xinjiang et à Hongkong, par un affaissement de la croissance économique, etc..
Pour y faire face, celui qui aime se présenter comme un homme providentiel procède à une concentration du pouvoir inédite depuis le début des réformes, dans les années 1980. Cette concentration s’accompagne d’un virage autoritaire, nationaliste et conservateur qui se traduit à la fois par un durcissement des politiques répressives en interne et par une attitude plus agressive sur la scène internationale.
Vis-à-vis de l’extérieur, exit cette fois l’époque du « taoguang yanghui » (littéralement « fuir la lumière et rechercher l’obscurité ») cher à Deng Xiaoping et qui a largement inspiré la diplomatie chinoise depuis les années 1980. Xi affirme désormais haut et fort les positions et ambitions internationales de Pékin. En témoigne le lancement de programmes phares comme les « Nouvelles routes de la soie » en 2013 ou encore « Made in China 2025 ». Il n’hésite pas non plus à recourir ouvertement à la force ou à la menace pour défendre les intérêts chinois en mer de Chine ou vis-à-vis de Taïwan et de Hong Kong. Plus largement, on lui reproche également de vouloir bouleverser les règles du jeu international à travers un activisme renforcé au sein des Nations unies ou encore la création d’institutions parallèles, à l’image de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), créée en 2014 pour concurrencer les institutions financières occidentales en Asie.
Qui domine le monde ?
Entretemps, les deux piliers de la puissance mondiale des États-Unis – militaire et financière – sont toujours fermement en place ». Les dépenses militaires des États-Unis continuent ainsi de surpasser celles, combinées, des dix plus gros pays qui les suivent dans ce classement. Ils peuvent en outre compter sur un réseau d’environ 800 bases militaires à l’étranger, réparties dans une septantaine de pays. Avec pour conséquences que « les États-Unis peuvent punir toute entreprise ou tout pays qu’ils n’aiment pas en leur imposant des sanctions qui les excluent du système du dollar, et par extension de l’économie mondiale ». Face à cette situation, la Chine cherche bien des alternatives, mais elle reste pour l’heure largement prisonnière de la montagne de réserves en dollars et de titres de la dette américaine qu’elle a accumulée ces dernières décennies…
Mais la vraie question qui mérite d’être posée lorsque l’on s’interroge sur une possible « menace chinoise » est peut-être d’abord celle-ci : une menace pour qui et pourquoi ? À en croire les Américains et les Occidentaux en général, la réponse semble évidente : la Chine est une menace pour le « monde libre », la paix et la stabilité mondiales. Pour les pays du Sud, la situation est plus compliquée. D’abord, parce que le « monde libre » est surtout celui de l’hégémonie américaine, et que celle-ci est plutôt synonyme d’interventions militaires, de néocolonialisme et d’hypocrisie pour beaucoup de pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Entendre Mike Pompeo, par exemple, dénoncer une Chine qui ne respecterait pas les règles internationales ou qui menacerait la démocratie doit faire rire (jaune) les populations du Sud qui ont eu à souffrir de l’unilatéralisme décomplexé des administrations Bush et Trump, pour ne citer qu’elles.
Ensuite, parce que la Chine partage un héritage commun avec le Sud – à la fois comme victime de l’impérialisme et du colonialisme et comme acteur majeur du tiers-mondisme. Un héritage qu’elle n’hésite pas à mobiliser dans ses relations avec le monde en développement. Pour autant, personne n’est dupe. La Chine d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec la Chine de Bandung, et son insistance sur les relations « gagnant-gagnant » cache mal des asymétries croissantes dans ses rapports économiques et politiques avec le Sud.