JEAN-MATHIEU ALBERTINI, Mediapart, 23 MARS 2018
L’élection s’annonçait comme la plus incertaine depuis le retour de la démocratie en 1985. Mais Lula, condamné en seconde instance le 24 janvier, risque de ne même plus pouvoir se présenter. Et dans un pays secoué par des crises successives, le procès du favori des sondages a déjà fortement fait bouger les lignes.
L’ancien président a bien remporté une victoire surprise, ce jeudi 22 mars : le STF (tribunal suprême) a jugé que Lula ne pourrait pas être incarcéré avant le 4 avril prochain, date à laquelle ce tribunal doit statuer sur un habeas corpus qui le protégerait de la prison. Sans cette décision favorable, Lula aurait pu être arrêté dès le lundi 26 mars.
Pour autant, Lula est encore loin d’être tiré d’affaire. Le Parti des travailleurs (PT), après avoir longtemps refusé de considérer un plan B, semble déjà envisager l’arrestation de son leader. Et les 35 % de voix qu’il représente dans les sondages attisent les convoitises.
Pour le PT, des élections présidentielle et législative sans Lula seraient une catastrophe, analyse Maurício Santoro, professeur à l’Université d’État de Rio de Janeiro (UERJ) : « Sans Lula dont il dépend exclusivement, le PT aura non seulement peu de chances de remporter la présidentielle mais il perdra aussi des sièges à l’assemblée nationale. » Avec l’énorme défaite aux élections municipales de 2016, le parti a déjà perdu de nombreuses mairies, autant de points stratégiques qui lui manqueront pour l’élection présidentielle.
Dans un pays aussi immense, l’appui des maires permet de s’assurer des bases électorales fortes. Et les autres noms pressentis n’ont ni la capacité de mobilisation de Lula, ni son charisme. « Au-delà de ses problèmes électoraux, c’est déjà une défaite pour la gauche. Après sa condamnation, je me suis rendue dans une manifestation de soutien à Lula. Il y avait bien la base historique du parti, les syndicats, mais il ne mobilise plus la population. Il y a quelques années, il rassemblait des foules immenses à chaque apparition », souligne Esther Solano, professeur à l’université fédérale de São Paulo (Unifesp).
L’affaiblissement du principal parti ouvre un espace pour de nouvelles candidatures à gauche. Certaines petites formations, qui composaient le Front populaire du Brésil (FBP), alliées de toujours du PT, ont déjà annoncé qu’elles présenteraient leurs propres candidats. « Tous ces gens ont milité ensemble et se disputent maintenant l’espace politique en pariant sur l’affaiblissement du PT », explique Lucio Rennó de l’université de Brasília (UnB) avant de continuer : « Ces élections peuvent être une grande défaite pour le PT et la gauche en général. Il est très possible qu’aucun candidat de gauche ne parvienne au second tour. »
La pulvérisation de la gauche brésilienne est déjà en cours. Et, malgré le choc de l’assassinat de Marielle Franco (Psol) qui aurait pu servir de catalyseur, la gauche partisane ne devrait pas réussir à s’unifier, explique Esther Solano : « À l’inverse des mouvements sociaux qui se mobilisent tous ensemble après ce meurtre, les partis de gauche sont prisonniers de la logique électorale. »
Pour Lucio Rennó, « certains sont compétitifs, comme Ciro Gomes (PDT) ou Marina Silva (Rede). D’autres n’ont aucune chance, comme la candidate du PCdoB, mais se battent pour aller chercher le vote idéologique des partisans de gauche ». Si le Psol est bien parti pour se renforcer à Rio, où l’exécution de Marielle Franco a fortement choqué, le parti a du mal à se structurer dans le reste du pays. Les mieux positionnés, comme Marina Silva, malgré le départ récent de cadres importants qui la fragilise, pourraient alors adopter le discours du vote utile si le candidat du PT était mal placé dans les sondages.
Si Lula a su faire élire Dilma Rousseff en 2010, alors une inconnue du grand public au charisme limité, rien n’indique qu’il pourra réitérer cette performance aujourd’hui. Sa cote de popularité n’est plus aussi élevée qu’à l’époque où il a quitté le pouvoir avec 87 % d’opinions favorables. Reste que différentes études indiquent qu’il pourrait encore réussir à transférer sur n’importe quel candidat entre 30 % et 50 % des votes qui lui sont attribués actuellement.
« Mais la stratégie du PT se présentant comme victime de persécution politique peut s’avérer contre-productive sur le long terme. Tant que Lula sera le candidat, son successeur ne sera pas présenté et aura de moins en moins de temps pour se faire connaître », analyse Lucio Rennó. Pour le chercheur, cette stratégie fonctionne pour le moment, car l’ancien président peut encore compter sur le souvenir de son action durant les années fastes. Mais une fois que la campagne commencera, Lula va concentrer les critiques de l’ensemble de ses adversaires dans une élection qui s’annonce extrêmement violente contre le PT. Or, en habile politicien, Lula a déjà digéré la candidature de Guilherme Boulos pour le Psol, un parti d’habitude très critique envers l’ancien président : « Il a déjà donné sa bénédiction à Boulos, dont il est proche, en assurant qu’il ne l’attaquerait pas. C’est comme un pacte de non-agression pour se protéger de certaines critiques à gauche. Il a fait la même chose avec Marina Silva. »
Les votes nuls et blancs devraient cependant fortement augmenter si Lula ne peut pas se présenter. Mais pour Lucio Rennó, là encore, les choses devraient évoluer à l’approche des élections : « Il y aura une augmentation c’est sûr, mais comme cette élection s’annonce très agressive, il est possible que des indécis choisissent de se remobiliser autour d’un nouveau candidat. » Une partie de l’électorat traditionnel, celui qui soutient Lula pour des motivations idéologiques, devrait se tourner vers d’autres partis de gauche ou suivre les consignes de vote, toujours conquis par le charisme de Lula.
L’extrême droite et la droite en embuscade
L’incertitude autour de sa candidature peut cependant finir par lasser une autre partie de son électorat traditionnel, « le plus populaire, le plus pragmatique, qui peut se tourner vers un nouveau candidat proposant des solutions aux problèmes qui les concernent directement. En périphérie, la violence est un problème majeur et beaucoup peuvent appuyer une politique extrémiste de tolérance zéro », précise Lucio Rennó. Et le député d’extrême droite Jair Bolsonaro, deuxième des sondages, avec sa verve et ses solutions simplistes, peut attirer d’anciens électeurs de Lula. Dans certains réduits historiques du PT, ce type de migration des voix est déjà observé.
L’absence de Lula n’est cependant pas nécessairement positive pour Jair Bolsonaro, justement parce que sa candidature se nourrit en partie du sentiment de rejet contre l’ancien président, affirme Maurício Santoro. C’est d’ailleurs un point commun avec la droite, pour laquelle Lula sert d’épouvantail politique. Comme lors des manifestations en faveur de l’impeachment de Dilma Rousseff, « l’antipétisme » est extrêmement important pour galvaniser une partie de la population viscéralement opposée au PT. « Mais si Lula cristallise ce sentiment, l’antipétisme va au-delà de sa seule personne. Depuis les premières élections après la dictature, PT et antipétisme vont de pair et cela ne va pas s’arrêter du jour au lendemain », remarque Lucio Rennó, qui pense que Bolsonaro ne devrait pas trop souffrir en cas d’absence de l’ex-président.
Pour une partie des hommes politiques de droite, mieux vaut cependant battre Lula dans les urnes que de l’empêcher d’être candidat. Sans quoi, son ombre devrait planer non seulement sur le scrutin à venir, mais aussi sur le mandat du prochain président. Des déclarations publiques qui ne convainquent qu’à moitié le chercheur de l’UnB : « Il est possible qu’il y ait une préoccupation sur la légitimité du processus électoral qui serait remis en cause par des électeurs de Lula s’il ne pouvait se présenter. Mais stratégiquement, personne ne veut de Lula comme adversaire. C’est un animal politique extrêmement efficace ! » Pour n’importe quel candidat, si Lula n’est pas présent, c’est une chance de plus d’être au second tour.
Une chance pour tous ?
« À part Lula qui se démarque, beaucoup de candidats sont au coude à coude. Ça va se jouer sur des détails, des petites phrases, des mauvaises prestations aux débats… », analyse Lucio Rennó qui insiste sur le côté imprévisible de la campagne. Avec un tiers des voix de l’électorat en faveur de Lula, son absence laisserait un vide significatif et l’augmentation des indécis rendrait l’élection encore plus ouverte. Une star de la télé aurait pu bénéficier de cet espace grâce à ses moyens personnels importants et sa célébrité, mais il semble avoir définitivement écarté la possibilité de se présenter. « Or sans lui, il manque pour le moment un candidat fort au centre », souligne Rennó. Le centre peut toutefois compter sur la puissance de son réseau dans les municipalités. Principalement le PMDB dont c’est la grande force, ce qui lui a permis de participer à tous les gouvernements depuis le retour de la démocratie.