Antoine Camion et Gabrielle Roy-Grégoire, chargé.es de projets chez Eau Secours.
Cette année avait lieu la dixième édition du Forum mondial de l’eau (FME) à Bali en Indonésie, du 18 au 24 mai. Le FME est un événement trisannuel organisé par un pays hôte, ainsi que par le Conseil mondial de l’eau (CME). Les organisateurs du FME le présentent comme un événement possédant une grande capacité de rassemblement, car ils affirment qu’on y retrouve des acteurs venant autant des institutions intergouvernementales, que des gouvernements, que des autorités nationales et locales, que des entreprises, ainsi que des organisations de la société civile, pour discuter de questions mondiales relatives à l’eau. Il est vrai que sur le site internet du 10e FME, il est possible de retrouver une liste de participants qui regroupe plusieurs acteurs de différents milieux. De plus l’Effet papillon, une coalition de la société civile regroupant plus de 150 ONG dans le monde, soutient ses membres dans leur participation au FME.
Toutefois, si le FME est aussi inclusif qu’il le prétend, comment se fait-il qu’un Forum alternatif, le People Water Forum (PWF), soit obligé de se former en parallèle du FME, pour représenter la société civile[1]? Créé en 2022 par le Forum alternatif mondial de l’eau, le PWF est un espace permanent qui rassemble les réseaux et mouvements régionaux pour la justice de l’eau, et leur permet de contester l’emprise du secteur privé et financier sur la gouvernance mondiale de l’eau[2]. Toutefois, il y a deux semaines, à Bali, le rapporteur spécial des Nations Unies sur l’accès à l’eau et à l’assainissement a voulu assister au PWF, mais il s’est vu refuser l’accès par les autorités locales indonésiennes[3]. De plus, le PWF a été ciblé par des attaques qui ont perturbé l’événement, et qui ont même empêché certaines sessions de se dérouler[4].
Ces événements exceptionnellement graves nous en disent long sur le FME et sur les réelles raisons de son existence. Effectivement, l’événement favorise beaucoup plus la représentation de certains groupes au détriment des autres. Il est particulièrement favorable à la négociation et la conclusion d’ententes entre les gouvernements et les multinationales de gestion d’eau, de même qu’aux partenariats publics-privés en lien avec la gouvernance de l’eau. Il suffit de regarder la liste[5] des principaux commanditaires du 10e FME pour s’en convaincre.
Le Rapporteur spécial des Nations unies sur les Droits humains à l’eau potable et à l’assainissement, Pedro Arrojo Agudo, s’est fait barrer l’accès à une activité du People’s Water Forum (PWF) le 20 mai 2024. Source: Capture d’écran de la vidéo du PWF
Comme commanditaire dit « premium », nous retrouvons Moya, le plus gros opérateur privé de traitement d’eau en Indonésie. Moya[6] est également une société de portefeuille listée à la Bourse de Singapour et possède une importante quantité d’usines. Comme l’ensemble des opérateurs privés de traitement d’eau, la raison d’être du groupe Moya demeure la quête et l’accumulation de profits. Ensuite, comme autre commanditaire important, nous retrouvons Danone, le deuxième plus gros embouteilleur d’eau au monde[7], dont la principale activité est la commercialisation de produits alimentaires.[8] À la lumière de ces informations, il est évident que le FME est dominé par certaines des plus grandes multinationales[9], et que ces dernières encouragent la privatisation des services de l’eau et la commercialisation de la ressource.
Dans une perspective de justice de l’eau, les FME sont donc des événements problématiques. La gestion privée des services de l’eau est une menace au respect du droit humain à l’eau potable et aux services d’assainissement tels que définis dans le 6e objectif de développement durable (ODD). En effet, dans une quête de profit, les entreprises chargées de la gestion des services d’eau simplifient souvent de façon excessive leurs engagements en matière de protection de qualité de l’eau, en matière de prestation des services, ainsi qu’en matière d’investissement dans la protection des aquifères et des sources d’eau. De plus, les expériences de privatisation des services d’eau ont démontré que les entreprises augmentent régulièrement leurs tarifs après s’être approprié la gestion de l’eau, et cette hausse des coûts affecte toujours de manière disproportionnée les ménages et quartiers les plus vulnérables. Finalement, la privatisation des services d’eau engendre non seulement la perte d’expertise en gestion d’eau dans le domaine public, mais également des pertes d’emplois dans ce secteur. Plus précisément, en moyenne, un employé du secteur public sur trois est mis à pied durant le processus de privatisation du secteur de l’eau[10].
Une autre critique pouvant être adressée à ces événements réside dans le fait que peu d’actions sont entreprises pour s’assurer que les engagements pris par les membres soient respectés. En effet, les déclarations ministérielles (qui sont d’ailleurs très mal connues du public) se ressemblent sur plusieurs points, et manquent de précision. Ainsi, la déclaration ministérielle de Bali 2024 est très semblable à la Déclaration de Dakar 2022, à l’exception d’une demande faite par les membres du FME aux membres de l’Assemblée générale de l’ONU d’adopter une résolution pour instituer la journée mondiale du lac. L’exploration de l’établissement d’un centre d’excellence sur l’eau de l’Asie-Pacifique a également été proposée par les membres du FME à Bali, ce qui n’avait pas été fait à Dakar.
En conclusion, la privatisation du secteur de l’eau représente un danger pour l’accès équitable à cette ressource vitale, et les événements internationaux qui encouragent cette privatisation se doivent d’être dénoncés. Cette richesse naturelle doit être gérée et protégée de façon responsable, dans une perspective de santé environnementale, d’équité, d’accessibilité et de défense collective des droits de la population.
Références
[1] The People’s Water Forum (2024). https://thepeopleswaterforum.org/
[2] The People’s Water Forum (2024). Bali Indonesia 2024. Home, En ligne https://thepeopleswaterforum.org/bali/.
[3] The People’s Water Forum (2024). Les défenseurs indonésiens de l’eau assiégés à Bali. PWF 2024 Bali, En ligne https://thepeopleswaterforum.org/2024/05/22/les-defenseurs-indonesiens-de-leau-assieges-a-bali/.
[4] Coordination EAU Ile-de-France (2024). Bali, ce n’est pas le paradis! Droit à l’eau et tarification, évènements, international, En ligne https://eau-iledefrance.fr/bali-ce-nest-pas-le-paradis/.
[5] The 10th World Water Forum Secretariat (2024). Our Sponsors. Exhibition and Sponsorship, En ligne https://worldwaterforum.org/sponsorship.
[6] Moya Holdings Asia Limited (2021). Annual Report 2021. Creating Ripples of Change, 156p., En ligne http://www.moyaasia.com/uploads/1/0/9/1/109184111/mhal_annual_report_2021.pdf.
[7] Danone (s. d.). Facts and Figures. At a glance, En ligne https://www.danone.com/about-danone/at-a-glance/danone-data.html.
[8] Danone (s. d.). Danone Waters. Products and Brands, En ligne https://www.danone.com/brands/waters.html.
[9] World Water Forum (2024). Thematic Process. Processes, En ligne https://worldwaterforum.org/thematic-process.
[10] Barlow, Maude. (2019). À qui appartient l’eau? Montréal, Écosociété. 143 p.