Rana Bouazer, correspondante
Pour la première fois en Amérique du Nord, Montréal a été le cadre de la quatrième édition de la conférence Bandung du Nord. Sous le thème « Pour une Internationale décoloniale : les subalternes du Nord prennent la parole ! », cette rencontre a réuni une vingtaine de panélistes pour trois jours d’échanges et de réflexions sur des enjeux mondiaux comme la sécularité, l’islamophobie et les dynamiques postcoloniales.
Voix plurielles sur la sécularité et l’exclusion
L’un des moments phares de la conférence a été la table ronde sur « Sécularité, libéralisme et islamophobie : dépasser les dichotomies de la modernité ». Animée par Maïka Sondarjee, cette session a réuni des spécialistes en sociologie, droits humains et études postcoloniales, tels que Nawel Hamidi, Amine Brahimi, Sherene Razack, Ramón Grosfoguel et Wissam Bengherbi. Chaque intervenant·e a apporté une perspective sur ces enjeux complexes, ouvrant des discussions sur les tensions entre modernité et colonialisme.
Un retour pour se décoloniser
Plusieurs intervenant·es ont exploré en profondeur les liens entre l’islam, la modernité, le capitalisme et la sécularité. Nawel Hamidi a ouvert ces discussions avec une analyse des représentations coloniales des Algérien·nes musulman·es sous la domination française, en lien direct avec son propre parcours. Ce retour en Algérie s’inscrit dans un processus de décolonisation psychologique, une démarche qui interroge la manière dont les héritages coloniaux influencent encore les identités individuelles et familiales.
Motivé par une volonté de questionner ce qu’elle souhaite transmettre à ses enfants né·es d’un mariage avec une personne autochtone, son parcours lui a permis de renouer avec son héritage culturel. Son cheminement illustre comment la décolonisation personnelle s’inscrit dans une quête plus large de réappropriation identitaire et de transmission aux générations futures.
De la décolonisation personnelle à la réforme de l’Islam
Ces réflexions sur la décolonisation psychologique et culturelle ont également ouvert la porte à des discussions sur la sécularité et la réforme de l’Islam. Amine Brahimi, chercheur postdoctoral, a abordé l’islamophobie non seulement comme un préjugé individuel, mais aussi comme un phénomène profondément enraciné dans les structures institutionnelles notamment en Europe de l’Ouest et Amérique du nord comme avec la loi 21 au Québec.
Ce dernier s’est intéressé à la manière dont les réformateurs islamiques, souvent issus des milieux universitaires, s’efforcent de moderniser l’Islam dans des contextes non occidentaux.À travers une approche sociologique, il a étudié comment ces réformistes cherchent à adapter l’Islam aux réalités contemporaines, tout en préservant une forte identité spirituelle et culturelle.
De son côté, Wissam Bengherbi a exploré la manière dont l’Islam, notamment dans son interprétation saoudienne, s’est adapté aux valeurs capitalistes. Cependant, Bengherbi appelle à une réflexion plus profonde sur cette adaptation, soulignant que la relation à Dieu et les valeurs spirituelles devraient primer sur l’acceptation aveugle du mode de vie capitaliste. Pour lui, il est essentiel de remettre en question les systèmes économiques contemporains et de réexaminer les principes éthiques qui sous-tendent cette forme de capitalisme mondial.
Stigmatisation et luttes sociales
Sherene Razack a proposé une analyse critique des dynamiques de pouvoir liées à l’islamophobie, en montrant que les discours de droite et de gauche convergent dans leur représentation des musulman·es comme une menace, alimentant ainsi leur stigmatisation et leur exclusion.
Elle a également évoqué le rôle ambigu du féminisme libéral, qui, bien qu’affichant une posture neutre vis-à-vis de l’Islam, renforce souvent l’idée que cette religion est incompatible avec les droits des femmes, révélant ainsi les contradictions des sociétés modernes.
Ces réflexions rejoignent une critique plus large de la modernité, qui, sous couvert d’universalité, continue de reproduire des systèmes d’oppression. Ramón Grosfoguel a dénoncé ce qu’il appelle une « civilisation de la mort », où le capitalisme moderne intensifie l’exploitation et la destruction, s’appuyant sur des héritages coloniaux. Il explique que la richesse de l’Occident repose sur l’extraction des ressources des peuples colonisés, et que ce modèle persiste aujourd’hui à travers des mécanismes économiques globaux.