François-Xavier Gomez, Libération 11 novembre 2019 à 20:26
En Occident, la gauche a peu mis en avant l’expérience socialiste bolivienne, préférant brandir les portraits de Lula au Brésil, de Hugo Chávez au Venezuela et de Rafael Correa en Equateur. Ou de l’Uruguayen José «Pepe» Mujica, champion de la bonhomie. L’indigène Evo Morales, souffrant peut-être d’un déficit de charisme, a pourtant réussi l’œuvre de transformation la plus ambitieuse pour son pays, en transformant la Bolivie, proclamée «Etat plurinational» grâce à des politiques de réduction des inégalités qui ont montré leur pérennité.
L’économie, le vent en poupe
En campagne pour sa «réélection à durée indéterminée», Evo Morales a pu s’appuyer sur d’excellents indicateurs économiques. Le produit intérieur brut de 41 milliards de dollars, soit 37 milliards d’euros (selon le FMI) n’était que de 9 milliards de dollars en 2006, quand il a pris les rênes du pays. Cette année, le taux de croissance de la Bolivie devrait tutoyer les 4 %, l’un des plus élevés en Amérique latine – seuls la République dominicaine et Panama feront mieux. La solidité de l’économie est attestée par la stabilité de la monnaie, qui s’échange à 7 bolivianos pour 1 dollar, chiffre quasiment inchangé depuis une décennie. L’immense majorité des citoyens épargne en monnaie locale et n’utilise pas le billet vert comme valeur refuge. Les entreprises effectuent elles aussi leurs transactions en monnaie locale, confirmant le haut niveau de confiance dans le boliviano.
Le pilier de la (relative) prospérité économique est le secteur des hydrocarbures, gaz naturel en tête, qu’Evo Morales a nationalisé sitôt arrivé au pouvoir. L’Etat a tiré sept fois plus de revenus du secteur énergétique qu’avant la nationalisation, en partie grâce à la flambée des prix des matières premières sur le marché mondial.
L’emploi est aussi un des éléments qu’Evo Morales a mis en avant dans son ultime campagne. Dans ses treize ans de mandat, le chômage a baissé de moitié et se situe à 4,5 %. Le salaire minimum est passé de 60 dollars en 2006 à 310 dollars aujourd’hui, et la brèche entre salaires masculins et féminins a été fortement réduite. Le principal point noir reste l’emploi des jeunes, dont le taux de chômage atteint les 10 %. Le pays peine à intégrer 200 000 nouveaux entrants annuels sur le marché du travail. Un million d’électeurs a moins de 26 ans, et le désenchantement de cette classe d’âge a probablement pesé dans le résultat de l’élection présidentielle contestée du 20 octobre.
Les inégalités sociales en forte baisse
Dans un pays où les classes sociales étaient traditionnellement étanches, et où la couleur de la peau conditionnait la place dans la société, un grand pas vers l’égalité des chances a été franchi, sans effacer complètement les discriminations de fait contre les populations d’origine indigène, pourtant majoritaires (62 % des Boliviens).
Le domaine dans lequel l’Etat plurinational de Bolivie (son nom officiel selon la Constitution de 2009) a obtenu les résultats les plus probants est le combat contre la pauvreté. Quand Evo Morales remporte sa première élection présidentielle en décembre 2005, 38 % de la population vivait dans une situation d’extrême pauvreté, et 60 % dans la pauvreté relative (ou modérée). Ces taux sont aujourd’hui de 15 % et 36 % respectivement.
Le principal outil de redistribution des richesses a été la politique de «transferts monétaires conditionnés», les fameux «bonos» qui, d’après le gouvernement, bénéficient aujourd’hui à 42 % des habitants. Le premier, créé dès 2006, a été baptisé Bono Juancito-Pinto, du nom d’un héros de la guerre du Pacifique contre le Chili au XIXe siècle. Fixé à 200 bolivianos (environ 26 euros) par an et par élève, il permet aux familles de couvrir le coût des livres, de l’uniforme scolaire et du transport. Il a en outre réduit considérablement le travail des enfants. Le bono Juana-Azurduy (autre figure historique des guerres d’indépendance) est versé aux mères d’enfants de moins de deux ans à bas revenus. Le pécule permet d’assurer l’assistance médicale des nouveau-nés. Enfin, la «rente Dignité», troisième dispositif de redistribution sociale, est versée à tous les Boliviens de plus de 60 ans qui n’ont plus d’activité rémunérée. L’un des instruments de mesure de l’inégalité dans le monde est le coefficient de Gini. Selon cet outil statistique, la Bolivie est passée en treize ans de 0,60 (chiffre qui correspond aux pays les plus inégalitaires comme le Guatemala) à 0,45. Les pays les plus égalitaires de la planète affichent un coefficient de Gini de 0,2 (Danemark, Islande), la France se situant à 0,29.
L’éducation en demi-teinte
En 2006, Evo Morales a voulu émuler la campagne d’alphabétisation de la révolution cubaine en 1960, et a envoyé dans les campagnes des milliers d’enseignants. Près d’un million de personnes auraient ainsi appris à lire et à écrire dans l’une des trois langues officielles du pays, l’espagnol, le quechua et l’aymara. En 2009, la nouvelle Constitution a fixé à 37 le nombre de langues officielles du pays. L’analphabétisme toucherait actuellement 2,7 % de la population, contre 13 % avant l’élection de Morales. La Bolivie investit 7,7 % de son PIB dans l’éducation, un record en Amérique latine. Le nombre d’écoles et le taux d’enfants scolarisés ont bondi. Mais il reste que la qualité de l’éducation publique est souvent critiquée, et accusée d’imposer un enseignement idéologique. La moitié des parents préfère scolariser ses enfants dans l’enseignement privé.
La diversité et l’écologie prises en défaut
Fils de bergers, cultivateur de coca et ancien syndicaliste rural, Evo Morales s’est souvent signalé par des propos sexistes et homophobes, un comportement habituel dans une société restée traditionnelle et conservatrice à beaucoup d’égards. Le refus du mariage égalitaire et de l’IVG rassemble le MAS (le parti socialiste de Morales), l’opposition de droite et les milieux religieux, catholiques comme protestants. Et même si on trouve 51 % de femmes sur les bancs de l’Assemblée, les violences machistes atteignent un niveau alarmant (Libé du 19 octobre).
L’intégration, dans la communauté nationale, de ses différentes composantes ethniques n’a pas été réussie dans tout le territoire. Si les populations quechua et aymara dont est issu le président ont aujourd’hui visibilité et droit de cité, le dialogue a été plus difficile avec les communautés tupi-guarani. Lesquelles ont reproché au gouvernement son inaction et sa défense déficiente de l’environnement lors des incendies de la région amazonienne au cours de l’été dernier.