Bombe libre-échangiste en Asie

Martine Bullard, Le Monde diplomatique, janvier 2021
Pas de trêve attendue dans la confrontation sino-américaine. En signant avec quatorze autres pays asiatiques le partenariat économique régional global, le plus grand accord de libre-échange jamais conclu dans le monde, Pékin a marqué un point. Plus que des retombées économiques, cet accord apporte l’image d’une Asie dynamique, qui sait s’entendre malgré ses divergences politiques et stratégiques.
par Martine Bulard
 
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Bombe libre-échangiste en Asie
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Stéphane Rozencwajg. — « Le Nouveau Tigre », 2020
On la dit faible, divisée, inefficace, voire inexistante. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase, ou Asean en anglais) fait partie de ces organisations régionales qui semblent hors des radars diplomatiques, même si elle rassemble dix pays (Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam) et 652 millions de personnes. Du reste, son 37e sommet s’est ouvert à Hanoï le 12 novembre dernier dans l’indifférence. Mais il s’est achevé, trois jours plus tard, par un coup d’éclat : la signature d’un accord de libre-échange, le partenariat économique régional global (PERG ; en anglais : Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP) avec l’Australie, la Chine, la Corée du Sud, le Japon et la Nouvelle-Zélande.
À l’heure où la relocalisation des productions, le « consommer local », la protection des marchés devraient servir de base à un nouveau mode de développement, les principaux pays d’Asie (hors l’Inde, qui s’est retirée des négociations par crainte de la concurrence de ses voisins) misent donc sur l’extension du domaine de la mondialisation. « Une victoire du multilatéralisme et du libre-échange », s’est félicité le premier ministre chinois, le communiste Li Keqiang, tandis qu’en écho son homologue japonais, le libéral Yoshihide Suga, saluait ce « jour historique, après huit ans de négociations », et appelait à une mise en œuvre de l’accord « aussi rapide que possible » (1). Libre-échangistes de tous les pays, unissons-nous !
Trente pour cent des richesses produites dans le monde, 28 % du commerce mondial et 2,2 milliards d’individus : le PERG est le plus important accord de ce type jamais signé. Et sans Washington ! Singulier retournement de l’histoire que de voir ainsi la Chine trôner en majesté dans cette Asie du Sud-Est hier si hostile.
Rassemblement hétéroclite
En effet, l’Anase a été fondée en 1967, en pleine guerre froide, dans le but avoué de contenir le communisme. Un noyau de « pays sûrs », ayant souvent fait la chasse aux « rouges » (ou supposés tels) sur leur propre territoire (2) et alliés indéfectibles des États-Unis, comprenant l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande, s’étaient alors réunis pour faire barrage au « mal ». Mais, avec le temps et l’effondrement de l’Union soviétique, les querelles idéologiques se sont effacées. La crise asiatique de 1997-1998, qui a foudroyé la région alors que l’économie chinoise prenait son envol, a fait le reste : les ennemis d’antan ont négocié, l’Anase s’est consolidée. Elle s’est étendue en créant ce qu’on a appelé l’Anase + 3, avec les trois géants asiatiques (Chine, Corée du Sud et Japon), ainsi qu’une série d’organisations à géométrie variable, tels le Forum régional de l’Anase, qui compte vingt-sept membres (dont ceux de l’Anase + 3, les États-Unis, la Corée du Nord, la Russie, l’Inde et l’Union européenne), ou encore la Rencontre des ministres de la défense Plus (Asean Defense Ministers Meeting Plus), qui réunit dix-huit pays (ceux de l’Anase + 3, l’Australie, les États-Unis, l’Inde, la Nouvelle-Zélande, la Russie).
À bas bruit, l’Anase a ainsi tissé une large toile diplomatique qui a sans doute évité que les conflits territoriaux en mer de Chine ne dégénèrent, sans pour autant parvenir à les résoudre. En 2018, elle a ébauché avec Pékin un code de bonne conduite (COC) devant servir de base aux négociations entre tous ceux qui revendiquent la souveraineté sur les îles Paracels et Spratleys : la Chine, qui ne fait pas de quartier, les réclame tous ; le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, Brunei et l’Indonésie sont moins gourmands, mais les revendications nationales s’enchevêtrent (3). Deux ans plus tard, le COC est au point mort, les incidents prolifèrent et les rancœurs s’accumulent.
Pour autant, les tensions n’ont pas empêché la signature du PERG, qui réunit autour d’un même texte les deuxième et troisième puissances économiques mondiales — la Chine et le Japon. Ce contrat de 521 pages (en anglais), 20 chapitres, 17 annexes et un calendrier d’accès aux marchés nationaux vise à « éliminer les droits de douane et les quotas sur les marchandises », explique le site de l’Anase. Il couvre également quelques obstacles non tarifaires (relatifs aux normes), une partie des échanges de services, le commerce en ligne et les questions de propriété intellectuelle, mais il laisse de côté l’essentiel des produits agricoles.
À vrai dire, les règles apparaissent peu contraignantes : un bien fabriqué à partir de matières originaires d’un des quinze pays signataires sera automatiquement admis dans les autres. Ce qui, par parenthèse, aura des conséquences pour l’Union européenne, qui a signé des accords de libre-échange avec plusieurs pays parties prenantes du PERG (Vietnam, Corée du Sud, Japon). Il deviendra plus difficile, sinon impossible, de tracer l’origine des produits, qui pourront alors bénéficier du traitement de faveur européen.
Le PERG ne retient aucun critère environnemental, sanitaire ou social. Certes, les accords sous égide américaine ou européenne, en dépit de leurs jolies formules, ne font guère mieux — si l’on excepte les clauses sociales telles que le salaire minimum ou le droit de grève introduites en 2018 dans la révision de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) (4). En revanche, le PERG ne contient aucune clause donnant pouvoir aux multinationales de s’attaquer aux États quand des mesures leur déplaisent. Aucun rôle n’est dévolu au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), ce tribunal d’exception au-dessus des lois nationales (5).
En général, la signature d’un accord de libre-échange donne lieu à une débauche de promesses (rarement tenues) sur la croissance, l’emploi ou le commerce. Cette fois, même les experts économiques les plus libéraux demeurent prudents et tablent au mieux sur un regain de croissance de 0,2 à 0,4 % en moyenne. De fait, la plupart des pays concernés ont déjà des accords bilatéraux de libre-échange, singulièrement avec les trois grands, tandis que les zones économiques spéciales (sans taxation) sont légion dans la région : on en compte 700 en Asie du Sud-Est et plus de 2 500 en Chine (6).
Limités, les changements attendus ne seront ni identiques ni profitables pour tous, même si le PERG est officiellement destiné à favoriser l’« intégration économique asiatique ». L’Anase demeure un rassemblement hétéroclite de pays aux niveaux de richesse très différents. En haut du tableau, Singapour, avec un revenu par habitant de 64 567 dollars, n’a que peu à voir avec la Birmanie et ses 1 440 dollars (7). Dans le sultanat de Brunei, 78 % de la population vit en ville, mais seulement 23 % au Cambodge. Leurs besoins et leurs capacités de résistance ne sont pas du même ordre. À la recherche de nouveaux pays à bas salaires, les multinationales de la région et du reste du monde, elles, vont s’en donner à cœur joie. D’ores et déjà, le Vietnam bénéficie des délocalisations d’usines autrefois implantées chez le voisin chinois. Tokyo a adopté un plan de désengagement de la Chine, en aidant les groupes nippons à relocaliser dans l’archipel ou à investir au Vietnam, en Birmanie ou en Thaïlande (8). Le Japon, dont l’économie figure parmi les plus extraverties, est, en Asie, le premier pourvoyeur de fonds : il représente 13,7 % des investissements directs étrangers (IDE) entrant dans l’Anase, contre… 7 % pour la Chine. Le PERG devrait conduire à une redistribution des cartes à l’intérieur de la zone, mais certainement pas à un bouleversement.
L’intérêt fondamental de cet accord réside dans ses dimensions stratégiques, car il consacre la centralité géopolitique de la Chine. Lancé à l’origine par Pékin, en riposte au partenariat transpacifique (PTP, TPP en anglais) imaginé par M. Barack Obama lorsqu’il était président des États-Unis pour contenir la montée en puissance chinoise (et abandonné par M. Donald Trump), le PERG a patiné pendant huit ans. La « diplomatie de coopération » de l’Anase, selon l’expression consacrée, et la volonté chinoise d’aboutir ont finalement conduit à sa signature.
Certes, c’est un « accord commercial de bas niveau », comme le reconnaît l’ancien diplomate singapourien et professeur de politiques publiques Kishore Mahbubani (9). Il n’en marque pas moins selon lui un « tournant majeur dans l’histoire du monde, que l’on aurait tort de sous-estimer ». Jusqu’à présent, nous dit-il, « il y avait au moins trois visions potentielles de la coopération en Asie : l’Asie-Pacifique, l’Indo-Pacifique et l’Asie de l’Est. Le PERG montre que la vision dominante sera celle de l’Asie de l’Est. L’Asie-Pacifique, promue par les États-Unis, d’abord dans le cadre du Forum de coopération économique Asie-Pacifique [APEC], puis dans le cadre du TPP, a été tuée par M. Trump. Quant à l’Indo-Pacifique, il est en suspens, l’Inde s’étant retirée ».
Ces retraits de l’Inde et des États-Unis ne sont que provisoires, et la Chine ne restera pas longtemps seule. Mais elle ne sera pas isolée — ce qu’elle craignait au plus haut point. « Le PERG [lui] assure l’extension de son pouvoir économique », explique l’économiste et politiste américain David P. Goldman, qui met en avant sa capacité « à attirer les pays du Sud avec son modèle économique, au moyen de la technologie et de l’organisation commerciale. Cela n’a rien à voir avec l’exportation de son modèle politique. Au contraire, la puissance de l’approche chinoise du monde tient au fait qu’elle cherche à transformer l’économie par capillarité, de bas en haut, plutôt que de haut en bas (10 ».
Les pays occidentaux utilisent plutôt la carte politique et militaire. L’Amérique de M. Trump a relancé le Quadrilateral Security Dialogue (QSD, aussi appelé Quad), qui réunit Tokyo, New Delhi, Canberra et Washington, avec l’objectif clairement exprimé de former une coalition antichinoise ; elle a retissé des liens militaires plus étroits avec les Philippines et l’Indonésie, dont le ministre de la défense a reçu en grande pompe son homologue américain (11) ; elle s’est rapprochée du Vietnam, de Taïwan… Le tout accompagné de ventes d’armes à un rythme soutenu et d’une « foison de démonstrations de force américaines et chinoises en mer de Chine (12 ». Avec tous les risques que cela comporte de fausses manœuvres et de malentendus pouvant conduire au pire.
Les reproches de Pékin à Canberra
Ainsi, la confrontation prend des allures de double chantage : pas de protection sécuritaire sans allégeance à Washington, dit l’un ; pas (ou plutôt, moins) d’échanges économiques sans acceptation des règles chinoises, prévient l’autre. Chaque partenaire est sommé de choisir son camp… ou, en tout cas, de ne pas choisir le camp adverse. À l’Australie, qui s’est ouvertement alignée sur les États-Unis en réclamant une commission d’enquête sur l’origine du Covid-19 et en rejetant les accords avec Huawei sur la 5G, Pékin a envoyé une liste de « quatorze reproches », avec cet avertissement : « Si vous faites de la Chine un ennemi, la Chine sera votre ennemi (13).  » Au nom de quoi, les vins ont été massivement taxés, après le charbon, le bœuf, l’orge… Les différends se régleront devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les producteurs australiens, eux, trinquent déjà.
Toutefois, la plupart des gouvernements asiatiques refusent ce discours des grandes puissances. Mahbubani met en garde contre une mauvaise interprétation : « L’inquiétude suscitée chez ses voisins par la montée en puissance de la Chine ne signifie pas qu’ils s’opposent à cette montée. » Certains, comme Singapour ou la Corée du Sud, y voient plutôt un certain équilibre ; tous cherchent à être respectés par les deux géants.
Comme le résume Wendy Cutler, vice-présidente de l’Asia Society Policy Institute de New York, « quinze pays ont choisi de s’unir, indépendamment de leurs différences et de leurs différends ». Et surtout, ajoute-t-elle, cet accord rappelle que « nos partenaires commerciaux asiatiques ont acquis la confiance mutuelle nécessaire pour travailler ensemble, sans avoir besoin des États-Unis (14 ». Cela aura-t-il des conséquences géopolitiques durables ? Il est trop tôt pour le dire.
En attendant, fort de son succès, M. Xi Jinping s’est offert le luxe d’annoncer que la Chine était prête à rejoindre le TPP-11, le traité transpacifique nouvelle version porté par le Japon après le désistement trumpien. Un coup politique plus qu’un engagement économique. Le président chinois veut se faire le champion du libre-échangisme, à condition toutefois que l’État reste maître du jeu. Pas sûr que tout le monde l’entende de cette oreille.

Notes

(1) Respectivement China Daily, Pékin, 16 novembre 2020, et site du ministère des affaires étrangères, Tokyo, 15 novembre 2020.

(2) Lire Jean Guilvout, « Indonésie : comment le régime militaire règne par la terreur », et Patrice De Beer, « “Démocratie d’exception” à Singapour », Le Monde diplomatique, respectivement février 1977 et octobre 1971.

(3) Lire Didier Cormorand, « Et pour quelques rochers de plus… », Le Monde diplomatique, juin 2016.

(4) Lire Lori M. Wallach, « Premières brèches dans la forteresse du libre-échange », Le Monde diplomatique, novembre 2018.

(5) Lire Benoît Bréville et Martine Bulard, « Des tribunaux pour détrousser les États », Le Monde diplomatique, juin 2014.

(6) « World investment report 2019 — Special economic zones », Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), Genève, juin 2019.

(7) Toutes les statistiques sur l’Anase sont issues de l’Asean Statistical Yearbook 2019, Djakarta (PDF).

(8) « Japan starts paying firms to cut reliance on Chinese factories », Bloomberg News, 18 juillet 2020.

(9Cf. Kishore Mahbubani, Has China Won ?, PublicAffairs, New York, 2020.

(10) David P. Goldman, « The State Department’s wrong telegram », Asia Times, Hongkong, 18 novembre 2020.

(11) Aristyo Rizka Darmawan, « Prabowo redeemed in Washington’s eye amid China-US rivalry », The Interpreter, 20 octobre 2020.

(12) Daniel Schaeffer, « Chine – États-Unis – Mer de Chine du Sud et riverains : En attendant Biden », Asie21, septembre 2020.

(13) Jonathan Kearsley, Eryk Bagshaw et Anthony Galloway, « “If you make China the enemy, China will be the enemy” : Beijing’s fresh threat to Australia », The Sidney Morning Herald, 18 novembre 2020.

(14) Wendy Cutler, « PERG agreement : Another wake-up call for the United States on trade », Asia Society Policy Institute, New York, 15 novembre 2020.