Brésil : à qui profite l’élection de Bolsonaro

ALBERTINI Jean-Mathieu, Médiapart, 29 octobre 2018

 

Les ruralistas, la branche la plus conservatrice de l’agrobusiness, sont derrière Bolsonaro. Son discours radical, notamment contre les droits des peuples indigènes « qui n’auront plus 1 cm de terre », fait mouche. Les institutions de protection de l’environnement telles que l’IBAMA, déjà mal en point, devraient souffrir de fortes coupes budgétaires, au vu des déclarations de Bolsonaro. Beaucoup de nouvelles terres devraient être disponibles pour planter du soja et faire paître le bétail. « Au travers de décrets provisoires, le président peut faire beaucoup de dégâts, se désole Christian Poirier, de l’ONG Amazon Watch. Si la justice ne rend pas de décisions contraires ou si elle tarde, ces décrets discrétionnaires peuvent avoir des résultats catastrophiques. »

Sous la pression d’une partie moins conservatrice de l’agrobusiness, qui craint les conséquences d’une telle politique sur les exportations, Bolsonaro semble avoir reculé sur la sortie de l’accord de Paris sur le climat. Mais le cadre général reste le même : un de ses conseillers a récemment déclaré souhaiter assouplir les lois qui luttent contre l’esclavage moderne.

Mais au-delà de l’aspect légal, les grilheiros, les voleurs de terres publiques, et les madeireiros, les trafiquants de bois, « vont penser avoir le feu vert pour multiplier leurs actions mafieuses. La violence dans les campagnes va exploser ». Bolsonaro qualifie le MST (Mouvement des sans-terres) de « terroriste » et appelle les propriétaires terriens à tirer sur ses militants.

Bolsonaro veut aussi alléger la réglementation relative aux études d’impact environnemental. De nombreux projets de grands barrages, de mines géantes ou de chemins de fer pour transporter le soja pourraient ainsi être débloqués. Les secteurs minier et de l’infrastructure devraient donc également bénéficier de ce mandat. La destruction de la forêt amazonienne devrait rapporter gros.

La Bourse et les intérêts privés

Dès l’annonce du succès probable de Bolsonaro, la Bourse est partie en hausse. Mais pour Carlos Pinkusfeld, économiste à l’UFRJ (université fédérale de Rio de Janeiro), « la Bourse ne s’intéresse pas aux intérêts du pays. Le “marché” est composé d’opérateurs financiers qui cherchent à réaliser de grands profits à court terme ». L’économiste souligne également que le PT (le Parti des travailleurs) sert d’épouvantail pour ces acteurs, malgré des profits records durant la période pétiste, « pour une question d’idéologie primitive ».

Malgré la confiance qu’inspire son conseiller économique, l’ultralibéral Paulo Guedes, l’incertitude introduite par des annonces contradictoires, notamment sur les privatisations ou les impôts, a fait reculer certains entrepreneurs.

Mais beaucoup le soutiennent en espérant influencer un président qui assume ne rien connaître en en économie. Sur l’éducation, sa mesure phare consiste à généraliser l’enseignement à distance. Elle lui a été soufflée par le probable ministre de l’éducation, à la tête d’une entreprise d’enseignement à distance. Les actions de Taurus, le fabriquant d’armes, sont à la hausse, stimulées par la perspective d’une libéralisation de l’accès aux armes pour la population.

Bolsonaro était un député obscur et, de ce fait, il manque de bons gestionnaires dans son carnet d’adresses. « C’est aussi pour ça que les militaires auront une aussi forte participation dans son gouvernement », précise le professeur. Un de leurs projets, la continuation de l’usine nucléaire d’Angra, estimé à 4,5 milliards d’euros, devrait booster ce secteur. « Mais les généraux ne sont pas ultralibéraux comme Guedes. Ça peut générer des problèmes dans son gouvernement à court ou moyen terme. » Si le conseiller économique de Bolsonaro quitte le navire, impossible de prévoir la réaction du « marché » ou de Bolsonaro.

Avec un système fiscal qui contribue déjà à renforcer les inégalités, le fossé entre riches et pauvres devrait se creuser. « Certains vont s’enrichir, mais difficile de savoir ce que ce gouvernement va mettre en place », reconnaît Carlos Pinkusfeld. Le candidat a refusé les débats durant le deuxième tour et a interdit à son économiste de s’exprimer après une bourde sur les impôts. « Mais avec les réformes annoncées qui devraient entraîner une augmentation du marché informel, les entrepreneurs auront à disposition une main-d’œuvre meilleur marché, alors que les mouvements sociaux seront persécutés. Une sorte de paradis patronal. »

Les évangéliques

Mille trois-cents Églises existent au Brésil, détaille Christina Vital, professeur de sociologie à l’université fédérale Fluminense (UFF). « Difficile de parler d’un intérêt commun. Mais l’Assemblée de Dieu et l’Église universelle du royaume de Dieu (IURD) se distinguent. » La très puissante Église universelle du royaume de Dieu a tout misé sur Bolsonaro en le soutenant directement via son réseau d’églises et de médias. Elle espère un retour sur investissement, notamment à travers le maintien de l’exemption fiscale sur ses temples, « remise en cause de manière plus véhémente à partir de 2017 », précise la sociologue. L’Assemblée de Dieu souhaite amplifier son réseau de radios et télévisions par de nouvelles concessions. Les deux Églises veulent aussi renforcer des partis qui soutiennent leurs intérêts. Christiana Vital souligne aussi la volonté de celles-ci d’évangéliser les indigènes, une tâche plus simple à mener si leurs droits sont réduits.

Les évangéliques ne sont pas des néophytes et agissent politiquement depuis les années 1930. Mais ils ont assumé un rôle de premier plan à partir du gouvernement Lula et ne comptent pas reculer. « Le Front parlementaire évangélique est plus puissant que jamais et peut encore croître durant ce mandat. »

Les militaires

« Au sein des forces armées, il y a une nette préférence pour Bolsonaro, précise Arthur Trindade Maranhão Costa, ancien capitaine de l’armée et ex-secrétaire de la sécurité publique du district fédéral. La question est de savoir comment s’établiront les relations institutionnelles entre son gouvernement et l’armée. » Plusieurs généraux de réserve vont en tout cas intégrer son gouvernement et 72 militaires ont également été élus à des postes de députés fédéraux et d’États. Le retour des militaires au pouvoir est bien perçu par une partie de l’armée, mais d’autres sont plus réticents, craignant que l’image très positive de l’institution ne se dégrade si le gouvernement Bolsonaro est un échec.

Les 27 ans de mandat de Bolsonaro comme député ont été essentiellement consacrés à la défense des intérêts particuliers d’une partie de l’armée, qui bénéficie d’énormes avantages au Brésil. La réforme des retraites annoncée par Bolsonaro devrait exclure les militaires.

Arthur Costa précise cependant que les commandants ne voient pas d’un bon œil l’utilisation de leurs forces dans des activités de police. « Or, si la situation dégénère, l’armée devrait être déployée sur différentes fronts. » Finalement, les militaires devraient goûter au pouvoir, mais l’obsession qu’a le nouveau président de chercher des solutions militaires à tous les problèmes entraînera fatalement une surcharge de tâches pour l’armée.

La police

Pour Arthur Costa, également professeur à l’UNB (université de Brasília), « même si sa proposition de donner carte blanche aux policiers pour tuer ne va pas plus loin, il a déjà montré clairement qu’il ne prétend pas améliorer les mécanismes de contrôle de l’activité policière. » Or, la police brésilienne est déjà la plus violente du monde, tuant plus de 5 000 personnes par an.

En dehors de cette promesse d’impunité, Arthur Costa ne croit pas que les policiers tireront un bénéficie d’un gouvernement Bolsonaro. « Rien dans son programme ne laisse penser que l’État fédéral interviendra plus dans la sécurité publique. » Actuellement, les polices militaire et civile relèvent de la compétence de chaque État de la fédération. « Son projet se limite à quelques lois, prétend supprimer le ministère de la sécurité publique et ne propose rien sur les salaires ou l’investissement dans le renseignement. » En clair, les policiers, mal équipés, mal préparés, devraient continuer, comme aujourd’hui, à tuer et à mourir.

S’agissant de la police fédérale (PF), en première ligne dans les opérations du Lava-Jato (la gigantesque opération anticorruption brésilienne, débutée en 2014), le spécialiste pense « peu probable » qu’elle perde en autonomie. « La police fédérale sera mise à l’épreuve si un proche de Bolsonaro est mis en cause dans un scandale de corruption sous son gouvernement. »

La milice

« La milice est composée essentiellement de policiers et d’agents de sécurité. Si Bolsonaro accorde des pouvoirs d’exception à la police, notamment carte blanche pour tuer, ses membres vont en profiter pour assassiner impunément et constituer une structure mafieuse encore plus puissante », explique sans détour Bruno Paes Manso, spécialiste de la milice de Rio, ces organisations créées dans les années 1980 pour lutter contre l’influence des trafiquants.

Elles ont très vite dérivé vers une organisation mafieuse contrôlant la distribution de services, taxant commerces et habitants… La milice est impliquée dans le trafic de drogue et exécute quiconque contrarie ses intérêts, notamment Marielle Franco, probablement assassinée sur son ordre. Aujourd’hui, deux millions de personnes vivent sur des territoires sous leur influence.

Avant qu’elles ne deviennent infréquentables en 2008, à la suite d’une commission d’enquête parlementaire (CPI), elles étaient publiquement défendues par de nombreux hommes politiques, dont le clan Bolsonaro. Le fils de Bolsonaro a d’ailleurs voté contre l’ouverture de cette CPI. En février, Jair Bolsonaro a de nouveau relativisé l’action des milices.

Pour le professeur, la lutte contre les milices est déjà largement insuffisante. « Mais sous Bolsonaro, elles ne seront non seulement plus combattues mais stimulées. » La milice n’a pas appuyé directement le candidat, précise Bruno Paes Manso, « pour des questions d’image, mais les miliciens ont bien compris où se trouvaient leurs intérêts. »

Les États-Unis

« Sans aucun doute, ce seront les principaux bénéficiaires de la politique extérieure de Bolsonaro », assure Mauricio Santoro. Il a déjà fait de nombreuses déclarations en ce sens, « en affichant son affinité idéologique avec Trump ». Les États-Unis pourront tirer parti d’un allié primordial et particulièrement fidèle en Amérique du Sud, « sur toute la politique extérieure américaine, mais surtout sur le dossier du Venezuela. Trump devrait pousser Bolsonaro à prendre des sanctions, ce que les gouvernements précédents se refusaient à faire ».

Pour le chercheur, c’est une alliance clé pour les États-Unis, après des années de relations conflictuelles marquées par la défiance et des affaires d’espionnage au plus haut niveau. « Ce serait une victoire considérable pour les États-Unis de Trump. » Pour Bolsonaro, cela peut permettre d’éviter des critiques trop fermes en cas de non-respect des normes démocratiques.

Reste que copier le programme de Trump, jusqu’aux critiques contre la Chine, économiquement très liée au Brésil, peut avoir de sévères conséquences, tout comme ses bravades sur l’écologie, qui peuvent lui fermer certains marchés européens. Chaque fois que le Brésil a voulu se rapprocher des États-Unis, l’histoire s’est mal terminée, explique Mauricio Santoro. « Le Brésil est un pays en développement dont les intérêts n’ont rien à voir avec ceux des États-Unis. Le Moyen-Orient est pour nous un débouché économique important. » Or, la volonté, sous la pression des évangéliques, de déplacer l’ambassade à Jérusalem (comme l’ont fait les États-Unis en mai dernier [4]) devrait lui attirer l’inimitié des pays arabes. « Mais je ne pense pas qu’il arrive à faire tout ce qu’il dit sur ce sujet ; de puissants intérêts locaux devraient tenter de l’en empêcher. »

Reste que le président américain, Donald Trump, l’a appelé dimanche soir pour le féliciter et les deux hommes ont exprimé leur intention de travailler « côte à côte pour améliorer la vie des Américains et des Brésiliens », affirme un communiqué de la Maison Blanche.

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