Eliane Brum, Autres Brésils, 5 mai 2019
Les 100 premiers jours du Gouvernement Bolsonaro [1] ont fait du Brésil le principal laboratoire d’une expérience dont les conséquences pourraient être encore plus destructrices [2] que ce que les plus critiques avaient pu prévoir. Il n’existe pas de précédents historiques pour décrire l’opération de pouvoir de Jair Bolsonaro (Parti Social Libéral). En inventant l’anti-présidence, Bolsonaro a aussi créé un gouvernement qui simule sa propre opposition. Ce faisant, il neutralise ainsi la véritable opposition. En lançant régulièrement des déclarations polémiques, le gouvernement mène aussi la danse du débat national, verrouillant toutes possibilités de réel débat. Le bolsonarisme joue tous les rôles, jusqu’à celui de simuler l’opposition et la critique, pulvérisant la politique et interdisant la démocratie. En dictant le rythme et la teneur des débats quotidiens, il a pris le pays tout entier en otage.
La violence des agents des forces de sécurité de l’État [3] dans les 100 premiers jours de l’année, avec l’exécution sommaire, par la police militaire, de onze suspects à Guararema (SP), et les 80 balles tirées par des militaires sur une voiture transportant une famille à Rio de Janeiro, peuvent mettre en évidence l’extension de ce qui était déjà indubitable au Brésil : le permis de tuer. Les plus fragiles d’entre les fragiles, les agressions contre les personnes en situation de rue, peuvent attester d’une société rendue malade par la haine : en à peine trois mois et dix jours, pas moins de huit sans abris ont été brûlés vifs au Brésil. Bolsonaro n’a pas appuyé sur la gâchette ni allumé le feu, mais il est légitime d’affirmer qu’un gouvernement qui attise la guerre entre les Brésiliens, fait des éloges aux policiers qui abattent des suspects et défend l’armement de la population est responsable de la violence.
La perversion
L’opposition comme la presse ainsi que la société civile organisée et même une grande partie de la population vivent au rythme des spasmes calculés que le bolsonarisme injecte tous les jours. C’est pour cette raison que je me réfère à la « perversion » dans le titre de cet article. Nous sommes sous le joug des pervers, qui corrompent le pouvoir qu’ils ont reçu par le vote pour empêcher l’exercice de la démocratie.
Puisqu’ils ont la machine du pouvoir entre les mains, ils peuvent contrôler l’ordre du jour. Et pas seulement celui du pays mais aussi le thème des conversations des Brésiliens, à l’heure du déjeuner ou à la machine à café et même au bar. Qu’est-ce que Bolsonaro va encore trouver aujourd’hui ? Qu’est-ce que les bolsojuniors [4] vont dire sur les réseaux sociaux ? Quel sera le nouveau délire du bolsopremierministre ? Qui va subir les foudres du bolsogourou [5] cette fois-ci ? Quelle sera la bolsopolémique du jour ? Ainsi va l’agenda du pays.
Mais il ne s’agit que d’une petite partie de l’opération. Pour la mener à bien, Bolsonaro a eu comme mentor son idole Donald Trump. Cependant, le bolsonarisme va beaucoup plus loin. Il simule aussi l’opposition. La société tombe ainsi dans le piège de croire qu’il y a un certain débat. Mais le débat n’existe pas. La totalité du débat est neutralisé. Quand j’appelle Bolsonaro « l’anti-président », je ne raconte pas de blague. Être anti-président est un concept.
Qui est le principal opposant à la réforme des retraites de l’ultra-libéral Paulo Guedes, ministre de l’Economie ? Ce n’est ni le PT ou le PSOL ni même la CUT ou des associations de retraités. Le principal critique de la réforme du « super-ministre » est celui qui l’a mis en place pour faire exactement ce qu’il est en train de faire, la réforme des retraites. Le principal critique est Bolsonaro [6], l’anti-président.
Comme lorsqu’il dit que, “au fond, je préfèrerais ne pas faire la réforme des retraites”. Ou quand il dit que la proposition de capitalisation de la retraite “n’est pas essentielle ” en ce moment. Ou encore quand il a affirmé qu’il pourrait abaisser l’âge de départ à la retraite pour les femmes. Bolsonaro est le meilleur opposant à la réforme de son propre gouvernement.
Et comme il est à la fois majorité et opposition, nous ne savons pas le contenu de la réforme que la vraie opposition propose à la place de celle qui a été portée devant le Congrès. Il n’y a pas de réelle critique ni de projet alternatif ayant des retentissements dans le débat public. Et s’il n’y en a pas, il faut bien se rendre compte qu’alors, il n’y a pas non plus d’opposition. Qui a entendu parler d’opposition ? Quelqu’un connait-il les idées de l’opposition, si tant est qu’elles existent ? Quels sont les débats en cours dans le pays qui ne soit pas alimentés par Bolsonaro lui-même ou sa cour, à doses quotidiennes savamment distillées ?
C’est par le même mécanisme que le bolsonarisme contrôle les oppositions internes au gouvernement. Les exemples sont nombreux et constants. Mais l’usage le plus impressionnant en fut la récente offensive contre la mémoire de la dictature militaire. Bolsonaro a fait dire par son porte-parole, un général justement, qu’il avait donné des ordres pour que le coup d’état de 1964 qui fêtait ses 55 ans le 31 mars, soit “dûment commémoré ” par les Forces Armées. C’était un ordre émanant de Bolsonaro, mais celui qui en faisait l’annonce était un général de l’armée, ce qui renforce l’image que Bolsonaro souhaite distiller dans la tête des Brésiliens [7] .
Apparemment, Bolsonaro exaltait encore les militaires et remplissait la mission qu’il s’était donnée de tricher avec l’histoire, en effaçant les crimes du régime d’exception. Dans la pratique cependant, Bolsonaro a aussi porté un coup à l’aile militaire de son propre gouvernement. Comme il est notoire de le dire et je l’ai déjà écrit ici en janvier, les militaires sont en train d’endosser – du moins s’efforcent-ils de le faire – le costume des adultes de la maison ou celui de contrôleurs du chaos créé par Bolsonaro et sa cour dissipée. Ils assument l’image de l’équilibre dans un gouvernement de déséquilibrés.
Ce rôle est bien calculé [8]. Cependant, la désinvolture du vice-président, le général Hamilton Mourão, agace la bolsomonarchie. Ce qui, après tout, peut être plus efficace, dans un moment où même des gens de gauche se sont laissé séduire par “l’équilibre” et “le charisme” de Mourão, que de rappeler au pays que la dictature des généraux a séquestré, torturé et assassiné des civils ?
Bolsonaro a célébré la mémoire des crimes de la dictature à l’envers, les amoindrissant tout en en faisant l’éloge. La violence du régime autoritaire a rarement été autant commémorée et décrite qu’en ce 31 mars. Bolsonaro est celui qui a le plus œuvré pour que l’on oublie pas les plus de 400 opposants tués et les 8000 indigènes assassinés, tout comme les dizaines de milliers de civils torturés. Pour garder la bride serrée sur le cou des généraux, Bolsonaro les a jetés au feu de l’opinion publique en feignant de les défendre.
Au passage, Bolsonaro en a profité pour rappeler aux généraux que c’est lui et sa cour apparemment hystérique qui ont accompli le sale travail de glorification des tortionnaires et d’entrave aux procédures telles que la révision de la loi d’amnistie, qui a jusqu’à aujourd’hui protégé les agents de l’état de tout jugement pour les crimes commis pendant la dictature. Comme l’a vociféré le gourou du bolsonarisme, l’écrivain Olavo de Carvalho, à l’occasion de l’une de ses récentes attaques contre le général de réserve Carlos Alberto dos Santos Cruz, ministre-chef de cabinet de la présidence : “Sans moi, Santos Cruz, vous auriez dû subir les quolibets devant la porte du Club Militaire en baissant la tête comme tant de vos collègues en uniforme”.
La dictature a laissé des marques si profondes dans la société brésilienne que même ceux qui ont été persécutés par le régime portent encore aux généraux un respect craintif. Aucun “gauchiste” n’a jamais osé dire publiquement ce qu’Olavo de Carvalho a dit, lorsqu’il a traité les généraux de “bande de merdeux”. Encore une fois, l’attaque, la réplique et la duplique ont eu lieu au sein du gouvernement lui-même, tandis que la société se mobilisait pour faire interdire “les commémorations dûment méritées”.
La glorification du coup d’état de 1964 a aussi servi de coup d’essai pour sonder la capacité des institutions à faire respecter la loi. Bolsonaro a pu à nouveau constater la grande faiblesse des institutions brésiliennes. Et l’extrême lâcheté de certains de ses représentants, particulièrement au sein du judiciaire. Hormis le Défenseur Public de l’Union, qui a intenté une action en justice pour interdire les commémorations de crimes contre l’humanité, rien, à part des “recommandations” pour que le gouvernement ne célèbre pas la séquestration, la torture et l’assassinat de Brésiliens. Pathétique.
Un autre exemple, la destitution du ministre de l’Éducation Ricardo Vélez Rodríguez remplacé par un autre qui peut être encore pire. Bolsonaro a grillé le ministre qu’il avait lui-même nommé et l’a démis de ses fonctions via Twitter. En agissant ainsi, il a fait comme si c’était quelqu’un d’autre qui l’avait nommé – et non lui-même. Il l’a décrit comme une “personne sympathique, aimable et compétente”, mais sans capacité de “gestion” et sans “expertise”. Mais qui fut le gestionnaire qui avait nommé quelqu’un dépourvu de capacité de gestion pour le pays ? Et comment juger un gestionnaire qui fait cela ? Encore une fois, Bolsonaro fait comme s’il était dedans et dehors en même temps, comme s’il était simultanément, à la fois gouvernement et opposition.
Même les minorités qui développaient quelques-uns des meilleurs exemples d’activisme de ces dernières années en sont venues à assister en spectateurs passifs, à la dispute du gouvernement contre le gouvernement. Ceux qui ont lutté pour l’expansion des instruments de la démocratie, semblent tomber dans le panneau de croire que vociférer sur les réseaux sociaux, tout autant dominés par le bolsonarisme, est un moyen d’action en soi. La participation démocratique n’a jamais été aussi nulle.
La stratégie à succès, dans ce cas précis, c’est la simulation de querelle entre la “nouvelle politique” et la “vieille politique”. L’accrochage entre Jair Bolsonaro et le président de la Chambre des Députés, Rodrigo Maia (DEM), n’est qu’un reniement de la politique, de toute politique. Si l’opposition au gouvernement c’est Maia, parlementaire issu d’un parti physiologiquement de droite, quelle est l’opposition ? Bolsonaro et Maia font partie du même camp idéologique. Il n’existe aucune dispute structurelle de fond entre les deux, que ce soit à propos des retraites ou de n’importe quel autre sujet d’intérêt du pays.
Le mécanisme se reproduit aussi dans la presse. Une partie des médias est apparemment dans le camp de la critique au gouvernement Bolsonaro. Et sous certains aspects, elle est manifestement critique. Mais à quel gouvernement Bolsonaro ? Si Bolsonaro est décrit comme l’irresponsable qu’il est, la part de responsabilité, plus spécialement en économie, devrait être assumée par d’autres courants de son propre gouvernement, conformément à ce qu’en a dit une partie de la presse. Quand Bolsonaro l’insensé, fait obstacle à Guedes, le projet néolibéral se pare d’un vernis de bon sens qu’il n’aurait jamais eu autrement.
Face au populisme d’extrême droite de Bolsonaro et de ses compagnons d’autres pays, le néolibéralisme est présenté comme la meilleure option pour sortir de la crise qu’il a lui-même créé. Mais Bolsonaro et ses semblables sont le produit le plus récent du néolibéralisme – et non quelque chose d’extérieur à lui. Où se trouve alors l’interlocuteur de fait ? Quel est l’espace pour un autre projet de Brésil ? Où sont les alternatives réelles ? Quelles sont les idées ? Où sont-elles discutées avec une certaine répercussion, puisque sans répercussion cela ne sert à rien ?
La presse reflète et alimente en même temps la paralysie de la société. Les cent jours ont démontré que le gouvernement Bolsonaro était encore pire que le phénomène Bolsonaro. Bolsonaro n’est pas devenu président, “il n’a pas revêtu les habits liturgiques de la fonction”, comme certains l’espéraient. Pas parce qu’il en est incapable, mais parce qu’il ne le veut pas. Bolsonaro sait qu’il ne se maintient au pouvoir que tant qu’il incarne l’anti-président, comme je l’ai dit dans un précédent article. Bolsonaro ne peut conserver le pouvoir que dans la mesure où il alimente la guerre.
Une récente enquête de Datafolha a montré qu’il était le président le moins apprécié en début de mandat, depuis la redémocratisation du pays. Mais Bolsonaro fait le pari qu’il suffit de maintenir sa popularité auprès de ses milices et il agit en conséquence. Bolsonaro se situe à l’intérieur, mais en même temps à l’extérieur, gouvernant avec sa cour et ses sujets. Gouvernant contre le gouvernement. C’est la seule stratégie disponible pour que Bolsonaro continue à être Bolsonaro.
L’opposition, tout comme la majorité de la population, a été condamnée à la réaction, ce qui bloque toute possibilité d’action. Si quelqu’un lance toujours la balle dans votre direction, vous devrez toujours la renvoyer. Et quand finalement, vous l’attrapez, libérant ainsi vos mains, une autre balle est envoyée. Vous avez donc les mains occupées en permanence, tout en essayant de l’éviter. Tout votre temps et votre énergie sont perdus à renvoyer les balles qui vous sont lancées. De cette manière, vous ne parvenez à prendre aucune décision ni à faire d’autres mouvements. Vous ne parvenez pas non plus à planifier votre vie ou à faire des projets. C’est une comparaison grossière, mais elle est facile à comprendre. C’est ce que le gouvernement Bolsonaro a fait pour contrôler les contenus des débats quotidiens et empêcher la discussion politique légitime des idées et des projets.
2) La Barbarie
Même les plus organisées des minorités que Bolsonaro a tant harcelé pendant les élections semblent être en transe, sans réaction devant cette opération perverse du pouvoir. Et lorsqu’ils réagissent, ils adoptent le même discours que ceux qui les oppriment, ce qui amplifie encore plus la victoire du Bolsonarisme.
Un exemple. La vidéo mis en ligne par Bolsonaro pendant le Carnaval, montrant une scène de “golden shower ”, a été définie comme “pornographique” par beaucoup d’opposants à Bolsonaro. Mais il s’agit du concept de pornographie de la bande de l’anti-président. L’adopter, c’est partager cette vision tendancieuse et moraliste de la sexualité. On peut tout à fait remettre en question le fait que deux hommes aient une relation sexuelle dans l’espace public et c’est un point important. Ils ne devraient pas et ne pourraient pas le faire. Mais on ne peut pas remettre en question l’acte de deux personnes qui ont une relation sexuelle consentie comme ils l’entendent, même si c’est en urinant l’un sur l’autre. L’acte pornographique vient de Bolsonaro, officiellement président de la République, qui a mis en ligne la vidéo sur les réseaux sociaux. L’obscénité est de son fait à lui. La pornographie ne se situe pas dans la scène, mais dans l’acte de la divulguer sur les réseaux sociaux. Il est fondamental de faire la différence entre les deux.
Un autre exemple. Lorsque l’opposition essaie de dévaloriser le député fédéral Alexandre Frota (PSL) parce que c’est un acteur porno, elle fait la même chose que l’adversaire. Quel est le problème d’être acteur porno ? Seuls les moralistes du pseudo-évangélisme dévalorisent les gens qui travaillent dans le domaine du sexe. Alexandre Frota doit être critiqué pour ses épouvantables idées et ses projets désastreux pour le pays, pas parce qu’il avait des relations sexuelles dans des films pour gagner sa vie. Le critiquer pour cela c’est jouer le même jeu que le Bolsonarisme et c’est aussi être intellectuellement malhonnête. Une partie de la gauche s’est laissé contaminer, comme s’il était possible de délégitimer l’adversaire en ayant le même discours de haine.
Dans la même veine, le problème du ministre de la justice, Sergio Moro, n’est pas non plus d’avoir dit “conge” au lieu de “cônjuge” [9], comme il l’a fait, à deux reprises, pendant une audience publique au Sénat. Ridiculiser les erreurs de langage des gens est une pratique de la pire des élites, celles qui conservent aussi leur statut d’élite parce qu’ils détiennent le monopole du langage. On serait en droit d’espérer que Moro domine la prétendue “norme culte de la langue portugaise” de manière correcte, puisqu’il a eu accès à une éducation officielle traditionnelle. Mais la bataille politique doit avoir lieu dans le domaine des idées et des projets.
Le problème de Moro est d’avoir, en tant que juge, interféré dans le résultat de l’élection. Et d’être ensuite devenu le ministre de celui qu’il avait aidé à élire, par ces actes lorsqu’il était fonctionnaire public. Le problème de Moro est de vouloir mettre en place un projet anti-crime qui, dans la pratique, pourrait autoriser les policiers à commettre des crimes. Selon la proposition du ministère de la Justice, les policiers peuvent invoquer la “légitime défense” lorsqu’ils abattent un suspect, prétextant “une peur excusable, la surprise ou une violente émotion”. Dans ce cas, la peine peut être réduite de moitié, et même annulée. Le problème de Moro, celui qui intéresse le pays, n’est définitivement pas celui de dire “conge” au lieu de “cônjuge”.
Comprendre comment le discours de haine est en train de s’immiscer dans l’esprit de ceux qui croient s’opposer à la haine est éthiquement obligatoire. [10] Si le gouvernement Bolsonaro est aussi opposition et critique à son propre gouvernement, cela ne signifie pas qu’il n’ait pas de projet et que ce projet ne soit pas en train de s’imposer rapidement au pays. Il en a effectivement un et il est bien en train de s’imposer. Nous sommes aujourd’hui un pays dont la situation est pire qu’avant. Et nous sommes aujourd’hui un peuple bien plus mauvais qu’avant. Une partie de l’objectif des violents et des haineux est de normaliser la violence et la haine par la répétition. Le Bolsonarisme est parvenu à réaliser ce projet avec une rapidité stupéfiante.
Rien qu’en 2019 (et j’écris ces lignes dans la première quinzaine d’avril), au moins huit – HUIT – personnes vivant dans la rue ont été brûlés vives au Brésil. Il s’agit juste d’un chiffre obtenu par la lecture des journaux, mais c’est peut-être pire. Le 1er janvier, une personne sans-domicile de 27 ans a été incendiée alors qu’elle dormait, à Ponta Grossa dans l’état du Paraná. Quelqu’un qui passait l’a arrosée d’alcool et a mis le feu. Plus de 40% de son corps a été brûlé. Le 21 janvier, un sans-abri a été retrouvé mort, incendié sur une place de Curitiba, la capitale de l’état du Paraná.
Quatre jours plus tard, le 25 janvier, José Alves de Mello, 56 ans, un autre sans-abri, a été agressé et brûlé dans un immeuble abandonné de la Grande Curitiba. Le 27 février, une femme vivant dans la rue a été brûlée tandis qu’elle dormait sous un pont, à Recife, capitale de l’état du Pernambuco. Elle a survécu. Le 17 mars, José Augusto Cordeiro da Silva, 27 ans, s’est réveillé en flamme sous un balcon où il avait trouvé abri dans la ville d’Arapiraca, dans l’état d’Alagoas. Il est mort à l’hôpital. Le 1er avril, un homme paraissant avoir une trentaine d’années, est mort carbonisé près de l’escalier mécanique d’une station de train à Santo André, dans la région de l’ABC Paulista. Le cas a été enregistré comme “mort suspecte”. Le 3 avril, Roberto Pedro da Silva, 46 ans, a été incendié alors qu’il dormait dans un chantier abandonné à Três Lagoas, dans le Mato Grosso do Sul. Un homme lui aurait jeté de l’essence et mis le feu. Le 7 avril, une personne sans domicile fixe de 30 ans a été agressée avec des pierres et incendiée à l’intérieur d’un gymnase à Águas Lindas de Goiás, dans les environs du District Fédéral.
Si nous étions des gens décents dans un pays décent, nous arrêterions tout pour exiger la fin de la barbarie.
Le 4 avril, des policiers militaires ont tué 11 des 25 suspects de cambriolage de banques qu’ils détenaient, dans la commune de Guararema, région de São Paulo. Le gouverneur de l’état, João Doria (PSDB), a déclaré qu’il allait les décorer. Il y a encore peu de temps, un gouverneur n’aurait jamais osé donner des médailles à des policiers ayant assassiné des suspects. Aucun pays dans le monde démocratique, ne considère que tuer des suspects est un bon travail de police. Bien au contraire.
Au Brésil, où il n’existe officiellement pas de peine de mort, le gouverneur du plus grand état du pays félicite et récompense l’exécution de suspects par des représentants de la loi.
En mars, la police pauliste a tué 64 personnes. Bien plus qu’en 2018, durant le même mois, où il y avait eu 43 homicides dont des policiers étaient les auteurs, ce qui constituait déjà une énormité. Avec l’autorisation des autorités, la police brésilienne, connue pour être une des plus mortifères au monde, démontre que cette année, elle a déjà commencé à tuer encore plus.
Si nous étions un pays décent peuplé de gens décents, nous arrêterions tout, devant cette barbarie commise par des représentants de la loi avec l’autorisation et les encouragements des autorités qui n’ont pas été élues pour organiser la chute de l’État de Droit.
Dimanche 7 avril, des militaires ont tiré 80 fois – QUATRE-VINGT – sur la voiture d’Evaldo dos Santos Rosa, 51 ans, musicien noir qui emmenait sa famille à une « baby shower » à Guadalupe, dans les quartiers nord de Rio de Janeiro. Il a été exécuté. Son fils de 7 ans a vu son père se vider de son sang et des soldats de l’armée de son pays se moquer du désespoir de sa mère. Grâce à une loi édictée par Michel Temer, en 2017, les militaires qui ont attaqué cette famille de civils seront jugés non pas par la justice commune, mais par un tribunal militaire, qui est indubitablement corporatiste et complice de ces crimes.
Si nous étions un pays décent peuplé de gens décents nous arrêterions tout, face à cette barbarie et nous exigerions la justice.
3) La Résistance
Le Brésil est beaucoup moins sidéré qu’il y a très peu de temps avec le quotidien d’exception. C’est précisément comme cela que le totalitarisme s’installe. Par les fissures de ce que l’on appelle la normalité. Par les esprits, dans le bon sens et dans le quotidien. Ensuite, il suffit d’officialiser. Le Brésil vit déjà l’horreur de l’exception. La falsification de la réalité, la corruption des mots et la perversion des concepts sont une part de la violence qui s’est installée au Brésil. Ils font partie de la méthode. Cette violence subjective a des résultats bien objectifs – et multiplie, comme les chiffres commencent déjà à le montrer, la violence contre les corps. Pas n’importe quels corps, mais les corps les plus fragiles.
Le défi – urgent, car on a déjà plus le temps – est de sauver ce qui reste de démocratie au Brésil. C’est par la pression populaire que les institutions peuvent se renforcer en étant poussées à se rappeler qu’elles ne doivent pas servir les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir ni les intérêts de ses membres, mais la société et la constitution. C’est par la quête d’autres dialogues et d’autres idées et d’autres réalités qui respirent encore dans le pays que la presse peut ouvrir une brèche vers un réel pluralisme. C’est par la demande de justice et par le soulèvement contre la barbarie que nous pouvons sauver notre âme rendue malade par le passage du temps.
Le sauvetage de la démocratie pour ce qu’il en reste, ici et là, ne sera pas accompli par d’autres. Comme je l’ai déjà écrit auparavant, il n’y a que nous. Nous, qui refusons d’abandonner le Brésil aux pervers qui le gouvernent aujourd’hui – et qui le gouvernent aussi par le contrôle des spasmes quotidiens qu’ils imposent aux Brésiliens.
Je voudrais dire : “Réveillez-vous !”. Mais pas parce que les Brésiliens sont endormis. On dirait plutôt une paralysie, une paralysie d’otage, de ceux qui vivent l’horreur d’être abandonnés aux mains des pervers. Ce n’est plus du désespoir, c’est de la terreur. Nous devons trouver les voies pour briser ces chaînes, se libérer du joug des pervers, reprendre en mains le choix de l’ordre du jour.
Comment ?
Cette réponse, personne ne la trouvera seule. La mienne, c’est que nous devons construire quelque chose de “commun”. Ce que j’appelle commun est ici ce qui nous maintient unis, ce qui permet que, dialoguant, nous partions du consensus qu’une chaise est une chaise et qu’une orange est une orange et qu’aucun d’entre nous ne s’assoit sur l’orange et ne mange la chaise. Les pervers ont corrompu la parole – et ne cessent de répéter que la chaise est l’orange. C’est la seule raison qui leur permet de dire que le Brésil vit sous la menace du “communisme” ou que le nazisme est de “gauche” ou que le réchauffement planétaire est un “complot marxiste”. Ces trois affirmations, juste pour l’exemple, n’ont aucun ancrage dans la réalité. Cela revient au même que de dire que l’orange est la chaise. Mais bien peu de gens ont une vision claire de ce que fut réellement le nazisme et de ce qu’est le communisme et de ce que représente le réchauffement planétaire, c’est alors plus facile de les embrouiller.
Ils répètent et répètent, comme ils le font avec tant d’autres corruptions de la réalité, parce qu’ils ont dénaturé le suffrage qu’ils avaient reçu, en se servant de la structure de l’État pour produire leurs mensonges. C’est ainsi que les pervers rendent folle la population entière – et la soumettent en disant qu’une orange est une chaise jour après jour. Les mots perdent leur signification, le langage est rompu et corrompu et le dialogue devient impossible. Comment parler d’orange avec quelqu’un s’il croit qu’une orange est une chaise ? C’est ce qui se passe aujourd’hui au Brésil, et cette offensive est lancée quotidiennement sur les réseaux sociaux par le bolsonarisme.
Nous devons redonner leur sens aux mots. Ou nous deviendrons tous fous. La création du commun commence par le langage (J’ai écrit à ce propos ici et ici). Nous devons aussi créer une communauté. Pas une communauté d’internautes qui restent seuls, derrière leur écran, à crier. Mais une vraie communauté qui exige une présence, qui exige un corps, qui exige un débat, qui exige une négociation, qui exige un partage réel. Rien ne fait plus peur aux régimes d’exception que des gens qui se rassemblent pour faire des choses ensemble. C’est pour cela que Bolsonaro critique autant l’activisme et les activistes – et il a déjà fait de nombreux pas vers la criminalisation de l’activisme et des activistes.
L’activiste est celui qui abandonne le confort de son nombril et de son espace protégé pour exercer sa solidarité. Les gouvernements tels que celui de Bolsonaro font tout pour que chacun voit l’autre comme un ennemi, et c’est pour cela que l’activisme leur fait peur. Les bolsonaristes se nourrissent de la guerre parce que la guerre sépare les gens et ne leur permet pas de trouver le temps de se créer un futur. La solidarité est un geste craint par les autoritaires. Pourquoi n’êtes-vous pas chez vous à vous regarder le nombril, c’est ce qu’ils aimeraient vous demander ? En corrompant les mots, c’est aussi ça leur objectif. Condamner tout un chacun à la prison de son silence (ou de son écho), dans l’incapacité d’atteindre l’autre, faute d’un langage commun.
Alors, ils essaient d’éliminer la solidarité à coups de balles. Ou de l’exiler. La chasser du pays qu’ils se sont appropriés pour eux-mêmes. C’est ce que Bolsonaro a dit en toutes lettres. C’est ce qu’il a fait avec les mouvements sociaux et ses leaders. C’est aussi pour cela qu’il faut une police avec un permis de tuer, comme le veut Bolsonaro, et comme le fait Sergio Moro en obéissant.
Chaque fois plus, la police devient la milice privée des détenteurs du pouvoir. Elle n’exerce plus son devoir constitutionnel de protéger la population pour mener la guerre contre cette même population. Pendant l’intervention fédérale à Rio, des policiers civils et militaires ont tué 1543 personnes. En 2018, un homicide sur quatre à Rio de Janeiro a été commis par un policier – et ce chiffre provient des registres même de la police. Personne n’a de doute sur le fait que la majorité de ces morts soit noire – et pauvre.
Quand elle va dans les rues pendant les manifestations, ce que la police réprime ce n’est pas ce qu’elle appelle les “excités” ou les “vandales”, mais bien la solidarité. En tapant sur les corps, en les asphyxiant de gaz lacrymogène, ce qu’ils veulent c’est contrôler les corps, les punir parce qu’au lieu d’être restés au chaud à la maison à se gratter le ventre, ils sont allés dans la rue lutter pour la collectivité. Comment ça, vous luttez pour les autres et pas juste pour vous-même ? Comment osez-vous être solidaire si la règle du néolibéralisme c’est justement de se préoccuper de soi-même et des siens ?
Résister à la peur et se rassembler pour créer un futur est l’acte premier de la résistance. Si nous restons prisonniers de nos maisons, comme le souhaite le gouvernement, armés nous aussi, comme le gouvernement le souhaite, se tirant les uns sur les autres, comme le gouvernement le souhaite, la guerre continuera à faire rage, parce que c’est comme ça que les pervers nous maintiennent sous contrôle et se maintiennent eux-mêmes au pouvoir. Si nous ne comptons que sur un seul, nous ne pouvons rien. Nous devons être un + un + un. Et alors nous pourrons beaucoup.
L’art est aussi un instrument puissant. Ce n’est pas pour une autre raison qu’il a été taxé de “pornographique” et de “pédophile” par les milices d’internet ces dernières années. Ce n’est pas pour une autre raison que le bolsonarisme s’est lancé contre la loi Rouanet [11] et démonte les mécanismes culturels. L’art n’est pas frivole. Il transporte les gens. Il aide à penser. Il remet le pouvoir en question. Et il rassemble les différents.
Nous avons besoin de l’art. Encore une fois je vais indiquer ici le livre de la Pussy Riot Nadya Tolokonikova (Pussy Riot, um guia punk para o ativismo político, Ubu Editora, 2019). L’art est un acte qui est à la portée de tous. Le plus grand coup porté contre le gouvernement du despote Vladimir Poutine est venu d’une bande de gamines qui ne savent même pas chanter ni jouer de la musique correctement, mais elles font de l’art en jouant et en chantant le côté ridicule des pervers.
Rire. Nous avons besoin de rire. Rire avec l’autre, ensemble, et non rire du désespoir de l’autre. C’est le pervers qui aime rire tout seul, c’est le pervers qui jouit de la douleur de l’autre, comme le fait Bolsonaro, comme le faisaient en riant les soldats après avoir tiré 80 fois sur la voiture d’une famille qui allait à une « baby shower ». Leur rire n’était pas un rire, c’était un ricanement. Mais le rire en commun, avec l’autre, celui-là a une puissance énorme.
Rions ensemble des pervers qui nous gouvernent. Répondons à leur haine par un éclat de rire. Répondons à leur tentative de contrôle de nos corps en exerçant notre autonomie sur nos corps. Libérons la parole en faisant de la poésie. Comme je l’ai écrit tant de fois ici : rions, avec impertinence. Et aimons, librement.
Rire sans vergogne de leurs rafales de postillons. La haine n’est pas pour nous, la haine est pour les faibles. Affrontons-les en dénonçant combien ils sont ridicules. Pratiquons la désobéissance aux règles que nous n’avons pas créées. Nous devons désobéir à ce gouvernement. C’est ainsi que l’on se libère du joug des pervers. En les prenant suffisamment au sérieux pour ne pas les prendre au sérieux.
Et nous devons commencer à imaginer un futur. C’est comme ça que le futur commence, en étant imaginé. Personne n’arrive à vivre dans un présent sans futur. Mais il est impossible de contrôler celui qui est capable d’imaginer, après qu’il ait commencé à imaginer. L’imagination est la meilleure compagne du rire.
Oui. Personne ne lâche la main de personne. Mais nous ne resterons pas là à nous tenir la main, paralysés par la panique et tremblant de peur. Nous allons rire et créer notre futur. Ensemble. Souvenez-vous que “la joie c’est la preuve par neuf”. Depuis déjà cent jours que dure la domination officielle des pervers, on a pu voir le Carnaval qui a le plus défié l’exercice autoritaire du pouvoir. Par la joie, par la satire, par le rire, par les corps dans les rues.
Aucune loi ne peut nous obliger à obéir à un gouvernement de pervers. Désobéissez aux seigneurs de la haine. Les cent prochains jours – et tous les autres qui viendront ensuite – doivent nous appartenir à nouveau.