Brésil : convergence vers la terreur – Capitalisme et Covid-19

Par Marildo Menegat, L’Autre Brésil, publié le 7 mai 2020

Les crises cycliques du capitalisme ont toujours produit des situations destructrices avec des régressions vers la barbarie. Mais ces crises ne sont pas seulement cycliques. Elles s’accumulent également et deviennent de plus en plus des crises systémiques et structurelles, où la régression vers la barbarie est de plus en plus permanente. Nous vivons déjà dans une situation de barbarie permanente, où le système capitaliste du patriarcat producteur de marchandises insiste pour fonctionner avec la même logique, même si l’humanité et la nature n’y survivent pas. C’est l’une des thèses centrales du livre A Crítica do Capitalismo em Tempos de Catástrofe (La critique du capitalisme au temps de la catastrophe ; éditions Consequencia), de Marildo Menegat, professeur de philosophie à l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), qui participe des débats autour du courant de la critique de la valeur-dissociation au Brésil. « Pour continuer à maintenir le travail, la production de biens et la circulation de l’argent comme fondements de cette société, nous devons détruire l’humanité et la nature », dit-il. Il analyse également la situation brésilienne dans ce scénario de barbarie permanente à l’échelle mondiale. Pour lui, la victoire de Bolsonaro est l’expression politique d’un effondrement social. Selon les critères des Nations unies, le nombre de violences au Brésil caractérise déjà une situation de guerre civile de faible intensité. Menegat attire l’attention sur le rôle des militaires dans ce scénario et sur leur expérience en Haïti : « Alors que le capitalisme s’effondre dans le monde entier, y compris en Amérique latine – voir les cas du Venezuela, de l’Argentine et, dans une certaine mesure, du Brésil – il est nécessaire de garantir des espaces territoriaux où il peut encore s’accumuler. En Haïti, l’armée brésilienne s’est entraînée pour y parvenir non seulement au Brésil, mais aussi dans toute l’Amérique latine. Le Venezuela, éventuellement, sera une continuation de cette expérience ». Dans l’article suivant, publié le 8 avril dernier sur le site de camarades Ensaios e textos libertarios, Menegat met la pensée du temps de la catastrophe à l’épreuve de la crise du Covid-19.

 

I.

L’occasion fera définitivement de l’exception la règle. Le Covid-19 crée une mobilisation opportune pour un état de guerre. Il s’agit d’une situation d’urgence, bien qu’elle puisse être abordée sous un autre angle. La maladie exige des soins et une large divulgation de ses causes, et non des soldats et des lois martiales. Ce n’est pas un hasard si ce sont les armées et la police qui, avec le savoir médical, organisent et imposent l’ordre. De toutes les disciplines, la médecine est peut-être l’une des plus favorables au pouvoir et le partenaire des longs voyages au sein des marches militaires. Chaque fois qu’une situation catastrophique est ordonnée par la force, c’est le patriarcat moderne qui est en place et qui se recompose pour les étapes suivantes, même s’il est totalement impliqué dans les causes du fléau. De la Chine aux États-Unis, en passant par l’Europe, les lois martiales qui arrêtent ou mettent à l’amende ceux qui sortent de quarantaine n’ont rien d’un exercice d’autonomie dont les défenseurs du sujet de la modernité ont été si fiers dans le passé. Albert Camus, dans une de ses nouvelles, commente la différence entre une solitude choisie ‒ en l’occurrence, l’isolement comme meilleur moyen de préserver la vie ‒ et une solitude imposée ‒ à travers quelqu’un qui avertit subliminalement qu’il a le pouvoir de mort sur tous.

En principe, les lois martiales visent à sauver des vies mais la raison de fond de ces contraintes c’est de préserver les meilleures conditions pour le rétablissement et la continuité du mécanisme d’ accumulation du capital. Par conséquent, ce ne sont pas les vies humaines qui importent. Ce même système, qui, momentanément affiche une apparente bienveillance, poursuivait peu avant sa politique de démantèlement total des systèmes publics de santé. Les masses superflues de misérables que le capitalisme produit savent depuis longtemps que, pour lui, leurs vies ne valent rien, et que, si elles méritent quelques soins maintenant, c’est pour que leurs corps affamés ne servent pas de moyen de propagation au virus. La société bourgeoise n’a pas pour but  de réaliser une quelconque finalité plus élevée de la condition humaine ; au contraire, la manière dont cette société utilise les êtres humains est totalement orientée vers les nécessités de l’argent et de sa domination impersonnelle. La mobilisation et l’extension de l’anxiété à la totalité sociale, comme un moyen d’action par le passage d’un état nerveux à un autre, sans jamais aboutir à une réflexion, remplit précisément la fonction qui était autrefois occupée par l’idéologie, celle de préserver le système du chaos que la mort en masse produirait, grâce la vigilance déployée par des dispositifs d’intelligence artificielle. Entre l’aveuglement du virus, qui est un agent de la nature, et  l’aveuglement du système producteur de marchandises, s’est créée une convergence pour laquelle toute la terreur sera légitime.

Le conflit entre les défenseurs de la quarantaine horizontale, promulguée par lois d’exception, et les défenseurs de la quarantaine verticale, pour lesquels l’épidémie est abandonnée à son sort, représente les deux faces de la même médaille. L’effort pour donner un aspect humain à l’imposition de la quarantaine ne cache pas son hypocrisie : les mêmes Italiens, Espagnols, Français, etc., qui défendent désormais ces mesures, n’hésitaient pas il y a quelques semaines à renvoyer des bateaux bondés de réfugiés qui fuyaient, précisément, la mort. D’un autre côté, ceux qui défendent le retour immédiat à la production (même s’il ne s’expriment pas pour l’instant, il est bon de rappeler qu’ils existent et qu’ils sont nombreux) pensent que le futur scénario de guerre, avec des millions de morts dans le monde entier, est un sacrifice à prix raisonnable pour que le capitalisme ne s’effondre pas une fois pour toutes. Ce qui les hante ce n’ est pas le nombre de morts, mais plutôt les données économiques récentes de l’année précédente (2019), donc ce qui précède l’épidémie de Covid-19. La tendance à la récession mondiale était évidente même pour les moins avertis. Les difficultés grandissantes et  insurmontables de l’économie chinoise  ne datent pas d’hier. Le niveau d’endettement de l’État et de la plupart des entreprises n’a plus de chance d’être financé par les jeux de bulles spéculatives. Cette même réalité laisse l’Europe et les États-Unis sans sauvegarde ‒ et par conséquent le reste du monde. La dette publique de tous les États touche les 280 000 milliards de dollars, dans un monde où le PIB ne dépasse pas les 80 000 milliards de dollars… Tous vivent au-dessus de leurs moyens. Le point crucial c’est que c’étaient la Chine et l’endettement de tous qui portaient sur leurs épaules depuis la crise de 2008 l’économie mondiale moribonde.

Les trains de mesures pris dans ce contexte par l’Union européenne et les États-Unis, visent essentiellement à sauver les marchés de l’éclatement de « la bulle des bulles » (qui s’est formée immédiatement après la crise de 2008) – c’est également cet événement que les experts de service ont qualifié de récession. En marge de cette économie de guerre (pour l’instant, semble-t-il, seul le virus est l’ennemi), la pauvreté augmente et continuera d’augmenter brutalement et le chômage, qui a gagné récemment les formes du travail précaire, reviendra sous son ancienne forme en tant que masse de sujets monétaires sans argent. Même les maladies des gens, indépendantes de l’action du virus Covid-19[1], atteignent des chiffres alarmants. La consommation d’anxiolytiques au Brésil, par exemple, atteint le niveau le plus élevé d’Amérique Latine. La vie était déjà malade avant l’arrivée du virus.  Le Covid-19 n’est que le révélateur qui nous permet de comprendre que le capitalisme n’a rien d’autre à offrir à l’humanité.

II.

Le problème est que les numéros d’équilibriste des Banques centrales et des gouvernements importent peu, la crise est à l’ordre du jour et elle n’est pas en soi le fait du Covid-19[2]. Les changements climatiques créeront bientôt des situations pires que celle de maintenant[3]. Toutefois, le changement climatique, contrairement au virus, ne peut pas faire marche arrière – mais il pourrait encore être atténué s’il y avait une transformation radicale dans la façon dont la vie sociale est produite[4]. Dans son sillage, d’autres pandémies viendront, et plus létales que le Covid-19. D’après les spécialistes, une évolution du virus Ébola, la possibilité de sa transmission par voie respiratoire, serait « quasiment » la fin de l’humanité[5]. La mortalité de ce virus atteint 90% chez les personnes infectées. Comme les changements climatiques entraînent une lutte pour la sélection naturelle à un niveau nouveau, il est à  prévoir que de nombreux parasites subiront des mutations qui les rendront plus agressifs. En outre, il y a bien sûr les facteurs d’intervention humaine qui ont modifié ou produit artificiellement des agents pathogènes – tels que le H1N1 et ses mutations – dont ne savons quasiment rien[6].

Certains peuples ancestraux, tels les indigènes qui peuplaient l’Amazonie avant l’arrivée de l’« homme de la marchandise », savaient – des peuples sages, probablement, car nous n’avons pas la certitude qu’ils aient connu des situations de détresse comme celle d’aujourd’hui ‒ que personne ne doit consommer la nature plus que ce qui lui est indispensable pour continuer à exister dans le plein développement de ses capacités et, de plus, qu’il faut léguer ces conditions d’existence aux générations futures. Le capitalisme, au contraire, a déjà tellement épuisé la planète que les générations futures ne disposeront que de pauvres conditions de vie. Cette pénurie n’ a rien à voir avec la richesse abstraite produite par le capitalisme, mais bien avec des choses essentielles pour la vie, telles que l’air pur, l’eau et les aliments ne provenant pas d’organismes génétiquement modifiés.

Le problème n’est pas de choisir entre un retour immédiat au travail infernal ou rester enfermé dans une quarantaine imposée par un état d’exception. La question porte sur ce que nous allons faire de nos vies à l’époque de la fin du capitalisme ? Seront-elles encore sacrifiées à la fin absurde de produire encore plus de destructions, ou seront-elles plutôt mobilisées à transformer les formes de la vie sociale ?

III.

Dans le passé, vivre dans le présent impliquait préparer quelque chose du futur. La prospérité de l’avenir était toujours dépendante d’un présent qui disposait de plus de ressources que nécessaire pour simplement se réaliser. Le futur n’était pas alors le résultat du hasard, même si son développement restait ouvert. C’était le cas néanmoins quand il y avait  la possibilité de choisir  différentes inflexions de la forme sociale. Aujourd’hui le présent n’est que la décadence de la possibilité d’un futur. En étant excessivement occupée de soi-même, cette époque a vu son futur disparaître comme structure du temps. Comme le futur n’agit plus dans les rapports et actions sociales, les individus ont été pris au dépourvu par cette nuit épaisse qui a dévoilé l’inconcevable : sans une promesse de futur, l’humanité sombrera complètement dans le vide. La dépression ne sera pas seulement un phénomène économique. Ce n’est pas une grande surprise de découvrir que le capitalisme est une société nihiliste. L’existence de chacun ne prend son sens élémentaire que par sa soumission au fétichisme de la marchandise, de l’argent et de la dépense d’énergie dans l’irrationalité destructive de l’économie d’entreprise. Mais les conditions objectives qui ont fait que cette misérable condition de la survie fonctionne encore, sont maintenant érodées par la catastrophe actuelle.

Depuis la grande crise des années 1970, quand le capital a atteint sa limite interne absolue[7], telle que formulée par Robert Kurz dans sa théorie de la crise, l’extension de la date limite de validité de cette société s’est faite au détriment de son propre avenir. Le néo-libéralisme et la prévalence de l’accumulation fictive de capital par le biais de l’ingénierie de la spéculation des marchés financiers, n’étaient rien d’autre que cet exercice de transfert vers le futur de la somme que le présent ne peut plus réaliser en tant que valorisation de la valeur. En d’autres termes, la mesure de la société moderne productrice de marchandises, à savoir, le temps de travail, a été supprimée par le développement technologique propre à cette société. Le présent insensé qui émerge de ce procès ‒ et il s’agit effectivement d’une émergence ‒, a paralysé l’humanité au milieu de l’accélération de la destruction de la nature et de son autodestruction. Comme chaque marchandise individuelle contient moins de valeur, puisqu’elle est le résultat d’une production réalisée par un appareil technique qui n’emploie plus, ou seulement marginalement, le travail vivant, qui est la seule source de production réelle de survaleur, il est dorénavant nécessaire de produire des quantités colossales pour simuler la création d’une certaine valeur. C’est une des raisons de la convergence entre la crise du capitalisme et l’effondrement de l’environnement, puisque la proportion entre la quantité de valeur et celle de matière première utilisée pour sa création a été inversée, et cela sans que la limite interne absolue de l’accumulation du capital ait pu être dépassée. Cette proportion exige maintenant de grandes quantités de matière première, le résultat en est l’expansion de l’extraction destructive des ressources naturelles, pour des résultats négligeables en termes de production de richesse abstraite. Le fait que la richesse dans le capitalisme obéit à un principe abstrait (la valeur) et que la matière n’est que le moyen (la valeur d’usage) de sa production, et l’accomplissement de ce principe (la consommation) est la destruction de cette matière le plus vite possible, de sorte que le cycle retourne à son point de départ et se répète ad infinitum, rend possible le paradoxe d’une société riche, en termes abstraits d’accumulation de capital, sans, qu’au travers de cela, elle dispose des ressources pour répondre à ses besoins ni de la perspective de développer les capacités humaines.

Cependant, aucune des fuites en avant mises en œuvre sur le terrain par le néolibéralisme durant les dernières décennies n’a résolu effectivement la crise du capital. Comme la vie sociale est médiatisée par l’argent et les marchandises, pour que cette objectivation fonctionne, il  faut encore créer la substance de la valeur, qui est le quantum de temps de travail représenté dans chaque marchandise. Comme Marx l’avait observé dans les Grundrisse, le capitalisme est un processus social contradictoire qui produit inconsciemment son propre effondrement.

L’utilisation intensive de techniques productives qui épargnent le travail humain rend impossible l’objectivation de la valeur, et supprime en conséquence le mécanisme fonctionnel de médiation sociale. Après le Covid-19, ceci constituera le véritable monstre – en conjonction avec les catastrophes du changement climatique – qui hantera quotidiennement la vie de chacun. Vivre au dépens de l’avenir n’est plus possible. Le temps historico-social limite auquel le capitalisme peut atteindre est ce présent prolongé de l’accélération de sa propre auto-destruction.

IV.

Loin du reliquaire idéologique de la paix universelle, à partir des années 1980, lorsque la Guerre Froide s’est apaisée, le capitalisme, cette machine à broyer les êtres humains, s’est livré à de nouvelles formes de guerre. La généalogie de ces événements, devenus fréquents, remonte à la Grande guerre de 1914, qui a inauguré une relation intime et inévitable entre la guerre et l’économie. À vrai dire, la guerre est à l’origine de cette sphère abstraite du calcul qu’est l’économie d’entreprise. C’est l’usage des armes à feu qui a détruit les anciens rapports féodaux et a créé une forme de politique centrée sur la compétition et dépendante de l’argent, qu’est l’État moderne. Pour ce faire, toutes les sociétés nationales qui se sont constituées ont suivi ces impératifs. Faire la guerre, c’est semer le capitalisme. Mais c’est avec la Première Guerre mondiale que le capitalisme est définitivement devenu une économie de guerre.

Le patriarcat moderne producteur de marchandises est cette figure sauvage dans laquelle se mêle le chien de guerre et l’entrepreneur schumpétérien destructeur-créateur. Les affaires sont une seule et même chose, et tout doit être façonné pour passer au crible de cette synthèse : créer c’est détruire (le monde) ; détruire, c’est créer (plus de morts). Un tel état d’esprit est la vérité même de la société bourgeoise, et de cette façon, elle semble rationnelle et jouit de la réalisation suprême d’un principe de réalité qui inclut l’horreur comme un penchant de sa nature. Sans l’économie de guerre, le capital fictif, déjà abondant dans cette phase du capitalisme du début du XXe siècle, aurait étouffé la continuité du système. Une des réalisations du capitalisme a été de mobiliser des réserves dormantes de l’épargne et le crédit, provenant d’un procès de  suraccumulation qui avait de plus en plus de difficulté à trouver des investissements rentables, pour financer de grands projets étatiques :

« [Les puissances en guerre] ont essayé […] de couvrir leurs déficits en empruntant sur le territoire national et à l’étranger et, par ailleurs, […] ont émis du papier-monnaie chaque fois qu’elles ont reçu des crédits de la banque centrale sans garanties subsidiaires. Aucune banque centrale n’a conservé une grande indépendance dans la situation de guerre […]. En 1914, l’étalon-or national a été suspendu dans tous les pays belligérants ; la monnaie a cessé d’être convertible [en or] quand quelqu’un le souhaitait, ou sinon une proportion minimale d’or n’était plus nécessaire pour soutenir l’émission de papier-monnaie. Une fois le champ libre, les gouvernements ont pu obtenir un montant illimité de liquidités auprès de leurs banques centrales en échange de passifs à court terme, tels que les bons du trésor, remboursables en trois ou six mois. […] La conséquence fut une augmentation massive du flux d’argent, qui  s’est accélérée au fur et à mesure que la guerre progressait  […]. […] La capacité à obtenir des prêts dont les États [belligérants] ont fait preuve est l’un des phénomènes clés de la guerre » (David Stevenson, p. 314-315).

Ce modèle d’organisation de l’économie a ouvert les vannes de la dette publique et en a fait une espèce de perspective permanente (et de trop-plein d’un excès de capital au bord de la dévalorisation) qui, comme tout vice bourgeois, a été transformée en vertu par le keynésianisme. C’est ce modèle d’économie qui a rendu possible le fordisme. Sans l’échelle gigantesque des dettes, prodigalement déployées par les dépenses de guerre, et, en même temps défricheuses d’un terrain jusqu’alors indemne, l’infrastructure tant productive que financière du fordisme, qui nécessitait une intervention directe de l’État, n’aurait jamais été viable.

« Le succès de la France offre quelques analogies avec l’Union Soviétique en 1941-1945 : des régions isolées à l’époque comme celles du sud-est, sont entrées dans le secteur de la production militaire. » (Stevenson, p.324). « Les prêts de l’État […] et les subventions ont contribué à la reconversion, par exemple, des futurs géants de l’industrie automobile que sont Citroën et Renault, respectivement fabricants de munitions et de chars » (Stevenson, p.325).

À partir de ce moment, l’État a assumé un rôle central dans la planification et l’orientation économique qui était inconnu dans le capitalisme classique du XIXsiècle. Ces caractéristiques ont été maintenues et intégrées dans les temps de paix. L’abondance relative de ce l’on appelle les « Trente glorieuses » après 1945, est alors le résultat direct de l’ingénierie financière-productive de l’économie de guerre. Une des significations cachées de la Guerre Froide était précisément la continuité (et la croissance) des dettes publiques. Ces dépenses pouvaient être consacrées à la fois au bien-être social et à la continuité des dépenses de guerre – l’économie américaine, par exemple, restait une économie mobilisée pour la guerre, malgré sa fin. Pour ces raisons, son imposant complexe militaro-industriel n’a pas été démantelé. La fin de la Guerre froide en 1989 s’inscrit dans l’effondrement de la possibilité de continuer à organiser l’économie de cette manière. Dans une période où les profits chutaient à des niveaux qui rendaient douteux les retours sur investissement, où l’économie était au bord de la stagnation avec l’inflation, l’expansion des dettes est passée au premier plan des préoccupations. Les politiques keynésiennes sont arrivées à leur point d’épuisement à cette époque pour cette seule raison.

Dans les décennies suivantes, l’effondrement de la modernisation a été caché sous le tapis. Pour rendre plus réaliste l’émission comptable d’argent sans valeur qui, après la fin de l’Accord de Breton-Woods (1971), a été mise en œuvre par les activités des banques centrales des États-Unis et d’Europe[8], il a fallu organiser l’accumulation de capital à partir du système financier, et non plus à travers la production. Le keynésianisme a encore pu avoir à sa disposition du capital fictif pour financer la production, mais avec le néo-libéralisme, cette logique a dû être inversée pour retarder la ruine imminente du système. C’est ce mécanisme de financiarisation qui a hérité de la dynamique de l’économie de guerre, maintenant sans aucune sorte de guerre classique à venir. Cette contradiction d’une économie de guerre fonctionnant sans guerres généralisées, comme ce fut les cas des Première et Seconde guerres mondiales et, d’une certaine manière aussi, de la guerre froide, indique la limite atteinte par le système et le danger de la fantasmagorie idéologique de l’état de guerre et d’exception qui s’institue maintenant.

V.

Dès que la pandémie a exigé des quarantaines sous la forme de lois d’exception, la prise de conscience que nous étions confrontés à une crise sans précédent a fait mouche. Les prévisions pour l’économie sont des pertes exorbitantes pour le PIB mondial[9]. Devant la catastrophe qui nous a frappés, les économistes qui prônaient comme principe non négociable la réduction des dépenses, ont changé leur fusil d’épaule et défendent maintenant, avec la conviction des vrais keynésiens, le retour au passé d’une économie de guerre sans restrictions budgétaires[10]. Mais qu’est-ce qu’une économie de guerre contre un virus? Deux aspects qu’ils répètent tous : l’augmentation des dépenses publiques et la réorientation de la production industrielle. Cependant, n’était-ce pas exactement le péché mortel de l’économie de guerre maintenue après les Première et Seconde guerres mondiales sous la forme d’un État providence? Le « lulisme/petisme » n’a-t-il pas été renversé à cause de cela? L’incohérence de la proposition saute aux yeux.  C’est facile à comprendre même pour les moins avertis. Il est difficile de justifier que l’augmentation des dépenses pour soutenir un système de santé publique et d’éducation en temps de paix est inflationniste et conduit à l’insolvabilité de l’État ; et maintenant (qui va pédaler?), face à la guerre contre le virus (?), l’augmentation des dépenses devient le salut de la patrie ! Si l’on soustrait l’attrait idéologique de l’argument, le reste de l’équation sera difficile à avaler : comment des dettes qui représentent déjà trois fois la valeur du PIB mondial peuvent-elles être maintenues avec ces nouvelles majorations ? Seul Trump parle déjà d’une dépense d’« à peu près 4000 milliards » de dollars pour sauver l’économie, dans un pays où la dette atteint les 16 000 milliards de dollars, c’est-à-dire, environ 120% du PIB. Les fantasmagories idéologiques du raisonnement des personnifications du capital ne résument pas toute la question.

Examiné plus attentivement, même la suite de ces équations non durables est un état d’exception, qui a imposé la quarantaine et une économie de guerre sans guerre au bord de la plus grande dépression depuis 1929. À la limite, tout cela montre peut-être à quel point l’autodestruction est accrochée au capitalisme comme une compulsion aveugle prête à exploser – y compris sous la forme de bombes nucléaires[11]. Lorsque toutes les lumières s’éteignent, les idéologues du système (y compris ceux de la gauche traditionnelle) n’ont d’autres choix que se tourner vers le passé. C’était un lieu commun du néolibéralisme d’exorciser ce passé comme un temps responsable des sacrifices du présent. Comment pouvons-nous espérer que ce « crime de responsabilité » nous rende maintenant l’avenir qui a été effacé ?

   La lumière artificielle du capitalise n’éclaire plus rien. Nous n’avons pas d’avenir. Ce n’est pas un mystère que cela se produit dans un mélange de catastrophe naturelle (le coronavirus est le résultat de la mondialisation de l’économie sous le signe de la destruction aveugle de la nature) et de fin de trajet dépressif de l’économie de guerre. Tous les efforts pour revenir à la normalité, avec le cirque d’un nouveau cycle d’économie de guerre à venir, coûteront plus de vies et seront un effort voué à l’échec.

Il serait préférable de consacrer cette énergie et ces efforts à comprendre comment le système moderne de production de marchandises touche à son effondrement. On peut maintenant facilement le constater de façon phénoménale dans les catastrophes du présent. Mais le secret caché de ces événements réside dans la logique aprioriste qui organise la vie sociale sous l’impératif de transformer, à n’importe quel prix, l’argent en davantage d’argent. Comprendre cela est une condition préalable à une résistance aux deux faces de la médaille, abstraite et concrète, qui luttent pour mener la société vers l’abîme. Les deux veulent se faire les gardiens des ténèbres d’une nuit perpétuelle. Pour cela, les deux ont besoin à la fois d’organiser l’extermination ‒ qui est en soi une pulsion permanente et spontanée du système ‒ et de l’élever au rang de gigantesque génocide, qui, de fait, est déjà en cours.

Le meurtre de masse fait partie du caractère du capitalisme, de son lien intime et obligé avec la guerre : les meurtres de milliers de Noirs, d’Indiens, de femmes, ainsi que le confinement dans des camps de concentration de millions de réfugiés et d’immigrants également, de même que l’élimination des vieillards inutiles pour l’économie d’entreprise. C’est cette guerre qui est, finalement, en préparation. Les nouvelles formes de guerre développées par le capitalisme après la fin de la Guerre froide sont des guerres nouvelles dirigées contre la grande masse des perdants de la globalisation. Le dispositif qui fait de ces événements des réalités apparemment distantes est l’état d’exception.  C’est un ordre qui fonctionne sur le faux raisonnement selon lequel celui qui est exterminé aujourd’hui vous épargnera demain. L’impersonnalité de la logique appuie cette conclusion équivoque. Mais la loi qui déchire ces vies n’a rien à voir avec la subjectivité. Ce n’est pas un totalitarisme qui émane de l’ordre politique, mais une objectivation de l’économie d’entreprise qui est confirmée par l’État : ceux qui ne sont pas rentables pour le système doivent mourir.

La vie et l’avenir de l’humanité ne sont pas compatibles avec le capitalisme. Nous nous trouvons face à la crise avec ce dilemme : puisque rien ne sera plus comme avant, et qu’il n’y a pas d’avenir pour tout le monde, pourquoi devrions-nous rester les mêmes ?