Pablo Stefanoni
Avec Lula en tête de tous les sondages, avec environ 37% des intentions de vote, le jugement de l’ancien président a été perçu par ses partisans comme une tentative précise de le mettre hors la loi. Et plus encore: comme vengeance des élites contre le président ouvrier – né dans le pauvre Nordeste du Brésil, devenu plus tard un syndicaliste combatif dans l’ABC [région industrielle de l’Etat et, de fait, intégrée à la métropole] de São Paulo – qui a sorti des millions de compatriotes de la pauvreté et a ouvert la voie à une ascension sociale matérielle et symbolique.
Lula et le Parti des travailleurs (PT) ont établi, à partir de Planalto [le lieu du pouvoir gouvernemental à Brasilia], différents types de relations, pas toujours claires, avec les milieux d’affaires brésiliens. Leurs politiques ont contribué à l’expansion de plusieurs firmes «translatines» [avec corruption à la clé] comme c’est le cas pour Odebrecht, ou encore la gigantesque firme de viande, JBS.
Le PT était également empêtré dans ses accords avec l’ancienne politique [et ses représentants], qu’il n’a pas pu [pas voulu?] réformer. La situation judiciaire actuelle de Lula ne peut cacher l’histoire de ces années: les efforts «néo-développementistes» d’un PT hyper-pragmatique et ses liens avec la bourgeoisie brésilienne. Et c’est pourquoi il n’est pas si facile de construire le lien entre la situation actuelle de Lula et le dirigeant ouvrier d’antan, comme ce fut le cas pour Dilma Rousseff, qui, au moment de son éviction, n’était plus la technocrate post-gauche qui a remis le ministère de l’économie aux néolibéraux, mais redevenait la guérillera aux lunettes épaisses fichée et arrêtée par la dictature.
Mais si ce Lula, reconstruit par la gauche et par lui-même, est irréaliste, et que le PT a effectivement été la cible de plusieurs scandales de corruption, il n’en est pas moins vrai que l’anti-lulisme est le vecteur de puissantes forces inégalitaires et réactionnaires qui marquent l’histoire brésilienne. Et elles sont très actives aujourd’hui. Il est remarquable que l’expérience très modérée du PT soit maintenant présentée comme une «dictature communiste» ou «dictature syndicale» dans le contexte d’un esprit anti-plébéien à fleur de peau, auquel s’ajoutent le racisme et le «classisme» [haine de classe] d’une grande partie de l’élite brésilienne.
En vérité, Lava Jato a fait tomber plusieurs figures autrefois puissantes, comme Eduardo Cunha [président de la Chambre des députés jusqu’en juillet 2016 et condamné à 17 ans de prison] lui-même – l’architecte du coup d’Etat parlementaire contre Rousseff; ou encore l’homme d’affaires Marcelo Odebrecht. Lava Jato ne peut être réduit à une guerre anti-PT. Mais il n’en est pas moins vrai que la vengeance de classe est latente dans les imaginaires créés autour de la lutte contre le lulisme en tant que phénomène politico-social.
Le cas brésilien montre que la lutte contre la corruption peut s’accompagner d’une forte détérioration démocratique et institutionnelle: l’assassinat de la conseillère Marielle Franco; la corruption effrontée qui va du président Michel Temer à la plupart des députés, y compris les gouverneurs et les fonctionnaires de toutes sortes et de tous les niveaux; l’extension des espaces de liberté pour défendre publiquement la dictature militaire; la transformation de la délation en une sorte de négoce dans lequel l’information est marchandée et récompensée par des diminutions de peine d’une manière non transparente. Tout cela a allumé plusieurs signaux d’alarme sur la dé-démocratisation du pays.
Le second candidat dans les sondages pour les élections d’octobre, Jair Bolsonaro, est l’expression de cette dégradation. Ex-militaire, avec un discours anti-corruption et anti-élite, Bolsonaro relève de l’extrême-droite; son discours est en permanence épicé d’accès homophobes, racistes et misogynes. Ainsi, il a dit qu’une erreur de la dictature était de torturer plutôt que de tuer et que s’il avait un fils gay, il préférerait qu’il meure dans un accident avant qu’il ne se montre avec un autre homme. Il a également dit à une députée du Congrès qu’elle était trop laide pour être violée. Il est crédité de 18% des intentions de vote dans les sondages.
«S’ils m’emprisonnent, je deviens un héros, s’ils me tuent, je deviens un martyr et s’ils me libèrent, je deviens président», a dit Lula dans ses tournées récentes pour que le Brésil retrouve la mystique politique. La scène politique brésilienne est maintenant plus incertaine. Il reste à voir: quelles stratégies le PT va déployer au-delà de l’insistance sur la candidature de Lula incarcéré; si l’extrémiste Bolsonaro peut se développer et si des présidents modérés peuvent émerger pour profiter du vide laissé par Lula. Et, surtout, ce qui restera du pouvoir de Lula en prison, si on s’attend à ce qu’il reste incarcéré et que ses avocats soient incapables de le faire relâcher rapidement. (Articles publiés sur le site Sin Permiso, le 7 avril 2018; traduction A l’Encontre)