Chico Whitaker 19/12/2019
Voilà! Nous sommes arrivés à la fin de l’année comme habitués à la destruction du Brésil et à l’impunité des responsables de cette destruction, ainsi que de celle d’assassins et de leurs commanditaires. La nave va, dirait Fellini. L’économie s’ubérise sans que cette invention ne dévoile toute sa perversité, et beaucoup en tirent profit sans se rendre compte qu’ils sont devenus complices. Les perspectives d’amélioration des revenus diminuent pour la grande majorité de la population sans provoquer de colère. Les gains pour quelques uns, tout en haut de l’échelle sociale, ceux qui ont les moyens de profiter de la logique des Bourses, augmentent de manière astronomique, sans provoquer de révolte. Plus personne ne proteste devant l’appropriation de tout par le privé et par les puissances étrangères. Les richesses et les avantages stratégiques du pays sont livrés sur un plateau à des intérêts extérieurs et les gifles en retour sont acceptées sans broncher. Les structures éducatives nécessaires à l’édification d’une nation sont systématiquement jetées à la poubelle par le ministère même qui devrait les développer. Les responsables de la politique environnementale anéantissent eux- mêmes, par action ou par inaction, les conditions de vie sur terre. Lors des assemblées mondiales, le Brésil s’associe aux plus arriérés ou aux plus brutaux, et engage son nom sur des positions inverses à tout ce que l’humanité considère comme des avancées contre les menaces mondiales. L’État se met au service de sa propre disparition, sans résistance en son sein. Le nombre de ceux qui subissent les conséquences de cette débâcle ne cesse d’augmenter. Les sans-domicile augmentent et remplissent les rues, sans émouvoir grand monde, les passants évitant plutôt de passer près d’eux. Le nombre d’assassinats de dirigeants des mouvements sociaux et de ceux qui ne sont pas « acceptés » dans la société augmente. Le Congrès National est co-artisan de ce cadre en votant toutes les lois, même si les minorités d’opposition réussissent, de temps en temps, à éviter le pire. E la nave va. Tout cela parce qu’une majorité nationale a préféré jouer le jeu dangereux consistant à remettre le gouvernement à une bande de malades mentaux, de criminels et d’opportunistes corrompus, qui n’avaient jusque-là pas d’espace dans le monde politique, pour éloigner du pouvoir ceux qui tentaient de donner une continuité de gauche au processus de démocratisation du pays. Ignorant, de pensée grossière, ce groupe maintenant au pouvoir avait une aversion presque physique – construite dans les mondes militaires et religieux pendant la guerre froide – au rouge communiste ou socialiste, sans même être capable de distinguer l’un de l’autre, ce qui montre son degré d’ignorance . Mais il a remporté l’élection sur la base d’interprétations biaisées de la loi et de méthodes sophistiquées d’influence sur les votes, inventées hors du Brésil par la droite politique, par l’utilisation du progrès technologique de la communication horizontale et le traitement mathématique des grands nombres. Également testées dans d’autres pays, avec succès, en combinaison avec les fameuses “fake news”, ces méthodes délégitimisent, de fait, les élections comme mécanisme central de la démocratie. Et elles peuvent conduire à la destruction même de la démocratie, car elles permettent à ceux qui s’y opposent d’accéder «démocratiquement» au pouvoir, comme cela s’est produit au Brésil. C’est pourquoi de telles méthodes sont déjà débattues, pour les contrer, dans les parlements de pays politiquement plus avancés. Aujourd’hui, nous avons même accès à des films et séries télévisées qui expliquent en détail comment elles fonctionnent, où elles ont été utilisés, et qui donnent le nom
complet des esprits fous qui les ont inventés. Ils montrent également comment des jeunes conscients de leur droit à l’objection de conscience ont refusé de participer à ces activités dans les entreprises pour lesquelles ils travaillaient. Mais tout ceci n’a aucune importance pour qui recherche le pouvoir. Il y a de nombreuses preuves de l’utilisation de ces méthodes au Brésil qui prennent la poussière sur les étagères du Suprême Tribunal Électoral (TSE). E la nave va. Le gang avait besoin d’un soutien financier. Celui-ci lui a été accordé par le secteur entrepreneurial brésilien qui avait déjà pris l’option d’éloigner du pouvoir le fantôme socialiste-communiste. Ces entrepreneurs étaient également intéressés par la réduction des droits des travailleurs qui diminuaient leurs bénéfices, et ont exigé d’avoir la main sur les politiques économiques et du travail au cas où le groupe serait élu. Et ils ont choisi pour cette fonction un économiste farouchement capitaliste, qui, une fois au pouvoir, a immédiatement commencé à suivre à la lettre le manuel appris aux États-Unis, déjà appliqué au Chili et qui tente de s’imposer dans de nombreux autres pays aujourd’hui. En lançant un processus de privatisation totale de l’économie, il a commencé à diriger toutes les ressources du pays vers la Bourse, zone réservée aux détenteurs de capitaux. Et il essaie de mettre fin brutalement aux mécanismes de solidarité sociale tels que les retraites, en les remplaçant par l’individualisme et la concurrence. Le gang s’est donc associé au pire de notre secteur entrepreneurial pour pousser le Brésil dans un capitalisme sauvage dont le coût toujours croissant sera, comme toujours, payé par les pauvres. E la nave va. Cependant, certains entrepreneurs qui s’étaient lancés dans cette aventure commence à voir que le désordre augmente, que les affaires stagnent, que les inégalités sociales s’accroissent de plus en plus et augmentent ainsi leur propre insécurité. Mais ils ne savent quoi faire pour éviter ce qui pourrait être pire que le régime rouge qu’ils craignaient. E la nave va. Sans projet face à la terre brûlée, la bande au pouvoir voit, comme seul moyen de s’y maintenir, l’usage de la violence et la stimulation de la haine, propres à leur façon d’agir, qui deviendront ainsi non plus des moyens mais une fin en soi. Et ils ont décidé pour cela de créer un parti adapté à ce nouvel âge, e de choisir comme numéro d’identification de ce parti le nombre 38, à savoir le calibre du revolver bien connu des criminels de droit commun, et comme symbole des cartouches et des balles. E la nave va. Devant ce contexte, le moindre bon sens nous obligerait à crier à pleins poumons: ça suffit! Et il est vrai que beaucoup le font, réagissent et tentent de défendre les droits. Mais les réactions sont ponctuelles. Les mouvements sociaux se mobilisent pour atténuer des dommages particuliers ou guérir des plaies localisées. Les actes publics et les débats de dénonciation à ce qui se passe se répètent, les rues se remplissent souvent de manifestants contre telle ou telle nouvelle mesure destructrice. Dans les réseaux sociaux, les informations et les commentaires de nombreux youtubeurs maintiennent leurs followers attentifs à ce qui se passe et alertent sur le pire. Mais si ce sentiment de protestation plane sur le pays, quand il commence à se transformer en clameur, il ne mobilise pas beaucoup plus qu’une minorité depuis toujours militante des luttes menées au cours des années passées. Créant de ce fait un sentiment d’impuissance. E la nave va. Pendant ce temps, la grande majorité mène sa vie quotidienne du mieux qu’elle peut, et trouve même des moyens de survivre dignement et d’essayer d’améliorer sa vie. Tous seront appelés à voter à nouveau en octobre. Les machines électorales affûtent déjà leurs dents et les projets personnels recherchent de l’espace comme si nous étions en campagne électorale permanente. Aucune initiative
plus audacieuse pour changer réellement le cours des choses et rassembler les efforts de tous n’émerge. E la nave va. C’est la naturalisation de la tragédie. Injecté en nous, elle ne fera que provoquer des maladies. Mais nos ego sont-ils si importants qu’ils nous empêchent de chercher avec d’autres un moyen de mettre fin à la débâcle que nous vivons avant qu’elle ne conduise à des dégâts encore plus graves, à une récupération extrêmement difficile et à un retour coûteux et long? Comment, mon Dieu, arrêter ce navire presque fantomatique, même si nous sommes en haute mer pleine de dangers ? Où est cachée notre capacité sociale d’action politique? Ou ne l’avons-nous jamais eue ? N’existe-t-il pas, dans le cadre de nos lois et préceptes constitutionnels, un moyen plus rapide que la destitution – autour de laquelle un accord semble se construire – pour empêcher notre destruction en tant que nation dans une situation de survie telle que celle que nous vivons aujourd’hui ? J’ose émettre l’hypothèse: sur la base des connaissances juridiques des nombreux intellectuels privilégiés à notre disposition, ne pourrions nous pas examiner de plus près les allégations d’utilisation de moyens d’influence non autorisés et de diffusion de fausses informations lors des élections de 2018, puis saisir le TSE (Suprême Tribunal Électoral) et le STF (Suprême Tribunal Fédéral) afin que cette élection soit annulée et que de nouvelles élections générales soient déclenchées immédiatement – pourquoi pas en même temps que les prochaines élections municipales – dans lesquelles de telles pratiques soient freinées, interdites, sévèrement punies ? estce qu’un leader politique serait disposé à lancer, avec d’autres, un appel pour que toute la nation se lève – ou du moins les citoyens qui voient la détérioration douloureuse et rapide du pays – autour d’une telle décision?