JEAN-MATHIEU ALBERTINI, Médiapart, 6 juin 2020
Rio de Janeiro (Brésil), de notre correspondant.– Par six fois, l’hélicoptère de l’armée survole l’esplanade des ministères à Brasília. À son bord, Jair Bolsonaro salue une petite foule de partisans clairsemée. Il atterrit 40 minutes plus tard pour faire quelques allers-retours perché sur un cheval de la police militaire.
Ce 31 mai, comme tous les dimanches depuis le 15 mars, le président vient saluer ses soutiens qui demandent la fermeture du Congrès et du Tribunal suprême. À l’image de leur leader, ces partisans, peu nombreux, se radicalisent de plus en plus : certains appellent à une guerre civile et des députés alliés du président menacent les opposants. Dimanche dernier, après une manifestation pro-démocratie, un député de Rio de Janeiro a déclaré « espérer » que les participants reçoivent la prochaine fois « une balle en pleine poitrine ».
Le président n’est pas en reste : dans une vidéo d’une réunion ministérielle censée rester confidentielle mais rendue publique le 22 mai, il fulmine contre les autres pouvoirs et se dit prêt à armer ses partisans : « Je veux que tout le monde soit armé ! Un peuple armé ne sera jamais l’esclave de personne ! » Isolés politiquement et à court d’options, Jair Bolsonaro et son entourage assument de plus en plus leur penchant autoritaire qui électrise les soutiens les plus extrémistes.
C’est son attitude jugée irresponsable face à la pandémie qui a accéléré un processus de déliquescence précoce de son gouvernement. Son opposition systématique aux mesures de confinement a réduit l’efficacité des dispositions prises par les gouverneurs. Sans l’appui du gouvernement fédéral, les autorités locales commencent déjà à déconfiner alors même que le nombre de décès quotidiens continue d’augmenter. Jeudi, le pays a battu un nouveau record avec 1 473 victimes en 24 heures. Mais le président semble toujours se refuser à prendre la pandémie au sérieux. « Tous ces morts me désolent, mais c’est le destin de tout le monde », a-t-il déclaré en début de semaine.
Les défections, de plus en plus nombreuses, sont parfois fracassantes. La démission de son ancien ministre de la justice Sérgio Moro a divisé sa base d’électeurs et déclenché une enquête judiciaire pour crime de droit commun.
À la suite des accusations de Sérgio Moro, le Tribunal suprême (STF) cherche maintenant à déterminer si les accusations d’ingérence dans la police fédérale sont avérées. Mais c’est loin d’être la seule menace sur son mandat. Le Tribunal suprême électoral (TSE) doit statuer sur plusieurs actions, dont l’une liée à un réseau de fake news et à l’envoi massif de messages via WhatsApp durant la campagne présidentielle, particulièrement dangereuse pour le président.
Enfin, une bonne trentaine de demandes d’impeachment sont sur la table du président de la chambre des députés, Rodrigo Maia, seul à même de décider de lancer une telle procédure.
Mais Jair Bolsonaro, qui accepte mal d’être encadré par des institutions qu’il tente d’affaiblir depuis le début de son mandat, est prêt à tout pour se défendre. Ses pressions probables sur la police fédérale (PF) pourraient lui permettre d’obtenir des informations privilégiées afin de protéger ses proches et attaquer ses ennemis.
Le risque est réel, assure Fábio Kerche, professeur de sciences politiques à l’UERJ (université d’État de Rio de Janeiro), d’autant qu’au-delà des nominations de dirigeants, le président peut compter en interne sur une base de sympathisants actifs et un syndicat allié.
Néanmoins, nuance Fábio Kerche, ce contrôle reste limité. « La PF ne peut agir que sur ordre du pouvoir judiciaire. Ce fut le cas lors des opérations récentes contre son ennemi le gouverneur de Rio le 26 mai, que Bolsonaro a saluées, ou contre ses alliés accusés d’organiser un réseau de fake news, qui l’ont fait enrager le lendemain. »
La PF est aussi profondément divisée, rendant plus difficile une domination bolsonariste. Reste qu’avec ces tentatives d’ingérence, « toutes les opérations contre des adversaires politiques de Bolsonaro seront désormais suspectes, et l’institution, qui avait gagné en autonomie sous les gouvernements précédents, en ressort affaiblie », estime le chercheur.
Jair Bolsonaro compte aussi sur le procureur général de la République (PGR), qui peut décider unilatéralement d’enterrer les accusations d’ingérence contre lui. Or le procureur est particulièrement dépendant, car Bolsonaro l’a désigné de son propre chef. Il ne l’a pas choisi parmi une liste de noms proposée par d’autres procureurs comme cela se faisait précédemment. Son alignement systématique sur le président révolte nombre de ses collègues mais le PGR devrait en fait agir en fonction de ses propres intérêts.
« C’est du coup un excellent thermomètre, analyse Fábio Kerche. Il doit être reconduit l’an prochain. S’il sent que Bolsonaro peut se maintenir au pouvoir, il va refuser les accusations. Dans le cas contraire, il va permettre l’avancée de l’enquête. » Conscient que le soutien du PGR est incertain, Jair Bolsonaro tente d’assurer sa fidélité en lui promettant une place au Tribunal suprême.
Paranoïaque et impulsif, le président brésilien a fait imploser sa base de soutien au Congrès. Mais ses 27 ans dans le « bas clergé » à l’assemblée lui permettent de maîtriser à merveille les règles du jeu. Il s’est donc rapproché du centrão, qui rassemble de nombreux députés prêts à défendre n’importe qui en échange de postes et de subventions.
« C’est une alliance très importante, car elle bloque à la fois l’impeachment, mais aussi un possible procès dans l’affaire d’ingérence de la PF. Car si le PGR décide de donner suite au procès, là encore, deux tiers des députés doivent donner leur aval », souligne Gabriel Elias, professeur de sciences politiques à l’UnB (université de Brasília). « Mais cette alliance est extrêmement instable, ces députés ne sont pas fiables. Dès que ça n’en vaudra plus la peine, ils vont l’abandonner », précise le chercheur.
Finalement, seules les actions devant le Tribunal supérieur électoral (TSE) peuvent se poursuivre sans l’aval des députés. « C’est le chemin le plus rapide mais aussi le plus radical, car il pourrait annuler l’élection entière et donc faire aussi tomber le vice-président. Mais ça ne pourra avancer que si les conditions politiques favorables sont réunies », analyse Gabriel Elias.
Un tel scénario ne s’est jamais produit. Pour l’éviter, les proches de Bolsonaro tentent d’intimider les autres pouvoirs en agitant le spectre d’une rupture constitutionnelle, assurant disposer du soutien de l’armée.
Plus de 3 000 militaires composent en effet son administration, dont neuf des 22 ministres et le vice-président. Mais rien n’indique qu’ils soutiendraient un coup d’État. Au contraire, assure Christian Lynch, professeur de sciences politiques à l’UERJ, ils ont justement accepté ce mariage de convenance, car ils avaient besoin de légitimité démocratique pour exercer le pouvoir.
« À quelques exceptions près, les ministres issus de l’armée ne sont pas des bolsonaristes fanatiques. Les plus extrémistes sont des généraux de réserve qui ne sont plus si influents au sein de l’armée », analyse Christian Lynch.
« Pour des gens comme le vice-président, le général Mourão, Jair Bolsonaro est utile, car il a permis d’exclure la gauche du pouvoir de manière durable et parce que son style fédère de nombreux électeurs. » Le soutien des militaires ne serait pourtant pas inconditionnel. La démission de Sérgio Moro, idole de nombreux généraux, a créé un malaise certain. « Si le président devient trop impopulaire, ils peuvent bien le lâcher. Ils ont un plan B tout trouvé avec Mourão qui peut assumer l’intérim », continue le chercheur.
Or, si la popularité de Bolsonaro est loin de s’effondrer, elle est en baisse constante. Cependant, en face, l’opposition reste divisée. Malgré de nouvelles tentatives d’union qui émergent, l’idée d’un front commun ne fait toujours pas l’unanimité. En début de semaine, Lula, qui reste une figure centrale à gauche, a fait part de ses franches réserves. « Les mouvements de rue peuvent changer la donne », assure Gabriel Elias.
Le 31 mai, dans trois villes, plusieurs manifestations en faveur de la démocratie ont été organisées par des groupes de supporteurs de foot. La principale, à São Paulo, a eu lieu à l’appel de supporteurs des Corinthians, club historiquement lié à la lutte contre la dictature. La manifestation a été marquée par quelques heurts avec des partisans du président, mais elle représente un point de départ important, estime Gabriel Elias.
« À cause de la pandémie, la rue était uniquement occupée par les soutiens du président. Or beaucoup de députés attendent une pression de la rue pour se lancer contre Bolsonaro. Si le mouvement s’intensifie, l’opposition institutionnelle devrait suivre. »
C’est surtout la crise économique destructrice à venir qui devrait miner la cote de popularité du président et ainsi plonger le pays dans la tourmente. Plus qu’un coup d’État militaire, le danger pourrait venir des forces de police militaire, dont les membres sont massivement favorables au président Bolsonaro.
« Les PM sont plus nombreux que les militaires et Bolsonaro pense qu’il peut compter sur eux. Au sein des forces de police, on nie, mais c’est une vraie inquiétude », assure Rafael Alcadipani, membre du Forum brésilien de sécurité publique. « Chaque État a une police militaire spécifique. À São Paulo, les supérieurs expriment une certaine lassitude envers Bolsonaro et ne semblent pas vraiment prêts à le suivre. Par contre, c’est plus incertain dans d’autres États. »
En février, dans le Ceará, une grève illégale et fortement politisée avait révélé l’ampleur de l’emprise bolsonariste sur les forces de police. Un sénateur avait notamment été blessé par balle alors qu’il tentait d’entrer en tractopelle dans une caserne de mutins. Bolsonaro joue là encore sur la crainte de l’insurrection armée, explique Rafael Alcadipani. « Il est très habile sur ce sujet. Il y a une part de bluff, car il est difficile de voir la corporation adhérer totalement à des actions violentes, mais il y a effectivement une minorité ultra-radicalisée qui pourrait entrer en action. » D’autres policiers pourraient aussi laisser agir des groupes miliciens ou paramilitaires auxquels ils peuvent aussi participer.
Moins de deux ans après son élection, le mandat du président est en tout cas plus fragilisé que jamais. Même si le temps joue contre lui, la chute n’est pas inéluctable. Il dispose encore de soutiens puissants comme une bonne partie de la communauté évangélique, mais tout pourrait se précipiter en fonction des décisions de quelques acteurs clés.
Reste que, désespéré, Jair Bolsonaro semble prêt à tout, sauf à abandonner le pouvoir de façon pacifique, et sa capacité de déstabilisation violente reste très inquiétante, assure Gabriel Elias. « Bolsonaro n’a pas les moyens de ses ambitions autoritaires, mais il pourrait tenter sa chance en choisissant d’ignorer la réalité. »