JEAN-MATHIEU ALBERTINI, Médiapart, 18 février 2020
«Chaque jour, un peu plus, l’Indien est un être humain comme nous. » La phrase a été lâchée le 24 janvier par Jair Bolsonaro, lors de son live Facebook hebdomadaire. Ce n’est pas sa première déclaration raciste envers les autochtones, loin de là. En 2004, il les avait ainsi qualifiés de « puants ». En 1990, il avait regretté que l’armée brésilienne n’ait pas su, à l’image de son homologue américaine, « décimer les indigènes ».
Mais cette annonce témoigne d’un changement de stratégie. Les attaques racistes se cachent désormais derrière un discours de promotion du développement, car Jair Bolsonaro cherche avant tout à ouvrir l’exploitation des territoires indigènes (TI) aux industriels. Le 5 février, il a présenté un projet de loi y autorisant les exploitations minière, gazière, pétrolière et agricole, ainsi que la construction d’infrastructures hydroélectriques. La nouvelle a provoqué un tollé, notamment parce qu’aucun pouvoir de veto n’est accordé aux autochtones (sauf pour l’orpaillage artisanal). Or, la Constitution garantit que même si les TI sont des terres appartenant à l’État fédéral, elles sont à l’usage exclusif des autochtones.
Selon l’Apib (Association des peuples indigènes du Brésil), le projet dessert le développement économique des autochtones et favorise « les intérêts économiques de ceux qui soutiennent le gouvernement de Bolsonaro, même si cela implique un total manque de respect de la législation nationale et internationale ». Si le projet de loi passe, une étude d’impact environnemental pourra, par exemple, se faire à distance.
Pour Felipe Milanez, professeur à l’UFBA (Université fédérale de Bahia), « même si un biais juridique est trouvé, le projet ne devrait pas être adopté ». Le président de l’Assemblée a en effet affirmé en septembre dernier qu’il ne mettrait jamais à l’ordre du jour un projet de ce genre, et, par ailleurs, le sujet est très mobilisateur. En fait, a expliqué Bolsonaro, le problème n’est pas l’inconstitutionnalité manifeste mais bien « la pression que le projet va subir de la part des écologistes ». « Si je pouvais, je les confinerais tous en Amazonie, vu qu’ils aiment tant l’environnement », a-t-il ajouté.
L’idée de ce projet de loi, explique Felipe Milanez, est avant tout d’envoyer le message suivant : « Le président nous appuie, on peut commencer les investissements, ils seront ensuite régularisés. » Cela encourage les invasions dans les TI, en hausse depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro.
Sur le terrain, orpailleurs et trafiquants de bois s’en servent aussi pour mettre la pression sur les autochtones, épaulés par une minorité d’indigènes soutenant le président. « D’un côté, le gouvernement désorganise le système de santé indigène, de l’autre, il fait miroiter de possibles royalties… Ce n’est pas une attaque isolée mais une offensive généralisée sur le long terme, se désole Felipe Milanez. Ils ont juste pris du retard, notamment à cause des incendies en Amazonie qui ont attiré l’attention au niveau international. »
Depuis le début de l’année, à la frontière paraguayenne, 3 000 autochtones sont privés d’aide alimentaire, tandis que le gouvernement cherche à démanteler le système de santé autochtone, déjà fragilisé par la fin du programme « Mais Médicos » décrétée en janvier dernier.
Le projet de loi peut aussi avoir une influence sur les « isolés », ces autochtones qui n’ont jamais eu de contacts avec l’État brésilien, ou qui les ont rompus. Le texte interdit les activités dans les TI où leur présence a été enregistrée, mais il revient à la Funai (organisme chargé de protection des Indiens) d’établir ces limites. Or, la Funai est en difficulté, paralysée par des jeux de pouvoir, des coupes sévères dans les budgets et une certaine désorganisation. Si l’organisation est affaiblie depuis plusieurs années, Jair Bolsonaro est passé à la vitesse supérieure.
Ainsi, un missionnaire évangélique, Ricardo Dias, est désormais chargé de la protection des isolés, un des postes les plus délicats de la Funai. Entre 1997 et 2007, il a travaillé pour New Tribes Mission, une organisation américaine qui cherche à évangéliser les autochtones. Lui assure que son mandat sera « technique » et qu’il « ne tentera d’évangéliser personne », mais il ne convainc pas, même au sein de la Funai, dont les fonctionnaires ont publié une lettre ouverte dénonçant les risques liés à sa nomination.
Car, comme par le passé, les conséquences de contacts non souhaités et non préparés peuvent être désastreuses. La rapporteure spéciale des droits des peuples autochtones à l’ONU dénonce « une décision dangereuse qui peut générer un génocide potentiel pour les populations isolées ».
New Tribes Mission, aujourd’hui renommée « Ethnos360 », est déjà responsable de la mort d’un tiers du peuple Zo’é, décimé dans les années 1980 par les maladies apportées par ces missionnaires. C’est d’ailleurs après cette affaire que la Funai a modifié ses règles et que le Brésil est devenu pionnier dans la politique de gestion des isolés. L’idée centrale étant de respecter le droit à l’autodétermination des isolés et de ne promouvoir aucune action qui favoriserait le contact.
Cette politique a influencé les pays voisins et réussir à revenir sur ce concept serait une victoire stratégique pour les fondamentalistes. Un enregistrement téléphonique divulgué le 13 février par The Intercept montre le lobby organisé par les missionnaires pour placer Ricardo Dias. Le fils du président de New Tribes Mission Brasil explique : « On va placer un nouveau président au département des isolés… Pour formellement changer cette politique [consistant à bannir des missionnaires – ndlr]. » Cette nomination représente « un retour en arrière d’un siècle ! », s’emporte Felipe Milanez.
Pour le chercheur, qui les étudie depuis plus d’une décennie, « ces missionnaires sont des fous de Dieu ». Pour eux, le retour du Christ n’arrivera que lorsque tous les peuples du monde seront convertis. Mais les isolés sont un défi de taille, cachés dans des endroits difficiles d’accès où il est interdit d’entrer sans l’autorisation de la Funai.
Or, Ricardo Dias a désormais accès au système de surveillance des isolés et est également responsable des autorisations de visite. « Derrière un discours social de façade, les missionnaires sont capables de tout, tuer ou mourir, pour convertir. Ils ont cependant besoin de financements et d’alliés », assure Felipe Milanez. Ces missionnaires zélés sont une aubaine pour les exploiteurs de la forêt, gênés par la présence d’autochtones.
Ces lobbys puissants tentent depuis trois ans d’imposer un dirigeant de la Funai qui leur soit totalement acquis. Un pasteur et un général se sont succédé à la tête de l’organisation mais « même s’ils étaient très conservateurs, ils n’étaient pas assez radicaux à leurs yeux et ils ont eu leur tête », détaille Felipe Milanez. Bolsonaro a donc nommé un proche de Nabhan Garcia, l’un des représentants les plus extrémistes du lobby agricole et aujourd’hui membre du gouvernement.
Mais c’est l’intervention de Damares Alves, ministre de la famille, de la femme et des droits humains, qui a été décisive dans la nomination de Ricardo Dias, scellant ainsi l’alliance entre les lobbyistes extrémistes et les missionnaires. Elle a ainsi permis à ces derniers d’obtenir un poste gouvernemental, alors qu’il y a peu, les évangéliques « classiques », très influents auprès de Bolsonaro, les détestaient. Cela s’explique car la ministre, elle-même pasteur, est très proche de l’organisation missionnaire Jocum (Jeunes avec une mission – expulsée en 2003 d’un TI pour prosélytisme) et participe à l’AMTB (Association des missions transculturelles du Brésil), qui comprend aussi New Tribes Mission. « Cette nomination ne vient pas seule, d’autres plus discrètes sont tout aussi néfastes. C’est un projet de génocide complexe et sophistiqué, pas une simple posture politique », juge Felipe Milanez.