CFEMEA, outraspalavras, L’Autre Brésil, 24 mars 2020
Lorsqu’un virus se propage dans plusieurs pays, le chaos et la peur qu’il génère finissent par révéler bien des choses sur la façon dont notre société est organisée et sur ses principaux problèmes. Dans le cas du nouveau Coronavirus, nous voyons comment se creusent les inégalités de genre, de classe et d’origine ethnique au point de rendre impossibles des mesures telles que l’isolement social pour une grande partie de la population. Dans nos vies et autour de nous, les femmes sont fondamentales dans les tâches de soins, pour leur travail dans les services de santé et de soins, dans les communautés où elles vivent, dans les foyers où elles travaillent ou au sein de leur propre famille auprès des enfants et des personnes âgées. Prendre soin d’une personne est un travail difficile, éprouvant, émotionnellement exigeant, stressant, qui surcharge beaucoup plus les femmes que les hommes dans la société patriarcale dans laquelle nous vivons. Par conséquent, une pandémie comme celle du nouveau Coronavirus nous place également devant le besoin de collectivité et la nécessité de repenser la vie en société.
Cette question est au cœur de notre société, ou devrait l’être, car elle définit la manière dont nos relations familiales sont organisées et dont la solidarité est possible. Dans les sociétés patriarcales et racistes, elle est systématiquement dévalorisée et sa contribution au maintien du système capitaliste est invisible. Plus encore avec le néolibéralisme poussé à l’extrême par les gouvernements autoritaires, amenant au démantèlement systématique des politiques du travail, de la santé et de la protection sociale.
La réponse immédiate pour contenir la propagation du virus est l’isolement, tentative visant à protéger principalement les personnes dont la santé est vulnérable ou précaire et pour lesquelles le virus est plus agressif. Dans notre société, ce rôle de protection est le travail des femmes. Et c’est déjà éprouvant à cause de l’injuste répartition genrée du travail dans notre société. En outre, ce type de travail est sous-valorisé et sous-payé alors qu’il est effectué par des professionnel.les – comme les infirmières ou les éducatrices – qui sont majoritairement des femmes noires. En pratique, si elles ne sont pas libérées de leur travail ou ne sont pas payées, il s’agit d’un déni du droit à l’autoprotection et au soin de soi.
Ainsi, la durée journalière de travail des femmes augmente beaucoup plus que celle des hommes. Avec la suspension des cours, les enfants et les adolescents doivent rester à la maison. Les personnes âgées ont besoin d’une attention particulière en raison de leur vulnérabilité en matière de santé. Au sein de leur propre foyer peuvent également entrer les travaux de production, à distance (via Internet) ou à domicile (couturières, employées domestiques, etc.), exigeant de nouveaux efforts de la part des femmes.
La conciliation du travail rémunéré et non rémunéré est une question de taille dans la vie des femmes depuis le XIXe siècle, en particulier pour les femmes noires et les soutiens de famille monoparentale. Mais dans ce contexte de pandémie, la situation se révèle bien pire, exigeant un effort surhumain de la part des travailleuses. La plupart des employées domestiques ont des conditions de travail précaires ; elles sont en situation de sous-emploi. Comment peuvent-elles se protéger en maintenant une distance sociale si le racisme patriarcal et l’individualisme capitaliste les poussent à affronter des transports bondés pour aller travailler ? Qu’en est-il des milliers de travailleuses et de travailleurs informel.les qui doivent vendre ou fournir des services pour toucher un peu d’argent, à la fin du mois, de la semaine ou du jour même ? Comment peuvent-elles survivre au chômage massif et à la paralysie des activités économiques si depuis toujours les femmes noires occupent les places les plus mal rémunérées sur le marché du travail ?
Au Brésil, bien que la maladie soit arrivée par l’intermédiaire de gens riches venant de l’étranger, les deux premières victimes sont des femmes pauvres qui ont été contaminées parce qu’elles travaillaient. En temps de démantèlement de l’État, il est toujours bon de rappeler que c’est l’État lui-même qui est en mesure de garantir la protection et l’assistance économique en cas de calamité. L’isolement peut paraître une option ou un privilège individuel, mais c’est une question politique qui exige des réponses collectives [1]. Le manque de protection est une imposition systémique – patriarcale, raciste et de classe, et par conséquent son contraire (la protection contre la pandémie) est un droit inaccessible.
L’émergence de la pandémie appelle avec insistance à la redéfinition de la place des hommes dans le maintien de la vie reproductive, des liens affectifs et des soins, une tâche qui n’est pas considérée comme essentielle ou positive dans nos sociétés, et donc exercée de manière inégale par les femmes.
Et si nous avions des politiques publiques telles que des écoles à plein temps, des laveries et des restaurants communautaires pour ces activités dans notre vie quotidienne ? Et si les soins aux enfants, aux personnes âgées et à ceux qui ne peuvent se prendre en charge n’étaient pas la responsabilité exclusive des familles – c.à.d. des femmes et des filles – mais plutôt discutés et partagés par toute la société ; les hommes et les entreprises aussi. Il s’agit de propositions que les mouvements féministes brésiliens ont formulées et exigées des gouvernements au cours des dernières années, défendues en conférences et dans les programmes de politiques en faveur des femmes, mais qui n’ont guère avancé. Il suffit de se souvenir de la longue lutte pour l’universalisation des crèches et de l’école maternelle, autre revendication insuffisamment satisfaite.
Compte tenu de la pandémie actuelle, des mesures immédiates doivent être envisagées et proposées au Brésil. Les politiques d’urgence soutenant et protégeant les femmes dans leurs activités de soins pendant la crise pour assurer la subsistance de leurs familles sont une priorité. Les ressources et les politiques de lutte contre la pandémie doivent primer sur la lutte contre les inégalités et ne pas se nourrir de celles-ci. Il est également essentiel d’abroger les mesures telles que l’amendement constitutionnel 95/16, qui a établi le plafond de dépenses, et qui vont à l’encontre de la responsabilité de l’État envers sa population. Rien que l’année dernière, 9,5 milliards de réaux ont cessé d’être investis dans le système universel de santé (SUS), désormais tant indispensable pour la prise en charge des personnes contaminées par le nouveau Coronavirus. Outre la garantie d’un revenu minimum pour les travailleuses et travailleurs informels, le crédit aux petites entreprises et, bien sûr, l’accès universel aux systèmes de santé et de soins, sont fondamentaux.
Toutefois, au-delà de cela, c’est le bon moment pour réfléchir aux alternatives que nous pouvons proposer au capitalisme et qui nous permettront de créer d’autres moyens de faire face à des menaces telles qu’une pandémie, et de placer la prise en charge comme une stratégie cruciale des politiques publiques visant à promouvoir l’égalité et la justice sociale. Comme l’ont souligné les féministes italiennes face à l’impossibilité de tenir les manifestations du 8 mars, nous ne voulons pas revenir à la « normalité » car cette normalité est déjà trop injuste et inégale, raciste et hétéro-patriarcale [2].
Nous devons penser les soins sous un autre angle, en partant d’une vision féministe antiraciste et décoloniale. En faisant l’exercice d’imaginer un avenir meilleur, plus égal et plus libre, les soins devraient être un lieu de pouvoir pour les femmes. Dans une société fondée sur la solidarité, nous réfléchirons peut-être plus collectivement aux problèmes posés par la pandémie. Une proposition politique telle que celle de Bem Viver (Bien vivre), qui recherche le bien commun, la solidarité et la responsabilité avec la nature, et la création d’une organisation sociétale alternative freinant l’accumulation sans fin de nos sociétés capitalistes, serait un chemin envisageable vers une véritable proposition après cette pandémie mondiale.
[1] L’ONU Femmes (Brésil) a produit un document clé sur la manière d’intégrer la dimension de genre dans les réponses à la pandémie. Il est disponible en portugais en cliquant ici Onu Femmes Amérique et Caraïbes fait 14 recommandations pour que les femmes et l’égalité de genre soient inclues à la réponse à la pandémie du Covid-19.
[2] Partie du rapport de Paula Satta, « Réflexions féministes en temps de quarantaine ».