Brésil : triste anniversaire de l’indépendance

Elina Brum, L’autre Brésil, 7 septembre 2020

 

Si ce 7 septembre passe comme si le Brésil vivait une sorte de normalité, nous pourrons enterrer nos cœurs car ils seront déjà morts. Nous devrons alors cesser de faire semblant d’être en vie et assumer notre condition de zombie. Pas ceux qui tentent d’y échapper au cinéma. Mais ceux qui choisissent d’être contaminés par la normalité criminellement anormale. La lâcheté est une forme d’existence qui se choisit. Oui, ce pays est plein d’opportunistes. Mais il est aussi plein de lâches incapables de défendre un autre territoire que celui de leur famille parce que le sentiment de communauté a également été constamment détruit. Le 7 septembre 1822, alors qu’il se soulageait dans la rivière Ipiranga d’une persistante diarrhée, à São Paulo, le prince portugais Dom Pedro Ier se serait écrié : « L’indépendance ou la mort ! » 198 ans plus tard, nous comprenons enfin que le Brésil a toujours choisi la mort. Mais jamais, à aucun autre moment de son histoire, le pays n’avait atteint ce niveau de perversion sous le titre officiel de démocratie. Les Noirs et les peuples autochtones ont une longue histoire d’extermination, mais c’est la première fois qu’un gouvernement construit une machine de mort. Nous avons un génocidaire au pouvoir et il tue autant qu’il laisse mourir. Il a une intention, il a un plan et il a une action systématique.

Les quatre demandes d’enquête sur Jair Bolsonaro pour génocide et autres crimes contre l’humanité qui sont déjà parvenues à la Cour pénale internationale ne sont pas un jeu de rhétorique politique. Il s’agit de la dénonciation du fait que le système judiciaire brésilien ne peut ou ne veut pas mettre fin aux crimes de Jair Bolsonaro et d’autres figures de pouvoir au sein du gouvernement, qu’il s’agisse de généraux ou de civils. S’ils l’avaient pu ou voulu, comme les faits l’ont déjà montré, Bolsonaro n’aurait même pas pu être candidat. Il est le résultat, comme je l’ai déjà écrit, d’une longue série d’impunités qui ont commencé alors qu’il était encore dans l’armée. Il a été acquitté devant la Haute Cour militaire, dans un procès truffé de preuves de fraude, pour avoir planifié un acte terroriste pour motif corporatiste : poser des bombes dans des casernes pour obtenir de meilleurs salaires. Il n’est devenu président qu’en raison de la vocation caractéristique du système judiciaire brésilien : celle de punir sévèrement les Noirs et les pauvres, les envoyant dans un système carcéral incompatible avec toute idée de civilisation, mais de pardonner ou de se dispenser de juger les riches et les blancs. Surtout s’ils sont militaires et ont le privilège d’une justice parallèle qui choisit les innocents et les coupables en se basant non pas sur des faits, mais sur les intérêts corporatifs d’une institution qui se considère au-dessus de la Constitution.

Bolsonaro est très brésilien. La créature qui est en train de tuer les Brésils qu’il considère comme des obstacles à son projet de pouvoir, ainsi que les populations qu’il méprise (autochtones et noirs), en est la version la mieux achevée – mais donc si terriblement mal achevée – dans toutes ses déformations. Celles que les gouvernements précédents n’ont pas voulu corriger, pour les raisons les plus diverses, celles que les différentes élites ont stimulées, afin de maintenir leurs privilèges, celles avec lesquelles les gens se sont habitués à vivre.

Le Brésil arrive en ce 7 septembre sans ses symboles nationaux, séquestrés par la bolsonarisme. Le drapeau a été séquestré, l’hymne a été séquestré, les couleurs ont été séquestrées. Parce que le bolsonarisme ne se positionne pas comme une part du Brésil, mais comme un tout. Les autres Brésils et Brésiliens, qui s’opposent, sont considérés et traités comme non-Brésiliens, comme ceux qui doivent être expulsés ou éliminés parce qu’ils ne devraient pas être ici. Le discours sur le grand écran de l’avenue Paulista, juste avant le second tour des élections de 2018, alors que la victoire était déjà certaine, est explicite : « Nous allons débarrasser le Brésil des bandits rouges (…) Cette bande, si elle veut rester ici, devra se soumettre à la loi de nous tous. Soit ils dégagent, soit ils vont en prison ». Comprendre. Il ne s’agit pas de la loi du Brésil, qui est la Constitution, mais de « la loi de nous tous ». Et il a précisé qui sont les « nous » : « Le vrai Brésil ».

Le bolsonarisme, dans sa genèse et dans sa structure, est incompatible avec la démocratie. À mon avis, il est également incompatible avec la civilisation. Le fait que Bolsonaro ait été élu ne change rien à sa vocation totalitaire, ni à sa logique d’élimination de ses opposants en tant que « faux Brésiliens ». Au contraire. En étant candidat, malgré tous les crimes qu’il a déjà commis, à commencer par celui d’apologie de la torture, Bolsonaro démoralise et détruit une démocratie brisée qui n’a jamais pu juger les crimes de la dictature et n’a donc jamais pu se protéger des criminels comme Bolsonaro.

Bolsonaro ne se contente pas de ramener les généraux au gouvernement et de militariser l’appareil public tout entier, ce qui semblait impossible il y a juste quelques années, pour un pays qui a connu, 21 ans durant, une dictature militaire. Il porte également au pouvoir la logique de guerre des régimes totalitaires. Pour la dictature qui a débuté avec le coup d’État de 1964, les « ennemis de la patrie » étaient les opposants politiques, en particulier les étudiants qui résistaient aussi par la lutte armée. Dans le régime créé par le bolsonarisme, qu’on ne peut plus appeler de démocratie, les ennemis de la Patrie sont tous ceux qui s’opposent démocratiquement et tous ceux qui font obstacle au projet économique des groupes au pouvoir. Les opposants, comme il l’a dit, doivent être emmenés à « Ponta da Praia », en référence, à un centre de torture, fosse des cadavres de Rio de Janeiro sous la dictature. Les peuples autochtones, principal obstacle au projet d’exploitation de l’Amazonie, sont traités comme une espèce inférieure : « de plus en plus humains, comme nous ». Quant aux Quilombolas, autre obstacle, il s’y réfère en des termes utilisés pour les animaux : « ils ne servent même pas comme reproducteurs ».

De manière certaine, Bolsonaro va au-delà de la dictature militaire dont il s’inspire en faisant des « vrais Brésiliens » les fidèles de son culte politique – les autres devenant tous des faux. Parce qu’il n’est pas seulement un « mauvais militaire », tel que défini par le dictateur et le général Ernesto Geisel, Bolsonaro est également allié aux pasteurs du marché et à l’agro-négoce le plus prédateur. Bolsonaro a ainsi apporté à la logique de guerre des généraux une version biblique du bien contre le mal, incarnées par les vrais Brésiliens et les faux Brésiliens. Ceux-ci doivent être expulsés ou éliminés non seulement en tant qu’ennemis, mais aussi en tant qu’infidèles de la patrie. Pour consolider sa victoire, il a mis sur le terrain une machine de propagande, le soi-disant « cabinet de la haine », dont Joseph Goebbels, ministre de la propagande d’Hitler, pourrait faire l’éloge. Le bolsonarisme a converti tous ses opposants en ennemis de la patrie, comme le nazisme au tout début, l’avait fait avec les Juifs. Avec les Autochtones et les Noirs, il est déjà dans une deuxième phase, les considérant comme des êtres presque humains, quasiment comme « nous ».

Bolsonaro et le bolsonarisme, qui va bien au-delà de sa personne, font un collage du totalitarisme du XXe siècle avec la version biblique de l’évangélisation de marché qui s’est consolidée dans la politique des partis au cours de ce siècle pour atteindre le pouvoir central avec l’élection de 2018. S’ils étaient contemporains, Adolf ne goûterait aucun plaisir à s’asseoir à la table de Jair, tant la vulgarité du président brésilien le scandaliserait. Hitler voulait créer son propre art et sa propre esthétique. Bolsonaro, du moins pour l’instant, ne veut que détruire toute forme d’art. C’est le suprématiste qui prêche (aussi) la suprématie de la bêtise, vengeance de la rancœur.

Bolsonaro n’a pas eu besoin de créer ses camps de la mort. Il a laissé la Covid-19 gagner, agissant pour bloquer les ressources publiques destinées à lutter contre la maladie, pour démettre les cadres techniques ayant une expérience de la santé publique et des épidémies, pour mettre son veto à des mesures de prévention décisives et pour perturber la lutte contre le virus. Il a aussi encouragé l’invasion par les usurpateurs de terres et les orpailleurs et des terres indigènes et des zones protégées. Si la pandémie prenait fin aujourd’hui, ce serait déjà dans un Brésil sans nombre de ses grands dirigeants ayant mené leur peuple dans la lutte pour le droit de vivre sur leurs terres ancestrales et pour le maintien de la forêt amazonienne et d’autres biomes sur pied. Un grand nombre des opposants à Bolsonaro, dans l’Amazonie qui brûle à nouveau, sont morts ces derniers mois. Et la pandémie est encore loin d’être terminée.

Beptok Xikrin, connu sous le nom de Cacique Onça, est le dernier dirigeant autochtone tué par la Covid-19, le 31 août dernier. Il avait 78 ans. Il est revenu dans son village, dans le Médio Xingu, dans un cercueil scellé, emballé dans une toile, attaché dans la plus abjecte indignité à un camion comme s’il était une chose. Il ne suffit pas de tuer ou de laisser mourir, il faut aussi humilier, briser la colonne vertébrale des peuples autochtones en les insultant et en les déshonorant.

Même pour ceux qui ont de piètres attentes quant à la décence des différentes élites brésiliennes, il est difficile de comprendre ce qu’ils appellent encore aujourd’hui la démocratie au Brésil. Ce qui est là n’est même pas bon pour le « marché », entité dont on prononce le nom avec révérence. Quel genre de croyance amène certains secteurs, même dans la presse, à considérer, après un an et demi de gouvernement, qu’il y a une marge de composition possible avec le bolsonarisme ? Même si l’action des élites n’a pas été différente dans les processus totalitaires du XXe siècle, elle reste stupéfiante.

Beaucoup de ceux qui ont voté pour Bolsonaro ont utilisé le discours anti-corruption comme excuse pour élire un homme qui se proclamait publiquement comme un défenseur de la dictature et de la torture et qui célébrait en héros Carlos Alberto Brilhante Ustra, colonel, assassin et seul tortionnaire reconnu par la justice brésilienne. Et maintenant qu’il n’y a plus d’excuse ? Quand Bolsonaro embrasse le Centrão [1] pour se protéger de la destitution ? Quand Bolsonaro embrasse Michel Temer pour se rapprocher du MDB ? Quand le procureur général de la République, choisi en dehors de la liste des trois noms indiqués, est devenu l’homme de paille de Bolsonaro, couvrant de honte l’institution appelée Ministère public fédéral ? Quand le héros de l’opération Lava Jato a été expulsé du gouvernement ? Quand Adriano da Nóbrega, milicien, chef du groupe de tueurs à gages du Bureau du Crime, a été tué et enterré avec tout ce qu’il savait des dangereuses connexions de la famille Bolsonaro ? Quand Fabrício Queiroz, après des mois passés caché dans une des maisons de l’avocat de Bolsonaro, et sa femme, Márcia Aguiar, en fuite, ont été assignés à résidence de façon surprenante ? Quand un juge, seul, est capable de révoquer le gouverneur de l’État ennemi de Bolsonaro, et qu’il a le pouvoir de décider des responsabilités de celui qui se chargera (ou non) des poursuites contre la famille présidentielle ? Quand, sous la forme d’une question, les allégations de corruption atteignant Bolsonaro en pleine figure lui donnent envie de « bourrer la gueule de coups de poings » de celui qui lui la pose cette question que voilà : « Président Bolsonaro, pourquoi votre femme, Michelle, a-t-elle reçu 89 000 réaux de Fabrício Queiroz ? » Aujourd’hui, alors que deux grandes questions hantent la famille Bolsonaro. Celle-là et l’autre, restée sans réponse, qui est répétée depuis plus de 900 jours : « Qui a fait tuer Marielle Franco ? Et pourquoi ? »

Justifier le vote pour un homme ayant le passé et le présent de Bolsonaro par son programme de lutte contre la corruption a toujours été un faux semblant. J’en soupçonne certains d’avoir tellement fait semblant qu’ils y ont cru eux-mêmes. Et, c’est ainsi que nous arrivons au 7 septembre, avec une piètre opposition de parti, la gauche occupée à se battre entre elle et la droite cherchant à se consolider en tant que force modératrice de l’extrême droite au pouvoir. Dilma Rousseff (PT) a été arrachée à la présidence parce qu’elle avait soi-disant pratiqué un « pédalage budgétaire ». La liste des crimes de responsabilité de Bolsonaro, bien plus graves, est tellement longue qu’on n’en voit plus le bout. Et pourtant, Rodrigo Maia (DEM) s’est assis sur une pile de dizaines de demandes de destitution, dont une de la Coalition Noire pour les Droits, basée sur l’aggravation du génocide noir.

Je voudrais dire qu’il y a des moments où un peuple décide s’il est un peuple ou un juste un tas de gens « menant leur vie », comme l’a ordonné le despote élu qui nous emporte à la mort. J’aimerais pouvoir le dire, mais je ne peux pas. Parce que je ne crois pas que nous ayons un peuple, au sens d’une masse de gens de même nationalité se battant pour des valeurs communes. Peut-être n’avons-nous pas un peuple. Mais nous avons des peuples. Dans les périphéries et les bidonvilles de ce pays, il y a des gens qui s’organisent, se battent et créent des possibilités de vivre malgré toutes les formes de mort. Si l’Amazonie existe encore, c’est parce que les paysans et les peuples de la forêt se battent, même s’ils sont abattus par balles – et désormais également par le Covid-19. Dans les villes, les mouvements de sans-abri s’organisent pour le droit de vivre en ville contre la spéculation immobilière. Dans les campagnes, les agriculteurs « familiaux » insistent pour nourrir le pays sans produits agrochimiques, alors que Bolsonaro libère plus d’un pesticide par jour. Dans chaque recoin du pays, des hommes et des femmes s’opposent à la destruction de la nature avec leur corps. Il y a des rébellions dans tous les Brésils, qui avancent dans les fissures, par les bordures.

Ce ne sont pas les plus faibles qui se maintiennent debout. Ce sont les plus forts. Depuis 500 ans, il y a un Brésil qui essaie de tuer tous les peuples autochtones – par assimilation, par contamination ou par balle. Et pourtant, la population autochtone a augmenté au cours des dernières décennies. Depuis l’abolition officielle de l’esclavage, on a laissé les Noirs à leur mort et pourtant les Noirs sont devenus la majorité – 56% – de la population brésilienne. Vivre – contre toute forme d’extermination – a été l’acte de résistance le plus radical des populations invisibles, opprimées et traitées comme subordonnées.

Les générations qui vivent aujourd’hui sont confrontées, en ce moment, à leur plus grand défi. Bolsonaro a transformé l’État en une machine de mort. Tellement pervers qu’il a vu dans le Covid-19 un moyen d’éliminer ceux qui, avec leurs corps, bloquaient son projet de pouvoir. Ses actes délibérés sont occultés par des apparitions dans les médias, des discours putschistes, une mise en scène de la chloroquine et le faux-semblant de la défense de l’économie. Le bolsonarisme contrôle presque totalement l’information alors que le génocide est la politique persistante qui avance en coulisse, derrière les projecteurs des faits, sans rencontrer d’opposition capable de l’arrêter.

Aujourd’hui, Bolsonaro a réalisé plus que son rêve. Il voulait que la dictature militaire, qui a formé les généraux qui le soutiennent, « en ait tué au moins 30 000 de plus ». Sa négligence intentionnelle en réponse au Covid-19, sa campagne officielle de désinformation, son exemple personnel d’irresponsabilité sont la cause principale de la propagation de la maladie au Brésil. En ce moment également, l’Amazonie brûle à nouveau, s’approchant dangereusement du point de non-retour. Le Parlement européen réfléchit déjà à considérer la destruction de la plus grande forêt tropicale du monde, pratiquée délibérément et systématiquement par Bolsonaro, comme un crime contre l’humanité.

En ce 7 septembre, nous sommes arrivés au point où, au Brésil, déclarer que le président est « seulement » incompétent c’est l’aider à se dégager de sa responsabilité pour les crimes commis contre l’humanité. L’incompétence est terrible et a de graves conséquences, mais ce n’est pas un crime. Les faits montrent que Bolsonaro était délibérément incompétent, intentionnellement négligent, systématiquement irresponsable. Bolsonaro et son gouvernement ont planifié et agi, comme le montre le Journal officiel de l’Union, ses manifestations sur les réseaux et les vidéos de ses déclarations publiques.

La date la plus symbolique du Brésil ne peut pas passer comme s’il était normal d’avoir une personne génocidaire au pouvoir. Si nous laissons le génocide se normaliser, il n’y aura plus de vie dans ce pays, même pour ceux qui, en raison de leur position dans la chaîne alimentaire de l’inégalité brésilienne, pensent qu’ils sont toujours en sécurité. Ce 7 septembre, des mouvements de résistance des Brésils insurgés se dressent contre la machine de mort du bolsonarisme. Il y a des gens qui ont le courage de nommer ce qui se passe au Brésil. Je ne sais pas s’il y en aura beaucoup ou peu. Probablement peu, mais, comme les morts du Covid-19, innombrables. Il y a des moments où la seule chose que nous puissions faire c’est de nous battre, même si nous savons que nous allons perdre parce que la plupart des gens continuerons eux de mener leur vie – et continueront de la mener aussi longtemps que nous considérerons que seule la vie de l’autre est en danger. La question la plus importante de ce 7 septembre est peut-être la suivante : comment un peuple qui s’est habitué à mourir peut-il faire barrage à son propre génocide ?

En résistant. En déclarant son indépendance, car il y a déjà trop de morts. Pour l’heure, près de 125 000 corps. En se rebellant. Non pas parce qu’il est possible de gagner maintenant. Mais pour ne pas être forcé de baisser les yeux quand les enfants vous demanderont, dans un avenir proche, de quel côté vous étiez et ce que vous avez fait pour empêcher Bolsonaro de continuer à tuer.