Chantal Rayes, Libération 29 octobre 2018
«Ele sim !» «lui, si». Parti des fenêtres des beaux quartiers, le cri a déchiré la nuit, défiant les vaincus. Ceux qui, ces dernières semaines, ont scandé «Ele não» («Pas lui»), pour tenter d’empêcher l’élection de Jair Bolsonaro à la tête du Brésil. Las. Le candidat d’extrême droite, un nostalgique de la dictature militaire, a décroché une très nette victoire, avec 55,13% des suffrages exprimés contre 44,87% pour son adversaire du Parti des travailleurs (PT), Fernando Haddad. La jeune démocratie brésilienne, rétablie en 1985, tremble sur ses bases.
Ton belliqueux
Pour les bolsonaristes, c’est une revanche sur la gauche, qui a gouverné treize ans durant, avec Lula, puis Dilma Rousseff, destituée en 2016. «Prends-toi ça, PT !» crachaient-ils. Sur la Paulista, la grande artère de São Paulo, il y a eu de la casse, des insultes, des lacrymos, et aussi des feux d’artifice. «Le PT a donné à la corruption une ampleur impensable», explique Carlos Alberto. Bolsonaro, lui, serait un homme «propre». Confronté aux casseroles de son champion, l’homme perd un peu de son assurance. Quant à ses louanges au colonel Brilhante Ustra, un des chefs de la répression sous la dictature, elles ne sauraient signifier qu’il est favorable à la torture… Sa victoire n’est pas venue seule. Le Parti social libéral, du nouvel homme fort du Brésil, a élu trois gouverneurs. Six autres Etats, dont les trois principaux, São Paulo, Rio et Minas Gerais, ont choisi des candidats qui lui avaient fait allégeance.
Jair Bolsonaro, qui prendra ses fonctions le 1er janvier, hérite d’un pays divisé qu’il ne cherche pas à pacifier. Le ton de sa première prise de parole après son élection, transmise sur Facebook, a été jugé belliqueux. «Nous ne pouvions pas continuer à flirter avec le communisme, le socialisme, le populisme et l’extrémisme de gauche», a-t-il lâché, une semaine après avoir menacé de «balayer les bandits rouges de la carte du Brésil», par allusion au PT. «Je n’ai pas entendu une seule fois le mot pacification ou conciliation», a relevé, abasourdi, l’éditorialiste Josias de Souza. Plus tard, dans son discours officiel en tant que président élu, il a tempéré le propos, assurant que le Brésil est pour tous, gens «de différentes opinions, couleurs ou orientations». «Je vous prends à témoin de ce que ce gouvernement défendra la Constitution, la démocratie et la liberté», a-t-il ajouté.
«Son élection représenterait un énorme danger pour les peuples autochtones, les [minorités] LGBTI, les jeunes Noirs, les femmes, les activistes et la société civile, au cas où il transformait son discours en politiques publiques», a réagi Amnesty International, rappelant qu’il a fait campagne autour du non-respect des droits de l’homme. Malgré la menace, la formation d’un front républicain autour de Fernando Haddada buté sur les rivalités politiques. Samedi, à la veille du scrutin, deux poids lourds de la lutte anticorruption, l’ex-juge Joaquim Barbosa et l’ex-procureur général Rodrigo Janot, qui avaient condamné des dignitaires du PT, s’étaient ralliés à lui. C’était déjà trop tard.
Haine du PT
Pour l’anthropologue Rosana Pinheiro-Machado, la résistance s’organise. Les gauches, mais aussi les démocrates libéraux sont «déterminés». Tout a commencé avec le mouvement Ele Não, parti d’un groupe de femmes horrifiées par les vues machistes du futur président. Puis, dans la dernière ligne droite, il y a eu Vira Voto («change un vote»), une initiative citoyenne qui a tenté de convaincre les indécis, ou ceux qui voulaient voter blanc, à choisir Haddad «au nom de la démocratie».
Nous les identifierons par leurs initiales. Car ils ont peur désormais. Leur mission n’était pas facile. «Les gens nous trouvent alarmistes sur les risques d’érosion démocratique, racontait M. Et puis il y a la haine du PT. On impute tout au parti. Même les politiques sociales sont mal vues. Parfois même quand ils en bénéficient, les gens disent ne pas vouloir passer pour des assistés.» Un jeune homme porte une pancarte invitant au dialogue par ces mots : «Vous valez mieux que Bolsonaro.» Une femme âgée s’arrête, en colère : «Peu importe ce qu’il fera, nous devons barrer la route au PT.» V., comédienne n’était pas peu fière d’avoir fait changer d’avis un électeur de l’ancien militaire. «Haddad a été victime de fake news, dit-elle. Dans le cas de Bolsonaro, pas besoin de mentir, il suffit de dire la vérité sur lui.» Par exemple, renchérit E., cinéaste, qu’en fait de changement, il incarne plutôt «la continuité» des politiques impopulaires du président sortant Michel Temer. Pour lui, beaucoup votent Bolsonaro, non pas seulement par rejet du PT mais aussi parce qu’ils se reconnaissent dans son racisme, sa misogynie, son homophobie. Avec lui, ces sentiments sont devenus avouables. Hier même, un homme m’a dit : «Je suis fasciste et alors ? Il y a une relativisation de la violence, du fascisme.» «Bolsonaro a été normalisé par la presse, et le PT, démonisé, présenté comme le cancer de la société», regrette un prof.