Oxfam International, septembre 2019
Malgré son potentiel de développement, le Sahel fait face à de très nombreux défis auxquels les Etats, les institutions régionales et la communauté internationale doivent s’attaquer avec ardeur. Ces défis sont sans cesse rappelés au sein d’instances comme le G5 ou l’Alliance Sahel, qui tentent de coordonner leurs efforts sécuritaires et de développement. Ils sont surtout rappelés chaque jour à la population, en particulier à sa frange la plus pauvre, aux femmes et jeunes, qui craint pour sa sécurité, qui ne parvient pas à accéder aux ressources pour vivre dignement, ni aux services de santé ou d’éducation. La fracture économique, sociale et politique croissante rend la vie de millions de personnes plus dure et plus courte. Les inégalités sont criantes et se manifestent dans tous les domaines de la vie. Elles enferment une part croissante de la population dans la pauvreté et les laissent sans perspectives d’avenir. Elles alimentent les injustices et les tensions, mettent à mal le contrat social et les relations entre les groupes de population. Elles créent les conditions de déstabilisation et de l’insécurité qui prévaut aujourd’hui dans la région. Les réponses apportées par les Etats et la communauté internationale aux crises humanitaires, alimentaires, climatiques, sécuritaires doivent prioriser la réduction des inégalités et des injustices. Ce prisme est essentiel pour mettre les populations sur une trajectoire de développement inclusif et pour apporter des réponses durables à l’insécurité actuelle. Les inégalités ne sont pas une fatalité. Elles appellent des réponses fortes et coordonnées de l’ensemble des acteurs.
REDUIRE LES INEGALITES : UNE NECESSITE URGENTE
Les choix budgétaires et de politique fiscale des Gouvernements sahéliens ne permettent pas de lever des ressources suffisantes pour financer des services publics de qualité à toutes et tous, ni de réduire les inégalités de revenus dans la population, gage d’un contrat social plus solide. Les recettes publiques ne représentaient en 2016 que 22% du PIB au Sénégal et seulement 14,4% au Niger. Mais en plus d’être faibles, limitant la capacité des Etats à financer des politiques sociales redistributives, les recettes publiques reposent majoritairement sur des instruments de fiscalité régressifs, comme les impôts et taxes sur la consommation. Les personnes pauvres consommant une plus grande partie de leurs revenus que les riches, ils sont proportionnellement les plus taxés et ces mesures impactent encore davantage les femmes, qui font souvent partie de la frange de population la plus pauvre. Parallèlement, les mesures fiscales visant à attirer les investisseurs représentent un manque à gagner considérable pour les recettes publiques. Au Mali en 2015, l’ensemble des exonérations s’élevait à 203,45 milliards de FCFA soit près de 11% du budget du Mali. Trois fois et demie le budget de l’éducation cette année. Les industries extractives sont en particulier des négociatrices puissantes face aux Etats sahéliens. Alors que le Niger est le quatrième producteur mondial d’uranium, son principal produit d’exportation, les revenus qu’il en tire ne contribuent qu’à hauteur de 4% à 6% de son budget. Loin d’être utilisées 5 comme des leviers pour réduire la pauvreté et les inégalités, ces choix de politiques fiscales ont donc tendance à les maintenir ou à les aggraver. Les services publics d’éducation, de santé et de protection sociale laissent à l’écart une grande part de la population, marginalisée ou discriminée. L’indice de développement humain des pays sahélien est parmi les plus bas au monde, en raison de l’accès inégal aux soins de santé et à une éducation de qualité, directement lié aux inégalités de revenu et de richesse. L’accès des populations aux soins est particulièrement limité par le coût des services : plus de la moitié des familles n’ont pas les moyens d’offrir à leurs enfants le suivi médical dont ils ont besoin. En conséquence, la mortalité des enfants de moins de 5 ans au Sénégal est presque deux fois et demie plus importante dans le 20% le plus pauvre de la population que dans le 20% le plus riche. Au Tchad, les femmes du quintile le plus riche ont quatre fois et demie plus de chance d’être assistées par du personnel qualifié lors de leur accouchement que celles du quintile le plus pauvre. Ces inégalités sont encore renforcées selon les lieux d’habitation, la faible densité de personnel soignant en milieu rural étant particulièrement alarmante et ses conséquences dramatiques. Le statut économique des ménages a également un impact crucial sur le niveau d’éducation des enfants. Au Burkina Faso, le niveau de vie des ménages s’avère souvent être le facteur le plus déterminent de la fréquentation scolaire des enfants, montrant des écarts très importants entre les classes les plus riches et les plus pauvres de la population. L’école ne parvient pas à gommer les inégalités entre filles et garçons et contribue même parfois à accroitre l’écart d’opportunités de formation et d’insertion, faute de parvenir à maintenir les filles suffisamment longtemps dans le système scolaire. Dans beaucoup de familles, la décision d’éducation des filles dépend de la situation économique de la famille et passe après les choix éducatifs et professionnels des garçons, les grossesses et mariages précoces qui leur sont imposées et les obligations domestiques attribuées aux filles. Les dizaines de millions de pasteurs, nomades ou transhumants dans le Sahel, sont particulièrement touchés par les inégalités d’accès aux services de base (santé, éducation, eau potable, etc.), mal adaptés à leur mode de vie. Au Mali, en l’absence de statistiques officielles, on estime les taux de fréquentations scolaires entre 2 et 3% pour les enfants des pasteurs nomades. Les opportunités de formation, de travail, d’émancipation économique et financière sont très faibles pour une grande part de la population, en particulier en milieu rural. Le secteur agricole est stratégique dans les pays sahéliens, où une part écrasante de la population dépend de l’agriculture et de l’élevage pour vivre. Mais le milieu rural concentre aussi la plus grande pauvreté et une population très vulnérable aux chocs et les inégalités territoriales et sociales s’y expriment aussi plus fortement. Malgré l’augmentation globale des financements dans le secteur agricole, l’agriculture familiale et des jeunes ruraux, les biens et services publics, sont trop souvent exclus des investissements. Les populations pastorales jouissent d’un accès aux ressources particulièrement inégal. Alors que l’élevage contribue pour près d’un tiers du PIB agricole, il ne reçoit que 10 % des dépenses consacrées à l’agriculture. Au niveau des ménages, les inégalités économiques jouent un rôle décisif dans l’insécurité alimentaire. La faim touche avant tout les populations les plus pauvres, qui n’ont pas accès à la terre ni aux autres ressources productives. Elles ont des difficultés à accéder à une alimentation saine et en quantité suffisante tout au long de l’année et dépendent régulièrement de l’aide 6 humanitaire ou de la solidarité villageoise pour leur subsistance. L’écrasante majorité des jeunes ruraux n’a d’autre choix que l’économie informelle agricole pour trouver ses moyens de subsistance, l’offre de formation et les opportunités étant très limitées. Or ce travail, souvent au sein des exploitations dirigées par le chef de famille, représente peu d’opportunité d’émancipation sociale ou économique. Pour les jeunes filles s’ajoute la participation aux tâches ménagères qui limite encore plus leurs opportunités. Les femmes subissent la double contrainte d’être femmes et agricultrices. Si elles représentent autour de 40 % de la main-d’œuvre agricole au Burkina, au Mali ou au Sénégal, et qu’elles jouent un rôle essentiel dans la sécurité alimentaire des ménages, elles représentent moins de 10% des propriétaires de parcelles agricoles et ont considérablement moins accès aux ressources. Le Sahel est une des régions du monde qui subit le plus les inégalités climatiques mondiales. Responsables d’une part estimée à 0,25% du total des émissions de gaz à effet de serre, les pays sahéliens se classent parmi les pays les plus vulnérables à ces bouleversements. Au sein de la population, les effets du changement climatiques sont également très inégaux. Ils touchent de manière disproportionnée les petits agriculteurs, les populations pastorales, les femmes et les populations les plus pauvres, vivant dans des conditions précaires (logement, ressources, etc.). Les épisodes de sécheresse renforcent les tensions sur les ressources, exacerbant un ensemble de tensions latentes. Les conflits entre éleveurs et agriculteurs, responsables de centaines de morts ces dernières années en particulier au Mali et au Tchad, sont largement imputables à l’usage et à la propriété du foncier, mal gérés par les pouvoirs publics depuis des décennies. Mais sans solutions adaptées, les sécheresses, la dégradation des sols, et la raréfaction de l’eau auront tendance à favoriser ces conflits, déjà aggravés par le contexte sécuritaire actuel. A force de répétition, les évènements climatiques violents devraient également accélérer le rythme des déplacements de population, notamment vers les zones urbaines, augmentant la pression sur l’emploi, le logement, l’énergie, la santé et l’assainissement dans les villes. Lorsqu’elles sont combinées à une instabilité politique et des conflits comme cela a été le cas au Mali en 2012, les sécheresses peuvent alimenter des crises humanitaires dramatiques. Les politiques d’adaptation et de lutte contre les changements climatiques sont des questions critiques pour les pays sahéliens. En février dernier, 17 Etats de l’ensemble de la bande du Sahel ont annoncé un « plan d’investissement climatique » de 400 milliards de dollars, qui a reçu des premières promesses d’aide. Mais les besoins de financement restent immenses.
RENFORCER LA GOUVERNANCE ET LE CONTRAT SOCIAL
es pays du Sahel sont confrontés à des difficultés de gouvernance institutionnelle, territoriale et économique. Les défis sont immenses pour améliorer les services de base et leur accès, renforcer les systèmes de justice, lutter contre la corruption, mettre en place des institutions efficaces, inclusives et équitables, capables d’améliorer les services publics et l’engagement citoyen. Ces défis sont autant de griefs faits aux gouvernements et qui ont contribué à affaiblir la légitimité des Etats. Les populations aspirent au respect de leurs 7 droits les plus fondamentaux, à plus de justice, de transparence, de redevabilité, à tous les niveaux. Ces demandes de justice sociale s’expriment dans les mouvements citoyens qui se sont renforcées ces dernières décennies. Les initiatives collectives, associatives, citoyennes, médiatiques, se multiplient pour lutter contre la corruption, améliorer la transparence et l’information sur les budgets et les dépenses publiques. Mais le mécontentement s’exprime également dans la rue. Au Burkina Faso, au Tchad, au Niger, le climat social se dégrade face aux mesures d’austérité prises par les Etats, qui touchent directement les plus pauvres. Les manifestations et des grèves généralisées au Tchad, suite aux réductions drastiques des dépenses publiques et aux fortes augmentations de taxes imposées depuis 2016, en sont une dramatique illustration. L’expression démocratique des populations sahéliennes se heurte ces dernières années à une réduction importante de l’espace civique. Les limites de l’exercice de la citoyenneté sont multiples : cadre réglementaires restrictifs, obstructions bureaucratiques et absence de protection spécifiques des acteurs engagés ou critiquant ouvertement les mesures prises par les élites au pouvoir. En Mauritanie, des associations et collectifs de défense des droits humains ont dénoncé en 2016 l’adoption d’un projet de loi restreignant la liberté d’association et retreignant les domaines de compétence et les niveaux d’action des organisations de la société civile. Dans les pires des cas, ces organisations mais aussi les journalistes et citoyens qui militent en faveur de la transparence budgétaire et dénoncent la corruption sont victimes de campagnes de dénigrement, de censure, d’actes d’intimidation et de violences. Au Niger par exemple, les organisateurs de la Journée d’action citoyenne en mars 2018 qui appelaient à contester certaines mesures jugées injustes du projet de loi de finance adopté fin 2017, ont pour beaucoup été interpellés et condamnés à des peines de prison. Au Tchad, les associations de défense des droits Humains dénoncent depuis des années une restriction de l’espace public et notamment du droit à manifester pacifiquement, qui ont encore diminué depuis les élections de 2016. La garantie des droits à la liberté d’association, d’expression, de réunion et d’information est pourtant une condition indispensable à l’expression démocratique et la stabilité politique. La discrimination à l’égard des femmes sahéliennes s’exprime dans toutes les sphères de la société. Elle est profondément inscrite dans les mœurs et pratiques mais aussi dans les institutions sociales déterminant le statut des femmes en tant qu’actrices dans la société, dans la vie politique et démocratique, dans l’économie, ou dans la sphère privée. C’est le cas notamment des institutions sociales qui déterminent le pouvoir décisionnel et le statut des femmes au sein du ménage et de la famille. Le mariage et le divorce, l’autorité parentale, les droits à l’héritage, sont régis par des règles de droit ou informelles, des normes et des pratiques sociales qui sont très défavorables aux femmes. Le Burkina Faso, le Mali, le Niger et le Tchad comptent notamment parmi les pays où le taux de mariages précoces est le plus élevé dans le monde, atteignant 76 % au Niger. Des pratiques qui sont souvent corrélées aux inégalités socio-économiques. Les femmes sont également insuffisamment protégées contre les violences qui leur sont faites et l’absence de législation sur les violences domestiques légitiment trop souvent les pratiques. Les mutilations génitales féminines sont criminalisées, mais les lois sont souvent peu appliquées. Au Mali, 9 femmes sur 10 en ont été victimes. Les femmes et les filles sahéliennes ont peu de pouvoir sur leurs corps et leurs choix reproductifs. 8 L’utilisation des méthodes contraceptives modernes ne concerne qu’entre 13% et 23% de l’ensemble des femmes âgées de 15 à 49 ans et le taux de prévalence est encore plus faible chez les 15-19 ans.
PLACER LA RESILIENCE DES POPULATIONS AU CŒUR DES INTERVENTIONS
La situation sécuritaire et humanitaire se dégrade, malgré les engagements militaires massifs de la communauté internationale et des Etats comme le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad, qui sont réunis depuis 2014 au sein du G5 Sahel. En un an seulement, plus de 440 000 personnes ont été obligées de fuir leur domicile, les privant de leurs moyens de subsistance, d’un accès aux services de base d’éducation ou de soins et les exposant à de nouveaux risques. 5,1 millions de personnes ont besoin d’assistance humanitaire au Niger, Mali et Burkina1 et selon le cadre harmonisé de mars 2019, 1,8 million de gens sont en insécurité alimentaire. L’extension de l’insécurité dans la boucle du Liptako-Gourma montre la fragilité des États dans de nombreux domaines et la frustration des communautés longtemps négligées. Pour apporter des réponses durables à cette crise aux multiples dimensions, les acteurs engagés doivent investir massivement dans la gouvernance et le contrat social. Le « miroir déformant » imposé par l’approche des Etats sahéliens et la communauté internationale, qui allie sécurité et développement, est notamment critiqué pour la priorité donnée au rétablissement des structures de l’État sur le rétablissement des liens entre les populations et les institutions ainsi qu’entre les différentes communautés. Pour consolider la paix, il est indispensable de traiter les griefs enracinés dans la société et de réduire les inégalités qui s’expriment à tous les niveaux, et pour cela de soutenir une gouvernance responsable et transparente. Des mesures de sécurité et une législation antiterroriste ont été mises en place dans l’ensemble du Sahel pour faire face aux menaces transfrontalières. Mais ces mesures et le recours aux forces de sécurité gouvernementales, parfois indisciplinées et coupables elles-mêmes d’abus et de violations de droits humains, sont accusés d’aggraver les conflits. Les exactions commises de part et d’autre réduisent le sentiment de sécurité parmi les communautés ou les individus, qui ne se sentent pas protégés. Les réponses doivent privilégier la dimension humaine de la sécurité pour réussir à long terme, qui englobe des facteurs sociaux, culturels, économiques, politiques et psychosociaux, et qui ont un impact différent sur les hommes et les femmes. Les dépenses budgétaires liées à la défense et à la sécurité publique ont fortement augmenté ces dernières années, contraignant les budgets de développement et les dépenses sociales en faveur de l’éducation ou de la santé, risquant d’entretenir un dangereux cercle vicieux. Au Niger et au Tchad, les dépenses moyennes annuelles d’éducation ont baissé sur la période 2016-2019. Au Burkina Faso, elles sont de 30 milliards inférieurs en 2019 aux prévisions faites par la loi de finances 2017. On observe par ailleurs des 9 évolutions erratiques d’une année à l’autre des budgets de santé, d’éducation ou de l’agriculture, qui témoignent des arbitrages politiques difficiles entre les secteurs. C’est le cas par exemple du budget de la santé du Niger, qui chute de 22% en 2016 par rapport à 2015, mais retrouve et dépasse en 2019 son niveau de 2015 ou du budget d’éducation du Mali, qui subit une baisse en 2019 malgré une croissante globale positive ces dernières années. Pour faire face aux nouvelles contraintes budgétaires, les pays du G5 Sahel ont également dû augmenter certaines taxes et impôts. Ces décisions fiscales, lorsqu’elles touchent les populations pauvres, risquent d’aggraver l’état des inégalités de revenus. Elles sont la source de mécontentement et de tensions sociales dans plusieurs pays comme au Burkina Faso, au Tchad ou au Niger. Enfin du côté de l’aide que perçoivent les pays sahéliens, et malgré le lancement de l’Alliance Sahel, le compte n’y est pas pour permettre d’investir suffisamment dans les budgets sociaux et réduire les inégalités. La multiplication des cadres d’intervention et des stratégies sur le Sahel renforcent les risques de concurrence entre les acteurs, compliquant l’élaboration de politiques publiques équitables, concertées et inclusives. Si ces stratégies convergent sur certains domaines, elles divergent sur les zones géographiques incluses, leurs priorités respectives au-delà d’une lecture globalement commune des enjeux, les instruments de mise en œuvre, les partenariats prévus et leur capacité ou volonté à fédérer d’autres acteurs, etc. L’Alliance Sahel, créée en 2017, se veut une plateforme de coordination entre les acteurs de la coopération pour renforcer les impacts sur le terrain. Mais son articulation avec le Plan de soutien de l’ONU au Sahel par exemple, adopté en 2018 et présenté également comme un « instrument visant à favoriser la cohérence et la coordination » n’est pas encore claire. Tout comme la manière dont ces initiatives permettent l’opérationnalisation de la Stratégie de développement et de sécurité du G5 Sahel, au-delà du financement des projets de son Programme d’investissement prioritaire. L’articulation et la complémentarité de ces initiatives est pourtant une nécessité pour construire un plan concerté et cohérent d’aménagement des régions sahéliennes, dans un contexte particulièrement complexe.