Entrevue avec Christophe Jaffrelot avec Jean-Michel Morel, Orient XXl, 30 septembre 2019
Ancien État princier1, inclus dans l’Empire britannique des Indes, le Cachemire est une vaste région montagneuse située au cœur de l’Himalaya. Il est bordé à l’ouest par le Pakistan, à l’est par la Chine et au sud par l’Inde. La partie indienne du Cachemire, l’État du Jammu-et-Cachemire s’étend sur 92 437 km2, et compte près de 12,5 millions d’habitants, soit un centième de la population indienne. La partie pakistanaise, composée de l’Azad Cachemire (le « Cachemire libre ») et le Gilgit-Baltistan (anciens « Territoires du Nord »), s’étend quant à elle sur plus de 86 000 km² avec près de 6,4 millions d’habitants. En 1963, le Pakistan a cédé à la Chine une portion de ces Territoires du Nord encore aujourd’hui revendiqués par l’Inde. Quant à la Chine qui a conquis l’Aksai Chin et la vallée de Shaksgam lors de la guerre sino-indienne de 1962, elle souhaite récupérer un morceau du nord-est du Cachemire indien de langue tibétaine et de religion bouddhiste.
La partition du Cachemire se produisit en 1947, dans le contexte de la disparition du raj (règne en hindi) britannique, après la séparation du Pakistan à majorité musulmane de l’Inde à majorité hindoue. Après avoir hésité, le maharadjah du Jammu-et-Cashemire, lui-même de confession hindoue, se rallie à l’Inde alors que la majorité de la population est musulmane. D’où l’attaque de guerriers tribaux venus du Pakistan qui entraine un conflit entre les deux États.
Une fois la paix revenue, en janvier 1949, le Cachemire s’est trouvé divisé sous l’égide de l’ONU en deux parties, 37 % du territoire revenant au Pakistan, et 63 % à l’Inde. La ligne de cessez-le-feu de 770 kilomètres tracée entre les deux parties sera par la suite rebaptisée « ligne de contrôle », sans pour autant être reconnue comme une frontière internationale. Cette partition de fait sinon de droit — les deux parties revendiquant la portion du Cachemire qui leur échappe — est restée une pomme de discorde, source d’affrontements entre l’Inde et le Pakistan qui ont fait des dizaines de milliers de morts en 72 ans — majoritairement des civils.
Jean Michel Morel. — Quels sont les arguments avancés par le premier ministre Narendra Modi, à peine réélu en mai, pour justifier que le Cachemire indien séparé entre deux entités, le Jammu-et-Cachemire et le Ladakh perde toute autonomie et devienne un territoire de l’Union ?
Christophe Jaffrelot. — Le principal argument mis en avant par les gouvernants indiens concerne le niveau de développement (ou de sous-développement, disent-ils) du Jammu-et-Cachemire. Pour eux, abolir les articles 370 et 35A (qui empêchait notamment les non-Cachemiriens d’acquérir des biens immobiliers) de la Constitution a pour objectif de faciliter les investissements en provenance du reste de l’Inde, en permettant notamment aux investisseurs d’acquérir des biens immobiliers dans l’État.
- M. M. — Grâce aux eaux de l’Himalaya, le Cachemire produit de l’électricité pour le nord de l’Inde, son climat tempéré lui permet des cultures vivrières. Mais qu’elle est réellement sa situation économique et sociale, Narendra Modi ayant avancé que sa prise en main par New Delhi était une chance pour son développement ?
- J. — Les indices de développement humain du Jammu-et-Cachemire sont en fait au-dessus de la moyenne indienne. L’économiste Jean Drèze a d’ailleurs montré qu’en lui donnant une autonomie plus poussée, l’article 370 a permis à l’État de procéder à une réforme agraire plus importante que le reste de l’Inde (Kerala excepté), un facteur d’égalisation des conditions. De fait, le Jammu-et-Cachemire a de meilleurs résultats que le Gujarat (le soi-disant État modèle que Modi a gouverné de 2001 à 2014) en termes d’espérance de vie, de mortalité infantile, d’éducation des filles, de pourcentage de la population vivant sous le seuil de pauvreté, de malnutrition, etc.
L’argument du terrorisme
- M. M. — En Inde, les paysans sont surendettés et doivent faire face à la sécheresse, les inégalités sont criantes ainsi que le manque de débouchés pour les nouvelles générations. Le premier ministre, qui n’a pas tenu ses promesses de 2014, tiendra-t-il celles de 2019 — dont la création de 10 millions d’emplois ? Ou bien cherche-t-il, en flattant la fibre nationaliste des hindouistes, à détourner l’attention ?
- J. — Détourner l’attention des mauvaises performances de l’économie indienne explique en effet en partie cette décision. Mais il y a d’autres raisons à ce timing »: d’abord, un pouvoir nouvellement élu peut surfer sur sa légitimité toute neuve pour prendre les décisions les plus audacieuses. Ensuite, des élections régionales auraient dû être organisées au moins trois ans après la déclaration de la President’s Rule (Governor’s rule). Par celle-ci New Delhi a destitué le gouvernement de Srinagar2, dissout l’Assemblée du Jammu-et-Cachemire et pris le contrôle de l’État en juin 2018. Et même bien avant trois ans si l’on se fie aux déclarations de la commission électorale qui souhaitait faire voter l’État au plus vite.
Si l’État avait eu une Assemblée en fonction, New Delhi n’aurait pas pu se contenter de la bénédiction du gouverneur (récemment nommé par le gouvernement Modi) mais aurait dû recueillir l’avis de ladite assemblée pour abolir l’article 370. Le fait qu’il ait agi avec seulement l’accord du gouverneur devra d’ailleurs être validé par la Cour suprême — comme l’amendement constitutionnel lui-même. Mais gageons que les juges vont se hâter lentement de traiter cette épineuse question…
- M. M. — Le terrorisme a été au cœur de la campagne du candidat Modi. Prenant prétexte d’un attentat qui a tué 40 paramilitaires à Pulwama en février 2019, Narendra Modi, devenu premier ministre, prévient qu’il sera sans pitié pour les terroristes dont, selon lui, regorgerait le Cachemire. Dans ce contexte de violence, qu’en est-il des forces et des capacités du mouvement islamiste Jaish-e-Mohammed ? Est-il, comme l’Inde le prétend, basé à Balakot, une ville du nord-est du Pakistan, bénéficiant de ce fait d’une tolérance (voire d’encouragements) de la part de ce dernier ?
- J. — Localiser les camps d’entrainement de Jaish-e-Mohammed est difficile. Mais il ne fait aucun doute que cette organisation et d’autres, comme Lashkar-e-Taiba ont cherché à prendre pied en Inde et y ont formé des djihadistes cachemiriens. L’auteur de l’attentat-suicide de Pulwama était d’ailleurs un natif de cette zone. Son histoire est des plus intéressantes. Adil Ahmad Dar, 22 ans, avait rejoint le mouvement un an plus tôt, son processus de radicalisation ayant résulté, d’après sa famille, d’arrestations répétées par la police — voire d’un passage à tabac. À noter qu’au-delà de la police, l’armée indienne jouit d’une réputation sulfureuse au Cachemire, notamment parce qu’une loi ancienne (et scélérate), l’Armed Forces (Special Powers) Act lui garantit une quasi-impunité à l’origine d’innombrables abus de pouvoir.
Un certain désintérêt international
- M. M. — Imram Khan, le premier ministre pakistanais, a annoncé, sans plus de précisions, que le Pakistan soutenait les Cachemiriens dans cette épreuve et, aidé par la Chine, a souhaité une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais comme ni les Russes, alliés de l’Inde, ni les Européens ne se sont ralliés à cette demande, cette réunion n’a pas eu lieu. De même, les pays musulmans — à l’exception de l’Iran, pourtant grand ami de l’Inde — ont été bien silencieux. Comment expliquer cette frilosité ou ce désintérêt ?
- J. — Il s’agit d’une tendance lourde : nul ne prend plus guère la défense des minorités au nom des droits humains. Qui s’indigne des camps de rééducation que les Chinois ont construits pour un million d’Ouïghours — hormis la Turquie — et encore — ? Qui prend la défense des Pachtounes du Pakistan ? Ni l’Arabie saoudite, ni les Émirats arabes unis, ni l’Occident qui ne s’émeut vraiment que du sort des Rohingyas. Si l’Iran a pris fait et cause pour les Cachemiriens, c’est sans doute parce que l’Inde s’est pliée aux sanctions américaines et a cessé d’importer du pétrole iranien. Téhéran a d’autant plus mal vécu cette trahison que l’Inde s’est tournée vers l’Arabie saoudite pour compenser le manque à gagner.
- M. M. — L’Inde et le Pakistan n’en sont pas à leur premier affrontement à propos du Cachemire dans lequel, pour la partie qu’elle contrôle, l’Inde a positionné en permanence un contingent de 750 000 hommes. Chacun des deux pays possède l’arme atomique. L’Inde a-t-elle franchi un pas supplémentaire dans une « stratégie de la tension » au risque d’un nouvel « équilibre de la terreur » dans cette région du monde ?
- J. — Pour moi, la décision indienne n’a pas été surdéterminée par la relation que le pays entretient avec le Pakistan. C’est l’expression de l’idéologie nationaliste hindoue dont les hérauts, le Bharatiya Janata Party (BJP) et, avant lui, son ancêtre, le Jana Sangh, ont rejeté l’autonomie dont jouissait le Jammu-et-Cachemire depuis les années 1950. Pour ce courant de la vie politique indienne, l’autonomie du Jammu-et-Cachemire a été un facteur de séparatisme, alors que pour les architectes de la Constitution indienne, c’était une façon de le désamorcer. Et cela aurait pu être le cas si New Delhi avait vraiment mis en œuvre les clauses de la Constitution donnant au Jammu-et-Cachemire une large autonomie. Mais il n’en a rien été : le pouvoir central a toujours soupçonné la Conférence nationale, le principal parti cachemirien, de sympathies pro-pakistanaises. Ce qui s’est notamment traduit par la mise sous les verrous de son chef, Cheikh Abdullah, dès 1954 et le truquage des élections jusqu’en 1977 au moins. Ensuite, Indira Gandhi démettra son fils, Farooq Abdullah en 1984, puis ses successeurs imposeront la Governor’s Rule, synonyme de prise de contrôle de l’État par New Delhi, avant de truquer à nouveau les élections de 1987. L’insurrection qui en est résultée à la fin des années 1980 a ouvert un boulevard aux Pakistanais.
Les hindous « fils du sol »
- M. M. — Imran Khan a dénoncé une rhétorique nazie de la part du BJP — dont les racines idéologiques plongent dans le Corps des volontaires nationaux, une mouvance d’extrême droite responsable de l’assassinat du Mahatma Gandhi. Le premier ministre a évoqué l’hypothèse d’une volonté d’extermination des musulmans indiens et de l’utilisation du Pakistan comme un Lebensraum, à l’exemple de cet « espace vital » qu’était l’est de l’Europe pour les hitlériens. Comment appréciez-vous cette diatribe, après avoir qualifié l’Inde de « démocratie ethnique » dans L’Inde de Modi ?
- J. — Pour les nationalistes hindous, leur communauté incarne l’Inde et résume sa culture, non seulement parce que les hindous sont 80 % de la population, mais aussi parce qu’ils sont les « fils du sol ». Dans ces conditions, ils souhaitent faire de l’Inde un État-nation unitaire aux dépens du multiculturalisme et du fédéralisme. À ce titre, l’autonomie dont jouissait la seule région à majorité musulmane était dans leur collimateur. Elle a été d’autant plus réduite que non seulement l’article 370 de la Constitution indienne a été vidé de sa substance, mais que l’État du Jammu-et-Cachemire a été transformé en « territoire de l’Union », un statut qui revient à confier les pouvoirs de police (jusque-là du ressort de Srinagar et de Jammu) à New Delhi. Mais ils visent d’autres cibles. C’est ainsi qu’ils aspirent à ériger l’hindi en langue nationale au détriment du multilinguisme officiel — ce qui, cette fois, suscite la révolte des États périphériques du sud, voire de l’est.
- M. M. — L’Inde a aussi aboli l’article 35A. Celui-ci interdisait aux non-Cachemiriens d’acheter des terres. Cette décision ravive un douloureux épisode des années 1960 qui a conduit des Cachemiriens hindouistes, résidant dans la vallée du Shanagar, à s’exiler sous la menace de Cachemiriens musulmans. Ces pandit3 sont encouragés à revenir, l’État leur offrant 30 000 € ainsi que des postes de fonctionnaires. Mais ce qui inquiète les Cachemiriens musulmans, c’est la création de « colonies » de pandit. A-t-on affaire à un simple repeuplement ou à une tentative de colonisation du type de celle que conduit la Chine avec les Han au Xinjiang ?
- J. — Oui, les Cachemiriens craignent la colonisation du Jammu-et-Cachemire, pas seulement par les pandit qui ont fui, mais aussi par des Indiens d’autres États. Ils redoutent notamment l’achat de terres par des promoteurs immobiliers qui pourraient construire des résidences secondaires, voire des complexes touristiques dans cette partie de l’Inde souvent qualifiée de « paradis sur terre », non seulement à cause de sa beauté, mais aussi de son climat par ces temps de réchauffement climatique. Mais il y a plus, sur le front démographique : le Jammu-et-Cachemire dans ses nouvelles frontières, amputé du Ladakh qui forme un nouveau territoire de l’Union, ne pourrait plus compter une majorité d’électeurs musulmans, non seulement parce que le Jammu dispose d’une forte majorité hindoue, mais aussi parce que le droit de vote est en train d’être retiré aux musulmans rentrés au pays après la partition du pays en 1947.
La montée de l’islamophobie
- M. M. — Pour conclure, à l’exemple de l’Inde qui cherche à remettre en cause le talaq (répudiation en arabe), Modi souhaitant remettre en cause cette coutume musulmane, comment expliquer qu’en Asie les musulmans, qu’ils soient birmans comme les Rohingyas, chinois comme les Ouïgours ou Cachemiriens fassent l’objet de mesures discriminatoires ou de persécutions, voire de tentatives d’ethnocide ?
- J. — La montée de l’islamophobie constitue un facteur explicatif majeur de cette évolution : à force de propagande, de diffusion de stéréotypes et de désinformation (via les médias sociaux, notamment), les musulmans ont subi un processus de déshumanisation. Et les génocides du passé, qu’il s’agisse de la Shoah ou du Rwanda nous ont montré que les violences de masse affectant les minorités sont toujours précédées par cette phase de déshumanisation rendant les crimes banals, voire légitimes.
L’analyse ne doit pas toutefois s’arrêter là. Pourquoi les musulmans sont-ils victimes d’islamophobie maintenant ? Bien sûr à cause des entreprises de mobilisation politique que mènent des idéologues qui étaient jusque-là considérés comme extrémistes et donc marginaux. Mais pour une autre raison aussi : les musulmans ont donné prise à cette propagande du fait de la stratégie saoudienne de soutien aux fondamentalistes et, corrélativement, de l’essor de l’islamisme. En Asie du Sud, ces deux phénomènes conjoints ont eu des effets délétères, au Pakistan d’abord puis, par ricochet, en Inde où les groupes djihadistes basés au Pakistan voisin (souvent nés de la guerre d’Afghanistan contre les Soviétiques) ont multiplié les attentats depuis les années 1990. Les attaques menées à Mumbai en 2008, pour ne citer que l’exemple le plus emblématique, ont produit un traumatisme durable sur lequel les nationalistes hindous ont pu « surfer ».