ANDRABI Kaisar, Courrier International, 9 août 2020
Un an après la révocation du statut d’autonomie du Jammu-et-Cachemire par New Delhi, le territoire est plus isolé que jamais. Les partis politiques n’ont plus voix au chapitre, raconte The Diplomat, Internet a été en partie coupé, la répression des dissidents s’est durcie et l’économie est au bord de l’effondrement.
SHOPIAN, CACHEMIRE – Il y a un an [le 5 août], le gouvernement nationaliste hindou du Premier ministre Narendra Modi et de son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP), abrogeait deux éléments clés de la Constitution indienne. Celle-ci permettait en effet au Jammu-et-Cachemire d’avoir sa propre Constitution et de voter ses propres lois et interdisait à des Indiens de l’extérieur de la région d’acheter des terres ou d’être employés dans son administration. La région était également divisée en deux territoires placés sous le contrôle du gouvernement fédéral : le Ladakh et le Jammu-et-Cachemire. Il s’agit là d’une véritable insulte pour cet ancien État princier qui était pratiquement indépendant au moment de la création de l’Inde et du Pakistan.
Depuis, le Jammu-et-Cachemire est directement sous la coupe de New Delhi et les partis traditionnels ont été réduits à néant. Le gouvernement central impose par ailleurs depuis des mois de sévères restrictions afin d’éviter tout soulèvement populaire. Tous les moyens de communication ont été coupés et, un an plus tard, la région n’a toujours pas accès à Internet à haut débit, ce qui rend les choses très difficiles pour les Cachemiris moyens. Environ 7 000 personnes ont été arrêtées avant et après le 5 août 2019, y compris presque tous les membres de l’élite politique traditionnelle.
De région autonome à colonie
Avant le 5 août 2019, le Cachemire était une région autonome, du moins sur papier. Après le 5 août, il est devenu, en quelque sorte, une colonie d’occupation en devenir. Le Cachemire s’est ainsi converti en un territoire annexé dans lequel toutes les structures existantes, la majorité d’entre elles créées par les autorités indiennes, ont été dissoutes afin d’en créer de nouvelles qui s’inscrivent dans la vision de l’Inde défendue par le BJP, le parti au pouvoir, dont les pères fondateurs n’ont jamais été à l’aise avec le statut constitutionnel unique qui avait été conféré au seul État indien à majorité musulmane.
Qu’ils soient locaux, nationaux ou étrangers, les médias doivent désormais travailler dans un nouvel écosystème dans lequel on ne cherche même plus à maintenir un faux-semblant de liberté.
Un an s’est écoulé depuis la révocation, qui a été présentée comme visant à “rectifier une bourde historique” et à ouvrir la voie à la prospérité, à la paix et au développement dans la région. Sur le terrain, toutefois, le changement n’a pas seulement créé des clivages communautaires entre les différentes parties de la région, il a aussi donné carte blanche à l’armée pour durcir la répression.
New Delhi fermé à tout dialogue
Au cours de la dernière année, l’approche du BJP — qui semble croire qu’une répression militaire musclée de toute dissension est le meilleur moyen d’assurer la paix au Cachemire — s’est révélée contre-productive. Le parti au pouvoir s’est par ailleurs opposé à toute négociation avec le Pakistan, qui revendique aussi la région, ou avec les leaders pro-paix, élargissant encore davantage le fossé entre New Delhi et Srinagar.
Raja Waheed, militant de la base du Parti démocratique populaire (PDP), est d’avis que le BJP a porté un “coup brutal” en révoquant le statut constitutionnel du Jammu-et-Cachemire. Le parcours politique de cet homme de 42 ans originaire de Shopian, une ville située dans le sud du Cachemire — une région très instable —, à quelque 55 kilomètres de la capitale Srinagar, est au point mort depuis août 2019. Il estime que le BJP a anéanti la vie politique qui avait émergé il y a plusieurs décennies. En l’absence d’une véritable activité politique sur le terrain, les citoyens ordinaires sont soumis à des politiques brutales appliquées par New Delhi sans aucune entrave.
Dans un récent article publié dans Outlook, Haseeb A. Drabu, éminent économiste et ancien ministre des Finances du Jammu-et-Cachemire, écrit que, pour les représentants politiques locaux, le BJP n’existait “ni sur leur territoire ni dans leurs esprits. Aucun partisan ou représentant politique sur le terrain ne considérait le BJP comme un opposant, et encore moins comme un adversaire sérieux”. Mais c’était en 2014, et, comme le signale l’économiste, les choses n’ont pas tardé à changer.
Promesse non tenue
Après l’élection de 2014, le BJP a gagné du terrain en créant une coalition avec le PDP, un parti régional alors dirigé par feu Mufti Mohammad Sayeed, en vue de former un gouvernement. L’idée de la coalition allait pourtant à l’encontre des souhaits exprimés par les électeurs qui avaient donné leur voix au PDP. Il s’agissait d’un développement politique important pour le Cachemire.
À l’époque, Haseeb Drabu a participé à la négociation de l’alliance entre le PDP et le BJP. Les deux partis se sont entendus sur un programme minimum commun visant à résoudre la question du Cachemire. Le BJP s’engageait notamment à ne pas chercher à modifier le statut spécial dont bénéficiait le Jammu-et-Cachemire en vertu de l’article 370 et à inviter les séparatistes et le Pakistan à la table des négociations.
À la mort de Mufti Mohammad Sayeed, sa fille, Mehbooba Mufti, lui a succédé, mais la situation lui a rapidement échappé. Le 19 juin 2018, le BJP s’est finalement retiré du gouvernement de coalition, affirmant que “Mehbooba n’a[vait] pas réussi à gérer la situation dans la vallée”. Peu après son retrait, le parti a abrogé l’article 370, violant de ce fait l’engagement qu’il avait pris.
L’idée de l’“autoadministration”
Haseeb Drabu affirme qu’en l’absence de gouvernement élu dans la région, il n’y a plus que “des séparatistes et des larbins” au Cachemire.
“Il n’y a plus de véritable vie politique. L’Inde a tué l’idée selon laquelle il peut y avoir une vie politique dans la région. Comment les habitants pourraient-ils opter pour un parti traditionnel ? Il n’existe plus de juste milieu. À mon avis, il s’agit là de l’une des principales répercussions des mesures [adoptées par New Delhi].”
Raja Waheed repense à ses débuts en politique, en 2010, après plusieurs années dans le domaine social. Il était fasciné par la vision du défunt Mufti, qui voyait dans l’“autoadministration” une solution au problème du Cachemire. “Nous avons travaillé dur pour instiller chez la population l’idée qu’une réconciliation et une vie politique traditionnelle étaient possibles. Ça a été très difficile d’amener les gens à croire à la politique électorale”, confie-t-il au Diplomat.
Mais toutes les promesses qui ont été faites au fil des ans par les partis traditionnels se sont révélées fausses. En fait, les habitants du Jammu-et-Cachemire croient aujourd’hui que ces partis sont directement responsables de l’abrogation de l’article 370. Une majorité de Cachemiris sont en effet d’avis qu’en formant un gouvernement de coalition avec le BJP, le PDP a en quelque sorte ouvert la voie au parti nationaliste hindou dans cet État.
Sur le terrain, au Cachemire, on sent tout de suite que la population n’attend plus rien des leaders politiques traditionnels : ils ont tous perdu toute crédibilité et ils sont déconnectés de la majeure partie de la population.
Effondrement économique
Assis dans la véranda de sa maison à deux étages, Raja Waheed explique que des milliers de personnes se sont retrouvées sans emploi à la suite de l’abrogation de l’article 370. La mesure n’a pas seulement ébranlé émotionnellement la population, elle a aussi eu des conséquences négatives graves sur d’autres aspects de la vie.
Les Cachemiris ne se sont pas encore remis du coup assené le 5 août 2019 par le gouvernement de Narendra Modi. L’évacuation de l’ensemble des touristes de la région et le confinement imposé à la suite de la révocation du statut spécial ont provoqué l’effondrement du secteur des affaires et paralysé le système de transport. Il est difficile de trouver du travail. “C’est précisément ce que le BJP cherchait à faire : écraser les habitants de la région, tant économiquement que psychologiquement, tout en donnant l’impression au reste du monde que tout va bien au Cachemire”, explique Raja Waheed.
D’après Sheikh Ashiq, le président de la Chambre de commerce et d’industrie du Cachemire (KCCI), les pertes économiques subies par la région depuis août 2019 s’élèvent à 400 milliards de roupies indiennes [4,5 milliards d’euros]. Il ajoute que l’économie, fragile, est “sur le point de s’effondrer”.
Nouvel élan pour le mouvement rebelle
Le professeur Nasir Ali, un économiste réputé basé au Cachemire, est d’accord pour dire que l’économie de la région est exsangue. Il ajoute que le climat d’affaires est défavorable depuis de nombreuses années en raison de l’instabilité prolongée. “La situation s’est aggravée depuis le 5 août”, précise-t-il. Les difficultés économiques “auront de graves répercussions sociales”.
La révocation du statut d’autonomie de la région a également donné un nouvel élan au mouvement rebelle présent dans la région. Depuis la mort [le 8 juillet 2016] de Burhan Wani, un commandant rebelle populaire, le sud du Cachemire est devenu le foyer d’une nouvelle génération de militants. La politique musclée appliquée par le BJP et les mauvais traitements infligés par les forces indiennes aux habitants locaux ont par ailleurs contribué à élargir la base des mouvements rebelles sur l’ensemble du territoire cachemiri.
D’après un rapport publié par la Coalition de la société civile du Jammu-et-Cachemire (JKCCS), une organisation de défense des droits de la personne qui travaille dans le Jammu-et-Cachemire administré par l’Inde, au moins 347 personnes, parmi lesquelles 74 civils, seraient mortes dans le cadre de violences survenues pendant les sept premiers mois de 2020.
Le jeu ambigu des forces indiennes
Entre le 1er janvier et le 1er août, plus de 197 militants ont été abattus dans le cadre d’opérations de contre-insurrection. Quatre-vingt-trois pour cent d’entre eux étaient des habitants de la région. Les données officielles témoignent d’une augmentation du nombre de meurtres de militants par rapport à l’année dernière : 159 militants et 80 civils auraient en effet été tués pendant toute l’année 2019.
The Diplomat s’est entretenu avec des habitants de cette zone, et notamment avec des familles rebelles du sud du Cachemire, afin de comprendre ce qui motive les gens de la région à se radicaliser. La plupart des personnes interrogées ont dit que les diverses formes de mauvais traitements et de harcèlement auxquels les soumettent constamment les forces indiennes constituent une raison suffisante de prendre les armes. Nombre d’entre elles reprochent au gouvernement actuel d’avoir laissé le champ libre aux forces de sécurité et de n’avoir pas cherché à engager un dialogue politique au sujet de la situation au Cachemire.
Raja Waheed croit quant à lui que la progression du radicalisme et, plus important encore, l’augmentation du nombre de meurtres de militants œuvrent en réalité en faveur du parti au pouvoir. La déception dans la voix, il explique que ce ne sont pas nécessairement ceux qu’on croit qui incitent les jeunes à rejoindre les groupes rebelles. “Le BJP cherche à pousser les jeunes vers le radicalisme pour ensuite présenter leur meurtre comme un triomphe dans le reste de l’Inde. Et ça fonctionne”, dit-il tristement.
Élimination de toute velléité d’opposition
La multiplication des opérations de contre-insurrection a également bouleversé la politique interne de la vallée. La région est politiquement déchirée depuis que le BJP a quitté la coalition, en 2018, entraînant la chute du gouvernement. En fin de compte, le changement de politique du BJP en ce qui concerne le Cachemire n’a pas seulement préparé le terrain pour l’abrogation de l’article 370, il a aussi permis d’éliminer toute velléité d’opposition de la part des hommes et de femmes politiques de la région. On a en effet réussi à faire taire la plupart d’entre eux en les plaçant en détention pendant des mois.
Haseeb Drabu a expliqué la situation dans des termes plus théoriques dans un article publié récemment :
“L’abrogation déclarée le 5 août a détruit la ‘sérialité’ [des Cachemiris], pour reprendre les mots de Perry Anderson, à savoir le concept social sur lequel se fonde leur existence politique.”
“Les limites du leadership politique traditionnel [au Jammu-et-Cachemire] ont été brutalement exposées. Il n’est pas étonnant qu’au cours de la dernière année, aucune formation politique n’ait été créée. Il y a eu plusieurs tentatives, mais elles ont toutes été vaines”, a-t-il ajouté.
L’économiste a par ailleurs précisé que la relation qu’entretient le Cachemire avec l’Inde est de nouveau un sujet de conversation. On en parle à voix basse pour le moment, mais on en parle quand même. Selon lui, l’abrogation n’a fait qu’intensifier le sentiment séparatiste.
“Les séparatistes y ont trouvé une nouvelle justification de leur existence, certes, mais ça a aussi renforcé le sentiment séparatiste dans la population en général. On ignore cependant encore les répercussions qu’aura [cette mesure] sur la politique locale. Un an plus tard, il semble que [l’Inde], en combattant une menace imaginaire, a fini par lui donner corps.”
“Les Cachemiris étouffent. L’anxiété, la peur, l’inquiétude et l’incertitude font partie de notre réalité. Je crois que, sur le plan psychologique, les habitants de la région touchent le fond. Mais ça ne peut pas continuer comme ça indéfiniment”, dit-il d’un ton triste.
Les experts croient que le silence de la population face aux changements radicaux survenus au Cachemire ne devrait pas être ignoré. Les habitants ont en effet été soumis à une série de changements difficiles : l’abrogation de l’article 370, la division de l’État et la rétrogradation au statut de “territoires de l’Union” [des deux entités résultant de cette division], les changements apportés à la loi sur la résidence, le redécoupage des circonscriptions, la définition de “zones stratégiques” destinées à l’usage de l’armée, un blocage politique de six mois suivi d’un confinement lié à la pandémie, sans oublier le contrôle exercé par les autorités indiennes sur les moyens de communication de la région. Ces éléments ont attisé la colère de la population, et on peut supposer qu’une catastrophe adviendra tôt ou tard. Il sera alors particulièrement difficile pour New Delhi de gérer la crise.