Alexis Gacon extraits d’un texte paru dans Reporterre, 6 avril 2020
Quand Montréal se demande encore s’il faut fermer ses parcs publics pour faire fuir les derniers amoureux des pique-nique en temps de pandémie, plusieurs communautés autochtones empêchent déjà toute sortie de leurs territoires. Ces dernières ont vu le danger avant le reste du pays car toute percée du virus en leur sein pourrait avoir des effets catastrophiques.
La population autochtone du Canada rassemble les premiers habitants du pays : les Métis, qui descendent des colons européens et des Premières nations, et les Inuits, les premiers venus dans l’Arctique canadien. Pourquoi ces 1,5 million de personnes sont plus à risque que le reste du pays face au coronavirus ?
« Historiquement, les communautés des Premières nations ont été dévastées par des pandémies et nous devons prendre immédiatement des mesures décisives », écrivait fin mars le chef de l’Assemblée des Premières nations en Colombie-Britannique, Terry Teegee, alors que celle-ci déclarait l’état d’urgence. Les épidémies de grippe espagnole et de rougeole ont en effet décimé les autochtones. Plus récemment encore, en 2009, la grippe H1N1 les avait frappés plus durement que le reste du pays. 18 % des personnes qui étaient mortes lors de la première vague au Canada étaient des autochtones, alors qu’ils ne comptent que pour 5 % de la population, selon John Borrows, un chercheur de l’université de Victoria.
Mais le passé n’est pas la seule raison pour laquelle les autochtones du pays retiennent leur souffle. « Les Premières nations souffrent de facteurs aggravants qui augmentent le risque de complications face au coronavirus. Beaucoup de leurs membres sont obèses, elles ont trois fois plus de diabète que le reste du pays et trois fois plus de risque d’être opérées pour des infections respiratoires », explique le chirurgien innu Stanley Vollant, citant des données du gouvernement canadien.
Chaque jour, il rencontre des chefs autochtones et des équipes de santé pour partager son savoir sur la maladie. Devant l’imminence du danger, il a formé une cellule de crise pour limiter la propagation du virus dans la nation innue, originaire du Québec et du Labrador. Selon lui, le mode de vie traditionnel de certaines communautés les transforme en cible de choix pour le virus : « Le tabagisme est très présent. Et lorsque des membres vont chasser, ils passent beaucoup de temps dans des tentes humides, propices à des maladies pulmonaires. »
Le coronavirus pourrait donc frapper plus fort cette population. Il se répandrait aussi plus rapidement, selon Sarah Fraser, professeure en santé chez les peuples autochtones à l’Université de Montréal. « Beaucoup vivent dans des maisons surpeuplées. Cela accroît le risque de propagation rapide. Aussi, il n’y a pas beaucoup de magasins dans les communautés, donc en allant tous dans le même, on multiplie le risque de tomber sur des gens qui peuvent l’avoir. » Stanley Vollant évoque, lui, des maisons à trois ou quatre chambres, dans lesquelles s’entassent une douzaine de personnes, ce qui complique sérieusement la distanciation sociale. D’après le recensement de 2016, un autochtone sur cinq vit dans un logement surpeuplé.
De nombreuses communautés autochtones comme celles des Inuits du Nunavik, à l’extrême nord du Québec, souffrent du peu de structures médicales. Au delà du 55e parallèle, il n’y a pas de véritable hôpital régional, seulement des centres de santé pour des soins longue durée et des dispensaires, comme à Kuujjuaq. « Les médecins viennent une semaine par mois dans les communautés et c’est tout », explique Sarah Fraser à Reporterre. Pour les maladies graves, les Inuits sont généralement envoyés dans des hôpitaux de Montréal par avion. L’éloignement complique le tout : « Il y a des communautés accessibles seulement par avion ou par un train qui met douze heures. On a le temps de mourir deux ou trois fois », raconte Stanley Vollant.
Face au désert médical, les communautés n’ont d’autre choix que de fermer progressivement des villages, comme à Salluit, pour éviter que le risque de propagation ne soit décuplé. Elles fixent les mesures les plus strictes pour limiter les déplacements et les rapprochements. Des couvre-feux ont été mis en place et « l’échange de baisers, de cigarettes et de joints » a été proscrit au Nunavik.
Pour Stanley Vollant, les communautés autochtones manquent aussi de lieux pour que les personnes contaminées puissent être confinées. « On réquisitionne des écoles, des hôtels en prévention mais ce n’est pas possible partout, comme dans le Nunavik où les logements se font rares. »
La crise du logement, le manque d’hôpitaux, ces problèmes qui viennent compliquer la réponse à la pandémie sont structurels et non ponctuels, selon Sarah Fraser. « Les autochtones sont plus vulnérables en temps normal, donc actuellement, c’est encore pire. Mais cette situation est liée au contexte colonial. Le Canada n’a pas assez investi dans les communautés, ne leur a pas donné les moyens de gouverner leurs propres services, leurs ressources. C’est quand même désolant que dans un pays aussi développé, autant de communautés n’aient pas encore accès à l’eau potable. » En octobre dernier, 56 d’entre elles n’en avaient toujours pas.
Le ministre des Affaires autochtones du Canada, Marc Miller, dit s’attendre à ce que l’impact du coronavirus soit « disproportionné » sur les communautés autochtones et estime que la situation peut vite devenir « hors de contrôle ». Le 3 avril, le pays comptait plus de 11.000 cas de contamination mais les autochtones restaient pour le moment préservés.
Ottawa n’a pas le droit de prendre le risque à la légère. Lors de l’épidémie de grippe H1N1 en 2009, le gouvernement du conservateur Stephen Harper avait été fustigé pour avoir tardé à fournir des vaccins à ces populations. Il avait aussi choqué en envoyant des sacs mortuaires à une communauté autochtone du Manitoba, qui attendait plutôt des vaccins et du matériel de prévention.
Le gouvernement de Justin Trudeau a déjà annoncé débloquer plus de 300 millions de dollars canadiens pour constituer un fond de soutien pour les Premières nations face à la pandémie. Mais plusieurs chefs estiment que l’aide sera insuffisante et réclament avant tout du renfort de personnel médical dans les communautés.
Le grand chef de l’Organisation des chefs du Sud, au Manitoba, Jerry Daniels, demandait même à Justin Trudeau d’accueillir des médecins cubains, actuellement déployés en Italie, pour venir soutenir les communautés. Refus d’Ottawa.
Stanley Vollant soutient que même si la réponse du gouvernement fédéral est adaptée, le pays est très mal préparé. « Les communautés sont très mal approvisionnées en masques ou autres matériels de protection. Les hôpitaux également. Demain, je dois opérer un cas de Covid-19 et j’ai encore assez de masques pour trois jours, mais pas plus. C’est effrayant ! », s’exclame-t-il. Selon lui, le Canada n’a pas tiré la leçon des précédentes épidémies de SRAS ou de la grippe H1N1 et aurait dû constituer des réserves de matériel de protection suffisantes. « S’il n’y en a pas assez, le personnel soignant va tomber au combat. Ça ne me tente pas de mourir dans les prochaines semaines. Il y a des gens dans ma communauté qui comptent sur moi. »