Canada : les femmes autochtones contre le pétrole sale

 

En ce moment, l’extraction et la construction liées aux sables bitumineux font courir des risques majeurs à la santé des communautés et des travailleurs en raison de la transmission de la COVID-19. Des cas de coronavirus ont été rapportés sur des sites en Alberta (1). Cependant, la construction a démarré ou continue sur les pipelines Keystone XL dans le Montana, Line 3 au Minnesota et Transmountain en Colombie Britannique. Des leaders tribaux·ales, des élu·e·s locaux·ales et des résident·e·s ont alerté sur le fait qu’un afflux massif de travailleurs venus de l’extérieur pourrait répandre la COVID-19 dans des régions rurales qui manquent d’infrastructures médicales adéquates pour prendre en charge les cas de virus. Les Peuples Autochtones des États-Unis font déjà l’expérience de l’impact dévastateur de la pandémie de COVID-19. Ces communautés sont particulièrement vulnérables au virus en raison de programmes de santé publics sous-dotés et de grandes disparités sanitaires (2). Avancer dans la construction des oléoducs ne peut qu’exacerber les problèmes auxquels les communautés autochtones sont déjà confrontées.
Les femmes autochtones dans ces régions sont en péril. Il y a de plus en plus de preuves que l’épidémie de femmes disparues et assassinées (MMIW) est directement liée à la production d’énergies fossiles (3).

Les travailleurs se déplacent sur les sites de construction des oléoducs où ils sont regroupés dans des logements temporaires connus sous le nom de « man camps » (camps d’hommes) près du tracé du pipeline qui se trouve le plus souvent sur ou en bordure des territoires des nations tribales.
Des études (4), des rapports (5), et des auditions au congrès (6) ont montré que les camps d’hommes entraînent à l’augmentation des violences sexuelles et du trafic sexuel.

L’Alliance des Traités contre l’Expansion des Sables Bitumineux, composée de plus de 120 Premières Nations et Tribus, s’oppose fermement à tous les oléoducs de sables bitumineux traversant leurs eaux et territoires traditionnels et a appelé à une campagne internationale pour le désinvestissement de toutes les institutions qui les financent. Ces dernières années, des mouvements menés par des Autochtones ont forcé l’annulation de la mine Frontier sponsorisée par Teck Resources, et de l’oléoduc Energy East sponsorisé par TransCanada (aujourd’hui TC Energy). Nos mouvements ont aussi retardé des projets pour des années. L’extension du Keystone XL de TC Energy a été proposée en 2008 et a connu d’innombrables revers. En juillet dernier, les tribunaux ont annulé un permis pour le Dakota Access Pipeline (DAPL), ce qui peut conduire à sa fermeture définitive. Nous allons continuer à résister aux projets restants et tenir demander des comptes aux bailleurs de fonds de ces entreprises.
À l’échelle globale, les émissions potentielles des réserves de charbon, pétrole et gaz déjà en production amèneraient le monde bien au-delà des 2°C de réchauffement, sans parler de l’objectif de 1,5°C (7). Cela signifie que financer, assurer ou investir dans toute infrastructure, nouvelle ou extension, de transport ou d’extraction de sables bitumineux est incompatible avec les objectifs de l’Accord de Paris. Étant donné l’impératif climatique qui pousse à limiter l’expansion des énergies fossiles, c’est dans la manière dont nous nous remettrons de la crise économique induite par la COVID-19 que nous jouerons notre va-tout pour maintenir le réchauffement en-dessous de 1,5°C. C’est une année cruciale pour investir dans les communautés, pas dans l’industrie extractive.

Au point d’extraction, les sables bitumineux détruisent de larges étendues de forêt boréale et nécessitent d’énormes quantités de produits chimiques, d’eau et d’énergie. Les pollutions carcinogènes et toxiques ont occasionné un mal irréparable et généralisé à la santé des Premières Nations du nord de l’Alberta, ainsi qu’à leurs bassins hydrographiques, leurs modes de vie et leurs écosystèmes.

L’extraction des sables bitumineux se fait en territoires traditionnels Dene, Cree et Métis partout dans les terres des Traité 6 et Traité 8, y compris dans les territoires traditionnels de la Première Nation Athabasca Chipewyan. La Nation Athabasca Chipewyan a été en première ligne de la lutte contre les projets existants ou proposés en Alberta, principalement dans la région Athabasca où l’essentiel de l’extraction a lieu. Des plans d’extensions, in-situ ou via drainage par gravité assisté par vapeur, sont aussi en cours de développement dans les régions de Peace et de Cold Lake, faisant face respectivement à l’opposition des Premières Nations Cree Lubicon et Beaver Lake.

Transporter les sables bitumineux hors de l’Alberta, que ce soit par train, pétrolier ou oléoduc, est un processus polluant et dangereux. Entre 2010 et 2017, quatre entreprises à elles seules ont été à l’origine de la fuite de 63.000 barils de liquides nocifs – parmi lesquels du brut de sables bitumineux – par leur réseau états-unien d’oléoducs (8).

Keystone XL

L’oléoduc Keystone XL relierait les réserves de sables bitumineux d’Alberta (Canada) aux raffineries de la Côte du Golfe, transportant 800.000 barils par jour à travers les États-Unis. Proposé pour la première fois il y a plus de 10 ans, cet oléoduc longtemps retardé est un projet de TC Enregy (ex TransCanada).
À la fin mars 2020, TC Energy a annoncé sa décision de procéder à la mise en oeuvre du projet aux États-Unis, en dépit des recours légaux, de l’absence des permis requis, et sans le consentement préalable, libre et éclairé des communautés autochtones le long du tracé proposé (9).
Le 15 avril, les tribunaux fédéraux des États-Unis ont jugé que le Permis National n°12 du Corps des Ingénieurs de l’Armée était frauduleux car il n’avait pas pris en considération la Loi sur la protection de l’eau ni la Loi sur les espèces menacées d’extinction. La décision a été prise en juillet par la Cour Suprême, empêchant la traversée de rivières par l’oléoduc et jetant le doute sur sa viabilité. (10)

TC Energy fait aussi avancer la construction de l’oléoduc de gaz de schistes Coastal Gaslink en Colombie Britannique. Ces dix dernières années, le peuple Wet’suwet’en a fait valoir sa souveraineté pour empêcher les compagnies d’énergies fossiles de passer sur leurs terres. Selon ’Anuc’niwh’it’en (la loi Wet’suwet’en), les cinq clans Wet’suwet’en n’ont pas donné leur consentement préalable, libre et éclairé à Coastal Gaslink et TC Energy pour effectuer les travaux sur leur territoire. Et maintenant, le gouvernement canadien essaye de faire adopter de force Coastal Gaslink (570 km) qui transporterait du gaz issu de la fracturation hydraulique depuis le nord-est de la Colombie Britannique jusqu’à un gigantesque terminal de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) prévu sur la côte. Il y a aussi la possibilité que cet oléoduc soit converti pour transporter des sables bitumineux, selon un accord non signé entre la Première Nation Wet’suwet’en et Coastal Gaslink (11).

Line 3

Line 3 est un oléoduc en fonction d’Enbridge qui expédie du brut d’Alberta à Superior (Wisconsin), traversant les réserves de Leech Lake et Fond du lac, le cours supérieur du Mississippi et les zones des traités de 1855, 1854 et 1842. Ce pipeline a connu de nombreuses fuites et ruptures depuis sa création en 1961, il fonctionne actuellement à demi pression à cause d’une corrosion sévère. Au lieu de démanteler ce pipeline en toute sécurité, Enbridge souhaite l’abandonner dans le sol en l’état et construire un oléoduc entièrement nouveau à 7,5 milliards de dollars. Bien que l’entreprise qualifie ce projet de remplacement – il ne s’agit pas d’un simple remplacement mineur d’oléoduc existant – c’est le plus grand projet jamais prévu dans l’histoire d’Enbridge, qui transporterait par jour 915.000 barils de liquide boueux issu des sables bitumineux (12).

Line 3 cherche à ouvrir un nouveau corridor à travers des lacs, des zones humides intactes, des lits de riz sauvage protégés par traités, et le coeur du territoire Ojibwe, endommageant de façon irréparable des écosystèmes sensibles au cours de sa construction et créant un immense risque de fuite de sables bitumineux dans ces régions sacrées et protégées. Les nouveaux pipelines dans le nord du Minnesota violent les droits liés aux traités des Anishinaabeg en mettant en danger des ressources naturelles et culturelles critiques dans les régions protégées par les traités de 1842, 1854 et 1855.

Le projet d’extension de Trans Mountain (TMEP)

L’extension de l’oléoduc Trans Moutain transporterait 590.000 barils de brut sale issu des sables bitumineux d’Alberta vers la Colombie Britannique permettant un accroissement significatif de la production de sables bitumineux. Les Premières Nations qui seraient directement impactées par le trajet et le terminal portuaire combattent le projet dans les tribunaux et mènent la protestation sur le terrain. Les Tsleil-Waututh, les Squamish et la bande de Coldwater font partie des Premières Nations et tribus actuellement en litige avec le projet. Les Nations Coast Salish, Musqueam, Sto:lo, Nlaka’pamux et Secwepemc, dont les territoires s’étendent sur plus de la moitié du pipeline, ont aussi posé des recours en justice.

Ces projets essayent d’avancer en dépit de l’accumulation de preuves que le secteur des sables bitumineux n’est pas viable économiquement. La crise actuelle a fait plonger les prix du pétrole et du gaz, et tout particulièrement ceux des sables bitumineux (13). Le procédé d’extraction de ces derniers est l’un des plus intensifs en carbone et des plus coûteux de l’industrie, et ces oléoducs seront probablement des actifs délaissés peu après avoir été construits.

L’industrie elle-même reconnaît cette réalité économique. En février 2020, Teck Resources a retiré sa candidature du projet de sables bitumineux Frontier – conçu pour être la plus grosse mine de sables bitumineux à ciel ouvert – à un processus d’examen réglementaire. Dans une lettre au ministère canadien de l’Environnement et du Climat, Teck a cité le fait que « Les marchés des capitaux mondiaux sont en rapide évolution. » L’annulation de ce projet a marqué une victoire pour les droits et la souveraineté autochtones et a envoyé un signal fort indiquant clairement que les énergies fossiles ne sont pas le futur de notre économie (14).

Étant donné le faisceau de preuves grandissant de l’importance des facteurs liés à la Gouvernance Sociale et Environnementale (GSE) dans le risque de crédit, les créditeurs devraient élaborer leurs systèmes d’évaluation du crédits avec une meilleure vigilance à l’égard de la GSE. Une étude récente a montré que les investisseurs qui financent des projets situés à proximité de territoires revendiqués par les Autochtones connaissent une augmentation de 60 à 160% des événements de crédit lourdement pénalisants tels que des procès, des enquêtes réglementaires, et des actions par exemple liées au droit du travail (15).

Pourtant les créditeurs n’ont pas l’air de prendre en compte l’incidence élevée de ces événements dans l’évaluation et le chiffrement des risques, ni dans la structuration des termes des conventions. Quand le risque s’avère être important, les créditeurs sont censés déclarer ce risque aux investisseurs afin que ces derniers ainsi que les entreprises puissent évaluer et surveiller ce risque. Dans les faits, cela n’est pas le cas dans les projets de sables bitumineux, alors que les mauvaises performances sociales et les conséquences sur les marchés de divulgations inadéquates sont réelles. Il y a de plus en plus de preuves que l’impact agrégé du risque social devient important :

  1. En 2020, le risque social vient d’être classé comme le plus grand risque pour les entreprises extractives par Ernst and Young (16).
  2. Une entreprise minière perd 20 à 30 millions de dollars par semaine quand un de ses sites connaît des retards ou est fermé (17).
  3. En 2018, il y a eu 25 milliards de dollars d’actifs miniers perdus en raison d’opérations suspendues ou arrêtées par des protestations communautaires (18).
  4. Le porte-feuille de risque des entreprises extractives et exploitant la terre révèle que 73% des risques et des retards sont non-techniques. Non-techniques, cela veut dire des protestations communautaires et des boycotts qui entraînent des retards opérationnels ou des fermetures (19).

Nous avons besoin d’une transition juste vers des énergies renouvelables et durables, pas de l’expansion de l’extraction d’énergies fossiles. Nous exigeons le respect de nos droits et de notre souveraineté en tant que Peuples Autochtones afin que nous puissions avoir le contrôle de nos terres, de nos futurs et de nos opportunités d’emplois.

Plutôt qu’exploiter le secteur des sables bitumineux jusqu’à la dernière goutte de profit en faisant fi du contexte de crise climatique, et tourner le dos à la santé et à la sécurité des communautés situées le long du tracé des oléoducs, votre entreprise peut accélérer une transition juste pour les nations autochtones, les communautés et les travailleurs qui dépendent de l’industrie pour leurs moyens de subsistance, en se désengageant publiquement de ces projets de sables bitumineux et en redirigeant vos souscriptions d’assurances vers les communautés et les énergies renouvelables propres.

Afin de pérenniser votre non-engagement futur dans ces pipelines climaticides controversés et dans les projets d’extraction hautement destructeurs qui les nourrissent, nous vous enjoignons à mettre fin à votre soutien à l’expansion des sables bitumineux et à vous retirer de ce secteur non-viable, tout en assurant une transition juste pour les communautés impactées. Nous vous appelons à adopter un prérequis visant à obtenir et documenter la consultation préalable, libre et éclairée des communautés impactées, en particulier les communautés autochtones, pour les projets de tous vos clients, et à cesser de soutenir ceux qui ne rempliront pas ce prérequis. Plus généralement, nous vous invitons à mettre fin aux pratiques de responsabilité qui s’appuient sur un reporting fait par les clients eux-mêmes, sachant que la résistance à grande échelle et les innombrables procès indiquent que les clients ne sont pas disposés à faire preuve d’honnêteté et de transparence.

Ce sont des étapes cruciales pour aligner vos institutions sur les droits autochtones et les exigences climatiques. Nous réclamons une réponse immédiate concernant la façon dont vos institutions prennent en charge ces questions urgentes, et les femmes autochtones impactées par ces projets signataires de ce courrier sont disposées à en discuter par téléphone ou lors de réunions en ligne avec des représentant·e·s de vos institutions.

Rebecca Adamson (Cherokee), Fondatrice, First Nations and First Peoples Worldwide
Charlene Aleck, Tsleil Waututh Nation’s Sacred Trust Initiative
Mysti Babineau (Anishinaabe), Red Lake Nation
Jade Begay (Tesuque Pueblo and Diné), NDN Collective
Nina Berglund (Northern Cheyenne & Oglala Lakota), Youth Climate Intervenors
Joye Braun (Cheyenne River Sioux), Indigenous Environmental Network
Casey Camp-Horinek (Tribu Ponca d’Oklahoma), Elder & Hereditary Drumkeeper
Jesse Cardinal (Métis Cree), Keepers of the Water
Melanie Dene (Première Nation Cree Mikisew), Avocate de MMIWG, Mère, étudiante à l’Université
Eriel Tchekwie Deranger (Première Nation Athabasca Chipewyan), Indigenous Climate Action
María Xiomára Dorsey, Idle No More SF Bay, Indigenous Women of the Americas Defending Mother Earth Treaty
Mabel Ann Eagle Hunter (Oohenumpa Lakota), Wasagiya Najin
Alison Ehara-Brown, Idle No More SF Bay, Grand-mère Fondatrice
Jennifer K. Falcon, Coordinatrice de la Communication, Indigenous Environmental Network
Jackie Fielder (Two Kettle & Hidatsa), Mazaska Talks
Cherri Foytlin (Din’e), Louisiana Rise
Ellen Gabriel, Turtle Clan, Nation Kanien’keháka de Kanehsatake
Kayah George (Tribus Tulalip et Nation Tsleil-Waututh), Avocate d’Indigenous Youth
Vanessa Gray (Anishinaabe Kwe de la Première Nation Aamjiwnaang), Aamjiwnaang & Sarnia Against Pipelines
Rachel Heaton ( Tribu Muckleshoot), Co-foundatrice, Mazaska Talks
Tara Houska (Première Nation Couchiching), Giniw Collective
Freda Huson (Unist’ot’en), Unist’ot’en Healing Centre
Melina Laboucan-Massimo (Nation Cree Lubicon), Sacred Earth Solar
Winona LaDuke (White Earth Nation), Honor the Earth
Harmony Lambert (Chumash), Indigenous Peoples Power Project
Dawnee LeBeau, Itazip◈o Oóhenunpa LakotaDawnee LeBeau, Itazip◈o Oóhenunpa Lakota
Sarah Sunshine Manning (Newe’-Numa), NDN Collective
Kanahus Manuel (Secwepemc), Tiny House Warriors
Heather Milton-Lightening (Première Nation Pasqua)
Jessi Parfait (United Houma Nation)
Deborah Parker (Tribus Tulalip), Indigenous Women Rise
Pennie Opal Plant, Co-fondatrice de Movement Rights
LaVae HE Red Horse (Tribu Sioux Lakota de Cheyenne River)
Cleo Reece (Cree) grand-mère, Keepers of the Athabasca Watershed Society
Faith Spotted Eagle (Tunkan Inajin Win), Brave Heart Society
Monique Verdin (Nation Houma Unie), Another Gulf is Possible
Kandi White (Mandan, Hidatsa, Arikara), Indigenous Environmental Network
Chief Judy Wilson (Bande de Neskonlith), Membre Executive de Union of B.C. Indian Chiefs
TaŠina Sapa Win (Itazip◈o & Mnicojou Lakota), Cheyenne River Grassroots Collective
Jennifer Wylie Brass (Muscogee Creek, Cherokee, Choctaw sans papiers), Idle – No More SF Bay, Indigenous Women of the Americas Defending Mother Earth Treaty
Isabella Zizi (Northern Cheyenne Arikara Muskogee creek), Idle No More SF Bay, Indigenous Women of the America Defending Mother Earth Treaty

 

NOTES
1. COVID-19 : Outbreak declared at Horizon Oil Sands work camp, Edmonton Journal, May 12, 2020.
2. Indian Country, where residents suffer disproportionately from disease, is bracing for coronavirus, Washington Post, April 4, 2020.