Daniel Turp, Le Devoir, 16 septembre 2019
Le mardi 17 septembre 2019, trois mois après le dépôt de son instrument d’adhésion auprès du Secrétaire général des Nations unies, le Canada deviendra le 105e État partie au Traité sur le commerce des armes (TCA), adopté le 2 avril 2013 et entré en vigueur le 24 décembre 2014.
L’on peut se réjouir du fait que le Canada sera dorénavant résolu à agir selon les principes énumérés à l’article 1er du traité. L’un de ces principes est celui qui rappelle l’obligation de respecter et de faire respecter le droit international humanitaire, conformément, entre autres, aux Conventions de Genève de 1949, et de respecter et faire respecter les droits de l’homme, conformément, entre autres, à la Charte des Nations unies et à la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Mais, encore faudra-t-il que le Canada en exécute maintenant de bonne foi les dispositions.
L’une de ces dispositions, l’article 6 § 3, prescrit que l’État partie ne doit autoriser aucun transfert d’armes s’il a connaissance, lors de l’autorisation, que ces armes pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des Conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre. Or, il ne fait aucun doute que le Canada a une connaissance de telles violations graves du droit international humanitaire et du droit international des droits de la personne, résultant de bombardement sur des civils et dont l’Organisation des Nations unies a informé ses États membres dès le 31 mars 2015.
Ces preuves se sont multipliées depuis. Tout récemment, dans son rapport du 9 août 2019, le Groupe d’experts éminents des Nations unies sur le Yémen indiquait que les forces de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen avaient enfreint le droit international et qu’une enquête sur la commission crimes de guerre s’imposait. Le rapport établissait le lien direct entre la catastrophe au Yémen et le soutien apporté par les gouvernements extérieurs aux forces combattantes au Yémen. Le groupe rappelle aussi que « le Traité sur le commerce des armes […] interdit aux États parties d’autoriser le transfert d’armes s’ils ont connaissance que ces armes pourraient servir à commettre des crimes de guerre » et « constate que les armes qui continuent d’être fournies aux parties au conflit au Yémen alimentent le conflit et perpétuent les souffrances de la population ».
Une deuxième disposition du traité, l’article 7 § 1, prévoit que chaque État partie exportateur, avant d’autoriser l’exportation d’armes, évalue si l’exportation de ces armes ou biens pourrait notamment servir à commettre une violation grave du droit international humanitaire ou à en faciliter la commission pour commettre une violation grave du droit international des droits de l’homme ou à en faciliter la commission. L’article 7 § 3 ajoute que si, à l’issue de cette évaluation, l’État partie exportateur estime qu’il existe un risque prépondérant de commission de telles violations, il n’autorise pas l’exportation.
À la lumière des faits portés à la connaissance du Canada par l’ONU depuis 2015, toute évaluation doit inévitablement conduire à la conclusion qu’il existe un risque prépondérant de commission de telles violations. Une telle évaluation (ou prise en considération selon les termes de l’article 7 § 3 de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation), modifiée pour permettre l’adhésion du Canada au Traité sur le commerce des armes, doit amener le Canada à ne plus délivrer de licences d’exportation, mais également à annuler les licences d’exportation émises antérieurement.
Le Traité sur le commerce des armes offre de nouvelles bases juridiques pour exiger qu’il soit mis fin à ces exportations. Après avoir fait appel aux tribunaux pour faire cesser l’exportation d’armes vers l’Arabie saoudite en application des Lignes directrices du cabinet fédéral de 1986 et sans obtenir gain de cause, je ferai parvenir le 17 septembre 2019 une nouvelle mise en demeure à la ministre des Affaires étrangères lui enjoignant d’annuler immédiatement toutes les licences d’exportation qui ont été délivrées à ce jour et de ne pas en délivrer de nouvelles pour l’exportation d’armes vers l’Arabie saoudite.
À défaut de recevoir une réponse favorable de la ministre avant le 30 septembre 2019, je compte lancer, en poursuivant ainsi l’Opération Droits blindés, une nouvelle procédure judiciaire afin de faire respecter les obligations du Traité sur le commerce des armes ainsi que celles qui lui incombent aux termes de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation.
Je me réjouis par ailleurs de savoir que plusieurs organisations de la société civile canadienne et québécoise, notamment Amnistie Internationale, les Canadiens pour la justice et la paix au Moyen-Orient, l’Institut Rideau, Oxfam Canada, Oxfam-Québec et Project Ploughshares, auxquelles je joindrai aussi ma voix, réclameront également la cessation des exportations d’armes vers l’Arabie saoudite.
Alors que le Royaume-Uni et la Belgique ont cessé l’exportation d’armes vers l’Arabie saoudite en raison de décisions de leurs tribunaux et que d’autres pays, tels l’Allemagne et les Pays-Bas, ont mis fin à leurs transferts d’armes vers ce pays sans qu’il ait été besoin d’intenter de recours judiciaires, le Canada a maintenant l’occasion — mais surtout le devoir — de promouvoir et de protéger les droits les plus fondamentaux de la personne humaine. Et d’agir ainsi pour que soit donné, tant au Yémen qu’en Arabie saoudite et partout ailleurs dans le monde, un veritable sens à l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».