Entrevue avec Joan Subirats par Alain Ambrosi et Nancy Thede
Barcelone, 20 avril 2017
Alors que le gouvernement pro-indépendantiste de Catalogne a créé une crise politique en Espagne en se proposant d’appeler à un référendum d’ici la fin de l’année 2017 qu’il soit reconnu ou pas par le gouvernement central, « Catalogne en commun » se définit comme un nouvel « espace politique » de la gauche catalane au niveau autonomique. Initié sous le nom d’« Un pays en commun » par Barcelona en Comú, un peu moins d’un an après son élection à la mairie de Barcelone, le projet a été lancé à la fin octobre 2016 après approbation des instances. Il proposait un court manifeste qui explicitait la nécessité de créer ce nouvel espace et mettait en discussion un « ideario politico » (« projet » politique) de plus de 100 pages, selon un échéancier de cinq mois qui devait aboutir à l’assemblée constituante de l’entité, le 8 avril.
Le nouveau sujet politique déclare d’emblée être « une formation de gauche et catalaniste avec l’ambition de gouverner qui prétend transformer les structures économiques, politiques et sociales de l’actuel système néo-libéral ». Ce qui fait son originalité dans le panorama politique de la gauche de Catalogne et d’Espagne est sa détermination à pratiquer « une nouvelle manière de faire de la politique, la politique du commun où les personnes et la communauté sont les protagonistes. » Pour ce faire, il se fait fort de son expérience toute récente de gouvernement municipal.
Et pour ceux qui ne voient son émergence que dans le seul contexte référendaire, il affirme : « Le changement de modèle économique, social, environnemental et politique du nouvel espace politique que nous proposons est un changement systémique, profond et révolutionnaire. »
Nous avons interviewé Joan Subirats, quelques jours après l’Assemblée constituante. Joan est un universitaire connu tant par ses publications que son engagement politique. Spécialiste des politiques publiques et des questions urbaines, il a publié récemment sur les Communs et sur le nouveau municipalisme. Il est l’un des artisans de Barcelona en Comú et vient d’être élu au comité de coordination de ce qui, depuis le 20 mai, porte le nom de « Catalunya en Comú »
La genèse d’un nouvel espace politique
Nancy Thede (NT) : Peut-être pourrions-nous commencer par la trajectoire de l’émergence de cette nouvelle initiative. On parle beaucoup du 15M, mais il semble que cela remonte plus loin et qu’il y a eu différents courants qui ont contribué à cette émergence.
Joan Subirats (JS) : Partons de « Guanyem » [1] qui est à l’origine de Barcelona en Comú. Les premières réunions ont lieu en février mars de 2014 pour préparer les élections de 2015. À peu près au même moment, Podemos décide de se présenter aux élections du parlement européen qui auront lieu au mois de mai 2014. Guanyem se réunit pour préparer les élections municipales de 2015.
Si on remonte un peu plus en arrière que se passe-t-il ? Il y a une phase très intense de mobilisations contre l’austérité qui va de 2011 à 2013. Les chiffres du ministère de l’Intérieur d’Espagne sur le nombre de manifestations sont spectaculaires. Jamais on n’avait vu autant de mobilisations que celles de ces années. Mais à partir de la moitié de 2013 on sent qu’il y a une limite à la mobilisation sociale qui, à partir du moment où le Parti populaire a la majorité absolue, n’arrive plus à faire bouger les choses. Apparaît alors au sein des mouvements sociaux la question s’il convient ou pas de faire le saut vers les institutions.
Podemos l’envisage dans le meilleur scénario possible qui est celui des élections au parlement européen puisque ces élections se font par circonscription unique pour toute l’Espagne et le niveau de proportionnalité est très élevé. Avec peu de votes on obtient une forte représentation : sur les 60 députés Podemos avec 1 million de votes, a eu 5 députés. En plus ce sont élections où les gens votent avec beaucoup plus de liberté parce qu’il semble qu’il ne se joue rien d’important, le parlement européen est loin. Ce sont de bonnes élections pour tester l’électorat.
Au contraire ici à Barcelone on a décidé de faire des élections un enjeu central parce qu’il y avait une logique municipaliste.
Cela nous situe avant le cycle électoral qui commence en 2014 avec le parlement européen, se continue avec les élections municipales de 2015 où à Madrid, Barcelone, Saragosse, Pamplona, c’est à dire quatre des 5 plus grandes villes, gagneront des alternatives qui ne sont ni du Parti populaire, ni du Parti socialiste, c’est-à-dire, les deux grands partis qui avaient dominé la scène politique depuis le retour à la démocratie en 1977. Ensuite, avec les élections dans les autonomies [2] commence un nouveau cycle politique dans lequel nous sommes.
Si nous allons encore plus loin en arrière et nous situons en 2011. Il y a des cartes qui montrent clairement que là où il y a eu le plus de mobilisations pendant le 15M sont apparues des candidatures municipalistes, citoyennes, etc.
Autant Podemos que les candidats municipalistes se réfèrent tous au 15 M comme le moment fondateur. Mais comme vous le savez, le 15 M n’est pas un mouvement, c’est un événement. Il y a une blague qui circule ici de l’étranger qui arrive et demande « Est-ce que je peux parler avec le 15M ? » Non, parce qu’il n’existe pas, il n’a pas de direction. Mais tout le monde lui donne beaucoup d’importance parce qu’il a profondément marqué la politique espagnole depuis. Mais qu’y avait-il avant le 15M ?
Il y a en gros quatre grandes traditions qui se sont rejointes dans le 15M. Une tradition plus ancienne qui est celle des anti-globalistes qui est un mouvement intéressant d’où sortent la plupart des dirigeants politiques actuels et qui avait des formes de mobilisations différentes des formes traditionnelles.
L’autre mouvement tout aussi important est le « Free Culture Forum », mouvement de culture libre lié à l’apparition d’internet qui à Barcelone a été très puissant avec des personnes comme Simona Levi ou Gala Pin qui est maintenant une des commissaires à la mairie. C’est important de savoir que la culture digitale des réseaux est là depuis le début dans le processus, chose qui n’a pas été le cas partout.
Le troisième mouvement qui est essentiel est la Plateforme des personnes affectées par l’hypothèque (PAH). Il est né en 2009 et avait été précédé par « V de Vivienda (logement) » (S’inspirant du titre du film « V de vendetta ») avec déjà Ada Colau et d’autres qui tentaient de démontrer que les jeunes étaient exclus de l’émancipation sociale parce qu’ils n’avaient pas accès au logement. Le slogan qui s’utilisait alors était : « Tu ne vas pas avoir de maison dans ta putain de vie ! ». Les formes de mobilisation étaient aussi très nouvelles. Par exemple ils ont occupé les magasins IKEA en se couchant dans les lits au moment où la publicité était « IKEA : la république indépendante de ta maison ». C’était très jeune, alternatif, style casseur. Mais en 2009 quand se crée la PAH c’est complètement différent parce que les cibles sont alors les immigrants et les personnes qui perdaient leur maison à cause de la crise. Le slogan était : « Ce n’est pas une crise c’est une arnaque ! ». C’est un mouvement très important parce que c’est celui qui fait la connexion pas seulement avec les jeunes, mais avec un type de population plus ouvrière, traditionnelle et d’immigrants. Au moment du 15M ici sur la place de Catalogne l’unique grande pancarte autour de laquelle on voyait des personnes différentes de la moyenne était celle de la PAH.
Et le quatrième mouvement qui était le plus propre au 15M est « la jeunesse sans futur ». Organisés principalement à Madrid, ce sont des jeunes avec un profil typique de la classe moyenne en études supérieures à l’université qui se sont soudainement rendu compte qu’ils ne trouveraient pas d’emplois, qu’il n’était pas vrai que leurs diplômes leur ouvriraient les portes, qu’ils étaient dans un état précaire .
Donc, ce sont ces quatre principaux courants qui sont dans le 15M. Mais bien évidemment ce qui a fait le « clic » et le plus surprenant de ce moment a été que ces 4 grandes tendances — qui n’étaient pas si importantes — ont été rapidement dépassées par le succès du mouvement qu’ils ont commencé quand de nouvelles personnes qui ont compris ce que signifiait cet événement se sont spontanément associées. C’est ce qui a vraiment créé le phénomène 15M. Il ne s’agissait pas seulement de ces groupes initiaux comme ça été le cas de « Nuit debout » à Paris, où les gens occupaient la place, mais sans qu’on n’ait jamais senti que les leaders étaient dépassés par le mouvement.
Ainsi, lorsque les places sont évacuées, la consigne est « Allons dans les quartiers ! » Tout à coup, dans les quartiers de Barcelone et de Madrid, des assemblées ont été organisées où les anciennes associations de quartier qui étaient devenues obsolète avec une faible capacité de mobilisation et dont les membres étaient plus âgés (ma génération) rencontraient de nouveaux venus qui ont apporté de nouveaux thèmes de discussion comme l’écologie, l’énergie, le transport en bicyclettes, les coopératives, l’eau et mille choses différentes et qui ont créé de nouveaux espaces dans les quartiers où personne n’avait jamais pensé à se rencontrer et où les habitants ont recommencé à se réunir.
Je pense que cela explique la réémergence du municipalisme qui a suivi: les gens commencent à voir la ville comme un lieu où les changements sociaux divers des nombreuses mobilisations qui se déroulent isolément de manière parallèle et n’ont pas d’espace commun peuvent être articulés à l’échelle du territoire : L’eau en tant que bien commun, la transition énergétique, le transport durable, la santé publique, les espaces publics, l’éducation infantile… Tout à coup, il y avait quelque chose qui rassemblait les gens pour discuter de la ville, de quelle ville nous voulons. David Harvey mentionne dans un article que la ville est en fait l’usine de notre temps. C’est-à-dire que nous n’avons plus d’usines et la ville est le nouvel espace où les conflits apparaissent et où la vie quotidienne devient politisée : des problèmes comme les soins, la nourriture, la scolarité, les transports, les coûts énergétiques. C’est un nouvel espace pour articuler ces questions, une articulation qui n’avait pas été précédemment envisagée.
Je pense donc que là est la connexion: le 15-M comme un moment de débordement, la fin d’un cycle de mobilisation. Rappelez-vous qu’il y a eu une pétition qui a recueilli plus d’un million et demi de signatures pour modifier la législation sur les prêts hypothécaires, qu’Ada Colau a présentée au Congrès national où elle a accusé les députés du PP d’assassins à cause de ce qu’ils faisaient. Cette mobilisation n’a eu aucun effet dans la loi. Un député du PP a alors déclaré « Si ces gens-là veulent changer les lois, qu’ils se fassent élire. » Donc les gens ont commencé à penser « D’accord, si c’est comme ça on va se faire élire ! »
C’est le début du changement de cycle de 2014. Et les 4 mêmes mouvements du 15M étaient présents dans les réunions pour créer Guanyem et plus tard Barcelona en Comú, surtout ceux de la PAH. Il y avait aussi la participation d’un certain nombre d’intellectuels progressistes universitaires et autres et des militants de mouvements sur l’eau, le transport, l’énergie et autres. C’était le noyau de départ ici à Barcelone — à Madrid c’était différent, la génération Podemos y avait une logique distincte.
Ici nous voulions créer un mouvement de la base vers le haut et éviter une logique de coalition de partis: c’était très clair des le départ. Nous ne voulions pas reconstruire la gauche sur la base d’ententes entre les partis. Dans le cas de Podemos c’était distinct: la leur était une logique coup de poing, ils voulaient créer un groupe très puissant avec beaucoup d’idées dans un court laps de temps pour créer une machine de guerre électorale qui pourrait mener « l’assaut des cieux » [3] et prendre le pouvoir. Ici, au contraire, nous envisagions un processus plus long de construction d’un mouvement citoyen qui imposerait ses conditions aux partis. On commencerait au niveau des municipalités et après, on verrait.
Guanyem a été lancé en juin 2014, onze mois avant les élections municipales de 2015, et on a proposé un programme minimal en 4 points disant:
1) « On veut reprendre la ville », elle est en train d’être enlevée des mains des citoyens; des gens d’affaires viennent et parlent de « business-friendly », de « ville globale » de reconstruire le port pour accueillir des yachts. Ils exproprient la ville, nous en avons perdu le contrôle;
2) On est dans une situation d’urgence sociale et beaucoup de problèmes ne reçoivent pas de réponse;
3) Nous voulons que les citoyens aient la capacité de décider sur ce qui se passe dans la ville, donc une coproduction des politiques, une participation plus intense des citoyens dans les élections municipales;
4) Nous voulons moraliser la politique: ici, les points principaux sont la non-répétition des mandats, des limites aux salaires des élus, des mesures contre la corruption, pour la transparence, etc.
On a donc présenté cette plateforme en juin 2014 et nous avons décidé que nous nous donnerions un délai jusqu’en septembre pour recueillir 30 000 signatures en appui à ce manifeste et, si on réussissait, nous présenterions des candidats aux élections municipales. En un mois nous avons recueilli les 30 000 signatures ! En plus de recueillir les signatures en personne et en ligne, nous avons organisé des assemblées de quartier pour présenter le manifeste; on a tenu 30 ou 40 de ces assemblées où on a dit « On a pensé à telles et telles priorités, à cette manière de fonctionner, etc. qu’en dites-vous ? » Bref, en septembre 2014, nous avons décidé d’aller de l’avant. Une fois prise la décision de présenter une liste électorale, nous avons commencé à discuter avec les partis. Mais là on était en position de force avec 30 000 personnes qui nous appuyaient et la dynamique dans les quartiers. En décembre 2014 nous nous sommes mis d’accord avec les partis pour créer Barcelona en Comú. On voulait qu’il porte le nom de Guanyem, mais quelqu’un d’autre avait déjà enregistré ce nom, donc on a eu beaucoup de discussion sur un nouveau nom, il y a eu plusieurs propositions: « Revolucion democratica », « Primavera democratica » (Printemps démocratique), l’idée des communs a semblé intéressante et je l’ai poussée, car elle faisait le lien avec le mouvement des communs, avec l’idée d’un « Public » qui n’est pas limité à l’institutionnel. C’était là un aspect clef. C’était important aussi que lors des élections municipales antérieures en 2011 seulement 52 % des gens avaient voté, l’abstention était plus élevée dans les quartiers pauvres que dans les quartiers nantis. On a calculé qu’une augmentation de la participation de 10 % dans les quartiers pauvres affectés par la crise nous permettrait de gagner. C’est ce qu’on a visé et c’est ce qui est arrivé. En 2015, le taux de participation a été de 63 %, mais dans les quartiers pauvres la participation a augmenté de 40 %. Dans les quartiers riches, le même nombre a voté qu’en 2011. Ainsi, notre pari n’était pas impossible. Dès le départ, notre objectif était de gagner. Nous n’avions pas construit cette machine pour être l’opposition, nous voulions gouverner. Le résultat a été serré, puisque nous avons gagné 11 des 41 sièges, mais nous étions la liste avec le plus de votes et nous avons été élus. L’espace existait donc.
Dès la création de Guanyem en juin 2014, d’autres mouvements similaires apparaissaient un peu partout en Espagne sous le nom de Guanyem ou En commun : en Galicie, en Andalousie, à Valencia, Saragosse, Madrid. L’un de nos grands avantages à Barcelone est le fait que nous avions Ada Colau, parce qu’il est essentiel d’avoir un dirigeant incontesté qui est en mesure de réunir tous les morceaux du mouvement: les écologistes, les travailleurs de la santé, de l’éducation… elle avait indiscutablement cette capacité d’articulation et sa seule présence explique beaucoup de choses. À Madrid ils ont trouvé Manuela Carmena, excellent symbole anti-franquiste avec un parcours judiciaire important, elle est très populaire, mais elle n’a pas ce contact avec les mouvements et maintenant ils ont beaucoup plus de problèmes de coordination politique qu’ici.
Un sujet politique nouveau dans la nouvelle ère politique
Alain Ambrosi (AA): Catalunya en comú se veut un nouvel espace politique de gauche, mais l’histoire récente de la Catalogne foisonne de ce type de coalitions. On pense notamment au PSUC [4] en 1936, mais il y en a eu beaucoup d’autres depuis. Qu’a de différent cette initiative ?
JS: Si on élargit la perspective et regardons plus globalement, je pense que ce qui justifie l’idée qu’il s’agit d’un nouvel espace politique est le fait que le moment est nouveau. Nous sommes dans une nouvelle ère. Il est donc très important de comprendre que si ce nouveau moment politique reproduit les modèles et les paradigmes conceptuels de l’ancienne gauche et du fordisme de la fin du XXe siècle, nous n’aurons pas progressé du tout. La crise de la social-démocratie est aussi une crise d’une manière de comprendre la transformation sociale avec des clefs qui n’existent plus. En conséquence, la mesure du succès de ce nouvel espace politique n’est pas tant dans quelle mesure elle peut rassembler diverses forces politiques, mais plutôt sa capacité à comprendre ce nouveau scénario dans lequel nous nous trouvons. Un scénario où la transformation numérique change tout, où nous ne savons plus ce qu’est le « travail », où l’hétérogénéité et la diversité sociales apparaissent comme des facteurs non pas de complexité, mais de valeur positive, où la structure des générations ne fonctionne plus comme avant, où tout est en transformation. Nous ne pouvons plus continuer à appliquer des schémas qui sont des « concepts zombies », morts-vivants, comme le disait Ulrich Beck. Nous forçons la marche avec nos sacs à dos bourrés de concepts du vingtième siècle, en les appliquant à des réalités qui n’ont plus rien à voir avec eux. Il est facile de voir les défauts des concepts anciens et traditionnels, mais il est très difficile d’en construire de nouveaux parce que nous ne savons pas vraiment ce qui va se passer ni où nous nous dirigeons. Le débat en France entre Valls et Hamon est un exemple. Selon un résumé dans Le Monde, Valls a soutenu qu’il serait possible de revenir à une situation de plein emploi et Hamon a dit que c’était impossible, qu’il faut aller vers une allocation universelle de base. En fin de compte, Hamon est plus proche de la vérité que Valls, mais Hamon n’est pas capable de l’expliquer de manière crédible. Et c’est en effet très difficile de l’expliquer de manière crédible. Ici, quand nous parlons des communs et d’une sphère publique non institutionnelle, nous revendiquons plus de présence de l’administration publique alors que cela ne serait probablement pas nécessaire. Mais comme nous n’avons pas une idée claire de comment construire du nouveau, nous agissons toujours comme des esclaves de l’ancien. C’est là où je pense que le concept du commun, du coopératif, du collaboratif, les idées nouvelles concernant l’économie numérique sont plus difficiles à structurer parce que nous sommes également conscients que le capitalisme n’est plus seulement industriel ou même financier, mais qu’il est maintenant numérique et il contrôle tous les réseaux de transmission de données et du même coup les données elles-mêmes, qui sont probablement la richesse du futur. Donc, bien sûr, nous pouvons faire des choses vraiment intéressantes à Barcelone, mais en face il y a GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) qui a ses propres logiques et cela complique les choses.
Pour ce nouveau sujet politique que nous voulons créer, il est évident que nous avons besoin de quelque chose de nouveau, mais ce qui n’est pas si évident sont les concepts dont nous avons besoin pour créer ce nouveau sujet. Donc, si vous regardez les documents publiés par « Catalunya en Comú », c’est ce que vous verrez: un langage différent, une autre façon d’utiliser les concepts, mais en même temps une trace de l’héritage de la gauche traditionnelle.
Le journal « Nous Horizons»ii vient de publier un nouveau numéro spécial sur « La politique en commun » qui rassemble beaucoup de ces éléments [5]. L’impression que certains d’entre nous avaient dans l’assemblée l’autre jour à Vall d’Hébron (l’assemblée de fondation du mouvement) était que les anciennes façons continuent à nous plomber, qu’il y a beaucoup de difficulté à générer une dynamique innovante.
NT: C’était clair dans la composition du public.
JS: Oui bien sûr parce que les gens de Podemos n’y étaient pas. Ils ne sont venus pour diverses raisons: probablement parce que beaucoup n’étaient pas d’accord avec Albano-Dante [6], mais ils ont vu aussi qu’il y avait beaucoup de problèmes et donc ils ont préféré ne pas venir. C’est le genre de public qui non seulement remplit les salles, mais en modifie également la dynamique et comme les organisations qui prédominaient (Iniciativa o EUIA) étaient d’un type plus traditionnel, il y avait dans cette assemblée probablement plus d’ancien que de nouveau. C’est un peu inévitable et ce que nous devons faire maintenant, c’est de voir si nous pouvons changer cette dynamique.
AA: Quand on lit l’ « Ideario politico » (le projet politique de Catalunya en Comú), c’est une sorte de leçon d’économie politique et de philosophie politique, mais aussi un vaste programme. La gauche n’a jamais présenté ce type de programme que ce soit en Catalogne, en Espagne ou même probablement à l’échelle internationale. Comment voyez-vous la contribution de ces propositions dans l’écosystème du mouvement des communs ? Il y a eu des expériences des communs qui ne portaient pas ce label, comme en Amérique latine par exemple…
JS: Oui, en Catalogne, le mouvement anarcho-syndicaliste…
AA: Bien sûr, mais plus récemment, l’idée de « Buen Vivir »…
JS: Oui, mais en Amérique latine, tout tourne autour de l’État. Ici, nous essayons de ne pas être centrés sur l’État. Nous essayons d’éviter l’idée que la seule transformation possible dépend de l’État.
AA: Mais dans l’ « Ideario », beaucoup des propositions sont consacrées aux services publics, ce qui implique une certaine forme d’État. Dans le vocabulaire des communs, il y a le concept d’« État partenaire » qui n’apparaît pas dans l’Ideario…
JS: Oui, il y a une nuance: la résilience de la nouvelle politique dépend davantage de la capacité de créer des espaces collectifs — publics, collectifs, communs — musclés que de l’occupation des institutions. Mais sans l’occupation des institutions, il est très difficile de construire ces espaces. L’exemple qui me vient à l’esprit est celui de Copenhague. Ce sont les coopératives des travailleurs des syndicats qui ont construit les grandes coopératives d’habitation aujourd’hui existantes et plus tard, le gouvernement municipal, lorsque la gauche était au pouvoir, a construit beaucoup de logements publics. Quand un gouvernement de droite est arrivé au pouvoir, il a privatisé tout le logement public, mais il ne pouvait pas privatiser les coopératives. Donc, en fin de compte, les choses strictement étatiques sont plus vulnérables que lorsque vous créez une force collective. Donc, si nous sommes en mesure de bénéficier de ces espaces afin de construire du « muscle collectif » en utilisant notre présence dans les institutions, cela finira par être plus résilient, plus stable au fil du temps que si nous mettons tous nos œufs dans le panier de l’État. Ainsi, le gouvernement de la ville de Barcelone a des centres sociaux civiques qui sont de propriété municipale, mais ce qui est important c’est de réussir à faire en sorte que ces centres soient contrôlés par la communauté, que chaque communauté les approprie et que, même si la propriété est officiellement de la municipalité, ils soient gérés dans un processus communautaire. Donc, vous devez construire dans la communauté un processus d’appropriation des institutions qui finit par être plus fort que si tout dépendait de l’État. Comment le gouvernement de la ville peut utiliser ce que nous appelons maintenant le patrimoine citoyen, ses propriétés, maisons, bâtiments et peut les céder pendant une certaine période afin de construire des espaces collectifs. Par exemple, 8 sites de construction qui appartiennent à la municipalité ont été mis aux enchères aux baux de 100 ans pour les organismes communautaires pour construire des coopératives d’habitation. Cela ne retire pas la propriété de la sphère publique et, en même temps, ça génère de la force collective. Mais un certain secteur de la gauche politique ici, la CUP, critique cela comme une privatisation de l’espace public. Ils pensent que Barcelona en Comú devrait construire plutôt des logements publics appartenant à l’État. C’est une grande différence. Et les gens sont conscients de cela, mais en même temps, il y a des doutes quant à savoir si cela a du sens, s’il y a une force suffisante au sein de la communauté pour que cela fonctionne. La critique la plus courante que nous entendons est du style « vous avez une idée du public, du collectif, du commun, qui implique des capacités qui ne sont présentes que dans les classes moyennes qui ont la connaissance, la capacité organisationnelle, etc. » C’est donc une vision très élitiste du collectif parce que cela suppose que les secteurs populaires, sans le soutien de l’Etat, ne pourront pas le faire. Bien, nous allons essayer d’y voir afin ça puisse fonctionner, mais nous ne voulons pas continuer à convertir le « public » en « étatique ».
Nancy Fraser a écrit un article sur le triple mouvement à partir du travail de Polanyi sur le « double mouvement » dans la Grande Transformation, le mouvement vers la marchandisation et le mouvement opposé qu’il génère de protection. Polanyi parle de la confrontation de ces 2 mouvements au début du XXe siècle, et l’Etat — sous sa forme soviétique ou sous sa forme fasciste — est une réponse protectionniste de la société qui exige une protection face à l’incertitude, à la fragilité engendrée par le double mouvement. Nancy Fraser dit que tout cela est vrai, mais nous ne sommes plus au 20e siècle, nous sommes au 21e siècle et des facteurs comme l’émancipation individuelle, la diversité, le féminisme sont tous très importants — nous ne devrions donc pas prôner un mouvement protectionniste qui restera patriarcal et hiérarchique. Nous avons besoin d’un mouvement de protection qui génère de l’autonomie. Et là réside ce que je pense être l’une des clés du mouvement des communs. L’idée de pouvoir se protéger — donc, une capacité de réaction contre la dynamique des attaques du marché — sans perdre la force de la diversité, de l’émancipation personnelle, du féminisme, du non hiérarchique, du non patriarcal – l’idée que quelqu’un décide pour moi ce qu’il faut faire et comment je serai protégé. Permettez-moi de m’autoprotéger, permettez-moi d’être un protagoniste de cette protection. Et cela est contradictoire avec la tradition centrée sur l’État.
Économie des communs, participation et coproduction de politiques
AA: Le premier thème de l’« Ideario » est l’économie. Vous êtes un économiste. Comment se traduit le programme économique en termes de communs ? On discute beaucoup actuellement sur le « coopérativisme ouvert », mais ce que vous dites au sujet du mouvement coopératif ici, est qu’il est très fort, mais pas suffisant…
JS: Sous certains aspects, non. Par exemple, la ville voulait ouvrir un nouveau contrat pour les communications (téléphone, internet) qui sont aujourd’hui avec de grandes entreprises comme Telefonica, Movistar, Vodafone, Orange, etc.. Il existe une coopérative appelée « Som Connexion » (Nous sommes connexion) et une autre « Som Energia » (Nous sommes énergie), beaucoup plus grande qui compte 40 000 membres. Ce serait fantastique que la ville leur donne le contrat d’énergie ou de communication, mais elles ne sont pas capables de gérer cela en ce moment. Si elles le prenaient, nous aurions tous de grands problèmes: connexions défectueuses, manque de puissance électrique — parce qu’elles grandissent, c’est sûr, mais elles n’ont pas encore le « muscle », la capacité qu’il faut pour cela.
Nous devons donc continuer à investir dans ce domaine, il ne se résoudra pas de lui-même.
D’autre part, dans d’autres domaines, nous avons des coopératives très fortes comme les services à domicile pour les personnes âgées, ou encore Abacus, une coopérative de distribution de livres qui compte 800 000 membres et il en existe d’autres. Mais en général, plus la coopérative est forte, moins elle est politisée. Elles ont tendance à se transformer en grandes entreprises de services. Mais aujourd’hui, elles comprennent que peut-être il serait de leur intérêt d’avoir une vision différente. Il y a eu un mouvement très politisé dans les coopératives de base qui est à l’opposé de la tendance entrepreneuriale des grandes coopératives. Nous sommes donc en ce moment dans la situation où, avec une tradition coopérative très forte, il existe des coopératives très grandes et très puissantes et il y a aussi des projets plus petits, plus politiques, mais qui n’ont pas encore suffisamment de muscle.
AA: Lorsqu’on regarde la participation, la coproduction des politiques, c’est aussi une question de culture, une culture de coproduction qui n’existe pas. Dans les quartiers, oui, il y a une tendance à revigorer la participation, mais quand on parle aux gens dans les comités au niveau local, ils disent: « Bien sûr, les gens viennent aux réunions, mais parce qu’ils veulent un arbre planté ici… » et ils n’ont pas cette vision du « faire ensemble ». Tout d’abord, il doit y avoir une sorte de révolution culturelle ?
JS: Il y a des endroits où il y a eu une tradition communautaire plus forte qui serait plus à même de s’y engager. Certains quartiers comme Roquetes, par exemple, ou Barceloneta ou Sants, ont des traditions associatives très fortes. Si vous allez à Roquetes à la réunion du plan communautaire, tout le monde y est: les personnes du centre de services médicaux primaires, les médecins, les écoles, la police locale, les travailleurs sociaux. Ils tiennent des réunions toutes les 2 semaines, ils savent tout ce qui se passe dans le quartier et ils se concertent sur des problèmes : « nous avons détecté ce cas, comment pouvons-nous y faire face ? Etc. » . Le tissu communautaire dans ces quartiers fonctionne très bien. Alors la question est: que peut-on ajouter à ce tissu afin qu’il puisse aller un peu plus loin ? »
Ailleurs, dans d’autres quartiers comme Ciutat Meridiana, en 5 ans, 50 % de la population a changé et il est très difficile de créer une communauté là où le niveau d’expulsions de logements et de changement est si élevé. Dans Sants, à Ca Batlló, il y a une expérience très intéressante où les gens veulent créer un quartier coopératif et il y a toute une polémique parce qu’ils veulent créer une école publique sans utiliser de fonds publics, mais avec l’argent des participants eux-mêmes. La tradition coopérative à Sants est très anarchiste, libertaire et ils font la promotion de l’idée d’une école publique ouverte à tous, mais sans utiliser des fonds publics. Elle aurait sa propre philosophie éducative, et n’aurait pas à se soumettre à la discipline éducative. Des groupes dédiés à l’éducation partagée sont apparus dans différents quartiers où il n’y a pas d’école maternelle pour les enfants de 0 à 3 ans ou certains préfèrent ne pas emmener les enfants dans les écoles préscolaires publiques parce qu’ils les trouvent trop rigides, alors ils préfèrent s’organiser entre parents pour générer des solutions. Alors, quel devrait être le rôle du gouvernement de la ville à l’égard de ces initiatives ? Devrait-il les faciliter ou non ? Il y a un débat sur la façon de positionner la municipalité par rapport à ces initiatives qui sont intéressantes, mais lorsque, au sein de Barcelona en Comú ou Catalunya en Comú, la personne responsable de ces questions adhère à une perspective syndicale plus traditionnelle et dit « Ça n’a pas de sens, ce qu’il faut faire c’est créer des écoles publiques avec des enseignants qui sont des fonctionnaires publics. Ces expériences sont bonnes pour les zones gentrifiées ». Et ces gens ont en partie raison.
Nous sommes donc dans ce genre de situation un peu ambivalente. Nous sommes conscients que nous devons aller au-delà d’une approche axée sur l’État, mais en même temps, nous devons être conscients que si nous ne renforçons pas le rôle institutionnel, les fragilités sociales sont très aiguës.
Les communs et les questions de souveraineté, interdépendance et « droit à décider ».
AA: Une autre question très débattue est celle de la souveraineté. La manière dont elle est présentée dans l’Ideario est critiquée à droite comme à gauche à la fois par ceux qui veulent une Espagne unifiée et par ceux qui veulent l’indépendance catalane. Pour beaucoup, la souveraineté est une façon déguisée de parler de l’indépendance. Mais la façon dont elle est présentée dans l’Ideario est plus complexe, liée à l’autonomie.
JS: Exactement: c’est au pluriel, en minuscule et au pluriel: les souverainetés. L’idée est un peu comme ce que j’ai dit plus tôt sur la ville, que nous voulons reprendre la ville. Nous voulons récupérer la capacité collective de décider de ce qui nous affecte. Donc c’est bien de parler de la souveraineté de la Catalogne, mais il faut aussi parler de la souveraineté numérique, de la souveraineté de l’eau, de la souveraineté énergétique, de la souveraineté du logement: souveraineté dans le sens de la capacité de décider sur ce qui nous affecte. Nous n’avons donc pas à attendre jusqu’à ce que nous ayons la souveraineté catalane pour nous attaquer à tout cela. Et cela a des effets évidents à tous les niveaux. Par exemple, nous essayons de développer une carte de transit qui serait valable pour toutes les formes de transport en commun — comme l’Oyster à Londres et beaucoup d’autres villes en ont — une carte électronique que vous pouvez utiliser pour le train, le métro, le bus. La première chose que le gouvernement de la ville de Barcelone a faite était de poser la question « Qui sera le propriétaire des données ? » C’est une question de souveraineté. L’entité qui contrôle les données sur qui se déplace et comment dans la métropole de Barcelone, possédera un stock incroyable d’informations d’une valeur commerciale évidente. Est-ce que cela appartient à la société qui incorpore la technologie ? Ou les données appartiendront-elles à la municipalité et la municipalité fera d’elles ce dont elle a besoin ? Actuellement, on est en train d’installer des compteurs d’électricité numériques et des compteurs d’eau numériques: mais à qui appartiennent les données ? Parce que ce sont des concessions publiques, des concessions aux entreprises afin qu’elles fournissent un service public, mais qui possède les données ? C’est un enjeu central.
Et la question de la souveraineté est présente dans de nombreux autres domaines comme la souveraineté alimentaire par exemple. Nous voulons veiller à ce que, à l’avenir, Barcelone soit moins dépendante de l’extérieur pour ses besoins alimentaires, dans la mesure du possible. Donc, vous devez travailler pour obtenir des produits alimentaires locaux, contrôler les produits qui entrent — et cela implique une souveraineté alimentaire, cela implique de discuter de tout cela. Donc, sans dire que la souveraineté de la Catalogne n’est pas importante, nous devons discuter des autres souverainetés. Parce que, supposons que nous atteignons la souveraineté de la Catalogne en tant qu’État indépendant, mais nous sommes encore très dépendants dans tous les autres domaines. Nous devons faire face à cela. Je ne crois pas que c’est une façon d’éviter le problème, c’est un moyen de rendre la question plus complexe, de comprendre qu’aujourd’hui, la notion westphalienne de souveraineté de l’État n’a plus beaucoup de sens. Je pense que nous sommes tous d’accord là-dessus. Nous sommes très interdépendants, alors, comment choisissons-nous nos interdépendances ? Cela devrait être la véritable souveraineté: ne pas vouloir être indépendant parce que c’est impossible, mais plutôt comment mieux choisir les interdépendances afin qu’elles aient du sens pour le bien public.
AA: Parlant d’interdépendance, vient la question de l’internationalisme. Barcelona en Comú y met beaucoup l’accent en disant : « Il n’y a pas de municipalisme sans internationalisme ». Dans son discours inaugural en 2015, Ada Colau a déclaré vouloir construire un mouvement des villes de la Méditerranée. Depuis l’approche s’est précisée et élargie avec la participation de Barcelone dans les principales conférences internationales des villes. Quelle est, d’après vous, l’importance de cet internationalisme dans l’écosystème des communs ?
JS: Il y a 2 aspects clés pour moi. Tout d’abord, les villes sont clairement l’espace politique et de convergence sociale, le plus global qui existe. En apparence, lorsque nous parlons de villes, nous parlons de quelque chose de local, mais les villes sont en réalité très globalisées. Benjamin Barber a écrit un livre sur « Pourquoi les maires devraient gouverner le monde ». Et il a donné ce qui me semble très bon un exemple: si le maire de Montréal rencontre Ada et le maire de Nairobi et le maire de Santiago du Chili et le maire de Hong Kong, après 5 minutes ensemble, ils parleront des mêmes choses. Parce que les problèmes des villes sont très semblables d’un endroit à l’autre malgré les différences d’échelle. Des questions d’énergie, de transport, d’eau, de services, de nourriture… Si nous essayons d’imaginer cette même réunion entre les chefs d’État de ces mêmes pays, la complexité des systèmes politiques, les traditions culturelles, les modèles constitutionnels, etc., font qu’il sera beaucoup plus complexe d’arriver à une approche commune. Cela ne signifie pas que les villes sont les acteurs qui vont résoudre le changement climatique, mais certainement le fait qu’Oslo, Copenhague, Amsterdam, Barcelone et Paris conviennent qu’en 2025 il n’y aura plus de voitures diesel circulant aura plus d’impact qu’une réunion des chefs d’État. Avec AirBnB, Barcelone est en constante confrontation, la ville leur a mis une amende de 600 000 euros, mais Barcelone seule ne peut pas combattre AirBnB. Mais New York, Paris, Londres, Amsterdam et Barcelone sont parvenus à un accord pour négocier conjointement avec AirBnb et, ensemble, ces cinq villes peuvent le faire. C’est beaucoup plus un problème des villes que des États. Et AirBnB utilise le numérique pour occuper des espaces peu normés. C’est ce qui arrive aussi avec Uber, Deliveroo et d’autres plateformes de l’économie dite « collaborative », mais qui est plutôt une économie extractive: ils utilisent les vides réglementaires. Les personnes qui travaillent pour Uber ou Deliveroo ne sont pas des employés, ce sont des entrepreneurs indépendants, mais qui travaillent dans des conditions du 19e siècle. S’attaquer à ce problème à partir de la ville peut produire de nouvelles solutions.
Je pense que lorsque nous avons décidé en 2014-2015 de tenter de travailler au niveau municipal à Barcelone, nous savions que Barcelone n’est pas n’importe quelle ville: Barcelone avait déjà une présence internationale importante et nous voulions utiliser cela pour exercer une influence internationale sur les enjeux urbains dans le monde entier. Ada Colau a participé à la conférence d’Habitat à Quito en octobre 2016, et avant cela à la réunion des autorités locales à Bogota, elle est maintenant coprésidente de l’Union mondiale des municipalités. Il y a donc un investissement qui n’a pas débuté avec nous, il a commencé dans la période où Maragall [7] était maire, un investissement très élevé de participation de Barcelone dans cette sphère internationale des villes. Cela renforce Barcelone dans ses confrontations avec l’État et avec l’entreprise privée aussi. Cela joue un rôle important. Il existe une commission internationale au sein de Barcelone en Comú qui travaille constamment avec d’autres villes dans le monde: ils sont allés en France, ils ont un lien étroit avec Grenoble et vont à une réunion des villes françaises en septembre pour discuter d’une collaboration potentielle, ils vont souvent en Italie, ils sont allés à Belgrade, en Pologne. Ils organisent au mois de juin la réunion Fearless cities (Villes sans peur) avec la présence de plusieurs maires européens et d’ailleurs au monde.
La dimension globale est donc très présente, et au niveau de l’Espagne aussi. Le problème est qu’il y a des interférences politiques. Par exemple à Madrid, le regroupement municipal « Ahora Madrid » est très divisé à l’interne, alors parfois vous vous adressez à un groupe et les autres n’aiment pas ça. Nous avons de très bonnes relations avec la Galicie: La Coruña et Santiago de Compostela, également avec Valencia, mais Valencia a sa propre dynamique. Saragosse. Chaque ville a sa propre dynamique, il est parfois compliqué d’établir des relations suivies.
AA: Qu’en est-il de Cadix ?
JS: Bien sûr, Cadix fait également partie de cette tendance, mais le groupe fait partie de la faction anticapitaliste de Podemos. Il y a toujours des nuances.
NT: Vous aviez mentionné 2 points concernant l’internationalisme…
JS: Oui, d’abord, il y avait la perspective mondiale générale sur les villes et la seconde est l’intérêt concret et propre de Barcelone. La première est plus globale, c’est-à-dire que n’importe quelle ville dans le monde a aujourd’hui beaucoup plus de possibilités si elle veut jouer un rôle stratégique mondial et, si elle veut renforcer sa position, elle doit fonctionner au niveau mondial.
Dans le cas de Barcelone, il y a aussi une volonté qui est traditionnelle, parce qu’elle a commencé avec Maragall. Il faut se rappeler qu’ici à Barcelone il y a 10 districts, et pendant la guerre des Balkans, Maragall a créé le District 11, qui était Sarajevo: les techniciens de la ville sont allés travailler à Sarajevo et, encore aujourd’hui, il y a des techniciens municipaux qui se rendent régulièrement à Gaza ou à La Havane pour y travailler. En d’autres termes, il y a un engagement internationaliste clairement établi dans la municipalité. En outre, le siège de l’« Union mondiale des gouvernements locaux » est à Barcelone. Le siège international de « Educating Cities » est à Barcelone. Il y a donc toujours eu une volonté d’être présent sur la scène internationale depuis Maragall, cela se poursuit aujourd’hui, mais avec une nouvelle orientation politique. Peut-être il y avait avant l’idée d’exporter le modèle de Barcelone, de « vendre » la « marque Barcelone », mais ce n’est plus le cas. Il y a une organisation très intense à l’échelle mondiale, si Ada acceptait toutes les invitations qu’elle recevait, elle serait probablement tout le temps en voyage.
AA: Pour revenir à la question de la souveraineté versus l’indépendance et du droit à décider, comment cela se joue-t-il dans la conjoncture politique catalane et espagnole actuelle ?
JS: La question de l’indépendance est très complexe avec des positions différentes. Je pense qu’il y a un accord général sur 3 points :
1. La Catalogne a son propre démo et donc est un sujet politique qui doit être reconnu,
2. il doit pouvoir décider comment s’articuler avec les autres sujets politiques dans l’Espagne et en Europe, il doit avoir le droit, la capacité de décider;
3. cela nécessite la construction d’un État propre.
C’est sur le quatrième point que nous ne sommes pas d’accord: cet État doit-il être indépendant ou être, d’une manière ou autre, allié, confédéré avec le reste de la péninsule ibérique, avec l’Espagne, le Portugal ou avec l’Europe ?
Mais les 3 points initiaux sont suffisamment importants et c’est pourquoi Un Pais en Comú et Barcelona en Comú font partie du large espace souverainiste en Catalogne. Cependant, ils ne font pas une partie de l’espace indépendantiste. Malgré le fait que, selon moi, environ 30 à 40 % des membres sont indépendantistes et le reste ne le sont pas. C’est un enjeu qui nous divise. Mais ce que nous essayons de faire, c’est de mener ce débat sur la base de nos propres critères, pas sur ceux d’autres mouvements. Les critères des autres sont « vous êtes indépendantiste ou pas ». Nos critères à nous sont: oui, nous sommes souverainistes, nous discutons des souverainetés et nous verrons. Puisque nous sommes d’accord sur ce qui est le plus important (c’est-à-dire – un sujet politique autonome, le droit à décider, un état autonome), discutons comment nous pouvons nous coordonner. En plus, nous avons des relations fraternelles avec 4 millions de personnes dans le reste de l’Espagne qui sont d’accord avec nous sur les 3 premiers critères. Donc, la question clé serait probablement: la Catalogne veut-elle se séparer du reste de l’Espagne ou de cette Espagne ? La réponse standard serait « Nous n’avons jamais connu d’autre. Nous avons toujours vu la même Espagne, donc il n’y a pas d’autre Espagne ». Donc, le débat que nous pouvons avoir est sur « Oui, une autre Espagne est possible ». Un peu comme le débat sur quitter ou non l’Europe: voulons-nous quitter l’Europe ou quitter cette Europe ? Mais une autre Europe est-elle possible ou non ?
Les défis d’un passage à l’échelle
NT: Je suis frappée par le fait que chaque fois que nous nous référons à l’initiative de Catalunya en Comú , vous répondez en donnant l’exemple de ce qui se passe à Barcelone: voyez-vous Barcelone comme modèle pour Catalunya en Comú ?
JS: Cela nous plairait, mais c’est très difficile. Non, je ne pense pas que c’est le modèle. Il y a même une petite crainte au sein de Barcelona en Comú que cette nouvelle initiative politique peut avoir des conséquences négatives pour Barcelona en Comú. L’expérience de Barcelona en Comú a très bien fonctionné: au sein de BeC, les partis politiques continuent à exister (Podemos, Iniciativa, EUIA, Guanyem) [8] et tous conviennent qu’il faut construire ce sujet politique, car il est clair que les villes développent des rôles de plus en plus importants, mais leurs capacités de décider continuent d’être très limitées et, surtout, leurs ressources sont très limitées. Il y a une phrase d’un ancien maire de Vitoria dans le Pays basque qui dit: « Là où mes capacités finissent, mes responsabilités commencent ». Il y a un déséquilibre entre les capacités et les responsabilités, entre ce que les villes pourraient faire et ce qu’elles peuvent réellement faire (Villes-refuge et mille autres choses)
Ainsi, à l’intérieur de Barcelona en Comú, on comprend l’intérêt de créer Catalunya en Comú pour avoir une influence sur d’autres paliers de gouvernement. Nous avions présenté des candidats aux élections en Espagne avec « En Comú Podem » parce qu’être représentés à Madrid est également important. Mais bien sûr que parfois, cette expansion peut nous faire perdre l’aspect le plus original, à savoir l’accent mis sur le municipalisme, la capacité de créer ces espaces. Il y a une certaine tension. Et évidemment, lorsque vous allez à l’extérieur de Barcelone en Catalogne, les réalités locales et territoriales sont très différentes. Vous ne contrôlez plus le type de personnes qui se joignent et vous pouvez avoir des surprises bonnes et mauvaises. Il y a donc des doutes, c’est une crise de croissance. Vous devez grandir, mais comment cela affectera-t-il ce que nous avons construit jusqu’ici, nos façons de travailler, etc. ?
Si je me réfère toujours à Barcelona en Comú c’est parce que nous existons depuis plus longtemps, nous avons une sorte de « tradition » dans la façon dont nous travaillons. Et quand on voit l’assemblée de fondation de Catalunya en Comú on se pose des questions : combien de temps allons-nous pouvoir maintenir la fraîcheur, éviter de tomber dans les vices traditionnels des partis politiques ? Xavi (Domenech) est un très bon candidat, il a ce que j’appelle un ADN de Guanyem, mais il n’est pas évident que nous pouvons y arriver. Voilà où est le doute.
NT: Comment évaluez-vous les résultats de l’assemblée de fondation de Catalunya en Comú ? Êtes-vous content de ce qui en est sorti ?
JS: Oui, je suis satisfait, même si je ne pense pas que les résultats ont été optimaux. Mais nous sommes coincés par un calendrier politique que nous ne contrôlons pas. Il est très probable qu’il y aura des élections cette année en Catalogne. Alors, aurait-il été préférable de reproduire le modèle Barcelona en Comú: prendre plus de temps et travailler plus à la base, organiser des assemblées sur tout le territoire (nous en avons tenu environ 70 ou 80, mais il aurait été préférable d’en faire beaucoup d’autres); faire les choses plus lentement et regarder autour, construire des liens avec les mouvements locaux, les mêmes qu’à Barcelone, mais au niveau de la Catalogne (énergie, eau, etc.); reconstruire le même processus ? Mais c’est évident qu’ils vont appeler des élections ou un référendum en 2 jours. Ce qui est clair, c’est que nous ne voulons pas créer un rejeton politique comme l’a été « Catalunya si que es pot » (Oui, Catalogne est possible) [9] qui était une coalition de partis et qui n’a pas marché. C’est pour cela que le processus — malgré le fait que, je pense, il était bien conçu — n’est pas optimal. Alors je dirais que, dans le cadre des possibles, cela a été accompli avec une beaucoup de dignité.
NT: Et en ce qui concerne le processus délibératif utilisé pour arriver au document final ?
JS: Dans le fond, la même chose: cela aurait pu être mieux fait, avec des débats plus profonds dans chaque domaine, cela a été fait très rapidement, beaucoup d’enjeux abordés dans une courte période de temps. La tâche était très complexe et je pense que le résultat est digne. Nous avons essayé d’éviter le jargon et les paramètres standardisés, pour en faire un produit différent. Alors maintenant, nous verrons. Hier, l’exécutif s’est réuni pour la première fois et le 13 mai on aura la première réunion du groupe de coordination de 120 personnes [10]. Nous devrons donc voir comment tout cela démarre. Je ne suis pas convaincu que tout sera fonctionnel à temps pour les élections catalanes. Pour moi, la date importante est le mois de mai 2019 qui est les prochaines élections municipales. Ensuite, nous verrons si cela a vraiment pris forme et si nous pouvons avoir une présence significative sur l’ensemble du territoire. Cette vision territoriale est très importante pour éviter une construction par en haut. L’enjeu central en Catalogne est de le faire avec dignité et de ne pas se laisser piéger dans cette logique dualiste de l’indépendance ou non et être capable de rassembler une force sociale qui choisisse cette option.
NOTES
- ↑ Guanyem ( « Gagnons ! ») est le premier nom donné en 2014 à la coalition qui se présentera aux municipales de 2015. Il deviendra « Barcelone en commun » parce que le nom avait été enregistré par un tiers.
- ↑ Les élections autonomiques sont les élections des 17 Communautés autonomes d’Espagne créées par la constitution de 1978.
- ↑ Asalto a los cielos est l’expression utilisée par Pablo Iglesias lors du congrès de fondation de Podemos en 2014 pour affirmer son option d’entrer dans les institutions.
- ↑ Le Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC), créé en 1936, il regroupe autour du Parti communiste les principaux partis de la gauche catalane. il est dissous en 1987.
- ↑ La Politica de Comù dans « Nous horitzons » (Nouveaux horizons), no 215, 2017. À l’origine, sous le nom d’ « Horitzons », la revue est créée en 1960 dans la clandestinité et publiée en catalan à l’étranger par des intellectuels liés au PSUC. Éditée en Catalogne depuis 1972, la revue s’est ouverte récemment à d’autres courants.
- ↑ Albano Dante Fachin député au parlement catalan est le chef de Podem (l’aile catalane du parti Podemos). Il s’est opposé à la participation de son parti à l’Assemblée fondatrice d’un Pais en Comù, ce qui a créé une crise dans les rangs de Podemos tant au niveau catalan que national. Le chef du parti, Pablo Iglesias, ne l’a pas désavoué, mais a délégué son principal lieutenant, Pablo Echenique, à l’assemblée.
- ↑ Pasqual Maragall, membre, puis président du Parti socialiste Catalan, est devenu maire de Barcelone, avec le soutien des élus du Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC). Il restera à ce poste pendant près de 15 ans, sans jamais disposer d’une majorité au conseil municipal. Il deviendra ensuite président de la Generalitat de Catalogne.
- ↑ Iniciativa pour la Catalogne-Verts est un regroupement qui date de 1995 de Iniciativa pour la Catalogne, lui même une coalition de 1987 de partis de gauche autour du nouveau parti communiste catalan, avec Les verts. EUIA (Gauche unie et Alternative) est le référent catalan de Izquierda Unida (Gauche Unie), d’obédience communiste.
- ↑ Catalunya Sí que es Pot (CSQP – Catalogne Oui c’est Possible) est une coalition de gauche créée pour les élections autonomiques de l’automne 2015. Barcelona en Comù, elle-même une coalition au niveau municipal, avait été élue en mai 2015, mais avait renoncé à se présenter au niveau autonomique.
- ↑ Sans surprise, Xavier Domenech, membre de l’exécutif de Barcelona en comù, député au parlement espagnol sous les couleurs de En comu-podem et artisan du projet Un pais en Comu, préside la Commission exécutive. Ada Colau, l’actuelle mairesse de Barcelone, préside la coordination. Après une consultation et un appel au vote de cinq jours, les membres ont choisi le nouveau nom de l’entité préférant Catalunya en Comù à En Comù podem. Ce choix est très significatif au plan politique et symbolique puisque, en se distinguant de En comu podem qui était le nom de la coalition intégrée par Podemos, qui a envoyé 14 députés au parlement espagnol en décembre 2015, il renforce l’aile Barcelona en Comù face aux partisans de Podemos dans le nouvel espace.