Francisca Márquez,2 décembre 2019
Auto-convocation
Depuis quelques semaines déjà, au Chili, sur les places,
dans les bibliothèques, dans les casernes de pompiers, dans les universités ou
dans les clubs sportifs du pays, sont apparues en grand nombre des assemblées
populaires autoconvoquées – que les gens appellent « cabildos » [1]. Dans un mélange
de spontanéité et de recherche consciente d’un chemin pour canaliser l’énergie
sociale vers la construction d’un Chili meilleur, plus de deux cents assemblées
populaires, citoyennes, territoriales ont vu le jour. Le 3 novembre dernier,
plus de cent cinquante autres assemblées étaient programmées. Les questions
discutées au cours de ces réunions concernent surtout la nouvelle Constitution
et l’Assemblée Constituante, donc des revendications qui s’étaient exprimées
d’abord dans les rues, lors des manifestations, par des slogans, des affiches
et des banderoles. Ces assemblées sont des espaces qui visent à amplifier le
sens et la force des événements en cours, face auxquels l’élite gouvernementale
et entrepreneuriale a prouvé qu’elle n’a rien de mieux à proposer, et qu’elle
ne proposera mieux que si la force des citoyens et du peuple les y contraignent.
C’est là l’évolution « naturelle » d’un mouvement, qui s’est élargi
depuis qu’il a éclaté le 18 octobre : il s’est répandu comme une traînée
de poudre tout au long du Chili. Il a réveillé une force endormie et
souterraine, faite de rage, de malaise et de désir d’un pays différent. Face à
cette évolution, ni « l’État d’urgence », ni le
« couvre-feu », ni le « paquet social » (qualifié de
« miettes ») n’ont été capables de dresser une digue. Pour la
première fois depuis trente ans, une brèche massive et profonde s’est ouverte
dans le système. Dans les jours et les semaines à venir, il faudra définir la
direction que le mouvement prendra et les orientations qui seront en jeu. Sans
pour autant quitter les rues, il faudra ouvrir la discussion, et chercher des
alternatives qui soient à la hauteur d’une telle insurrection.
Prélude et raisons de l’explosion sociale
Le lundi 14 octobre 2019 vers midi, un groupe de lycéens,
réagissant à la hausse du prix des billets du métro, décide de sauter
par-dessus les tourniquets qui donnent accès aux quais de la station
« Université du Chili ». Ils appellent alors les passagers à
« evadir », c’est-à-dire à ne pas payer leur billet, comme manière de
résister et de lutter. Dès ce moment, ils firent déjà preuve de leur audace, de
leur force, et d’une solidarité déclarée avec les adultes, car les écoliers et
les étudiants n’étaient pas directement concernés par cette hausse du prix. Ce
n’était pas la première fois que les jeunes déclenchaient une mobilisation,
mais jamais d’une telle ampleur. En 2006, les élèves de l’enseignement
secondaires du Chili avaient lancé ainsi la « révolution des pingouins [2] » et, en
2011, les étudiants des universités et écoles supérieures avaient fait de même.
Ce sont des hausses de prix qui avaient également servi de déclencheurs pour
exprimer des demandes sociales plus larges et plus profondes : il
s’agissait alors de protester contre les profits privés que réalisaient les
établissements scolaires, contre leur marchandisation, et d’exiger que
l’éducation, soit considérée comme bien d’intérêt général, gratuit et de
qualité.
Aujourd’hui, le facteur déclencheur fut différent et il eut une surprenante
capacité de rassembler, d’exprimer et de projeter une réalité et une
subjectivité collectives enracinées de l’une ou l’autre manière dans la
société. Le 6 octobre (quelques jours avant les événements rappelés ci-dessus à
la station « Université du Chili »), l’entreprise « Métro de
Santiago » (entreprise privée, à la propriété de laquelle participe l’État
chilien) avait augmenté de 30 pesos (4 cents d’Euro) le prix du billet aux
heures de pointe. Celui-ci passait ainsi à 830 pesos (US$ 1,2), ce qui est,
pour les usagers, une valeur déjà élevée. Des études ont montré en effet que le
coût de 50 voyages mensuels en métro, durant les heures de pointe, équivalait à
13,78% du salaire minimum, alors qu’il ne s’élève qu’à 5,71% à Buenos Aires, à
8,18% à Lima et à 7,97% à Mexico City ; à Medellin (Colombie), autre ville
parmi les plus chères, il atteindrait 12,64%. Ces études montrent aussi que,
sur les 240 jours de travail que comporte l’année, les usagers passent 15 jours
complets dans un métro !
Sautes d’humeur de l’élite gouvernementale
On peut trouver sans peine, depuis 1975, une grande
quantité d’exemples du discours des « élites » capitalistes
chiliennes qui reflètent leur distance vis-à-vis de la société et du monde
populaire. Leur souci constant de ne pas être accusées de
« populistes », soi-disant fondé sur une raison technocratique,
scientifique et non idéologique, a été l’une des raisons de leur attitude.
Celle-ci indiquait leur conviction que, s’il est vrai que le Chili avait bien
quelques problèmes – généralement attribués à l’insuffisance de sa croissance
économique –, tout était cependant « sous contrôle ». Rien n’était
plus significatif à cet égard que les termes « Oasis chilien », employés
par le président de la République, face aux conflits qui secouaient les autres
pays du sous-continent. Il se plaisait à rappeler que le Chili est membre de ce
« club des meilleurs » qu’est l’OCDE, et qu’il accueillerait bientôt
le prochain sommet des pays de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation), et
puis, celui de la COP 25 (« Conférence des Parties »).
Cependant, au cours des derniers mois (donc, depuis l’actuel gouvernement),
cette attitude distante envers le peuple s’est accentuée jusqu’à l’exagération,
y ajoutant une touche de mépris, qui n’a pas manqué d’être soulignée par les
graffitis et les slogans des manifestants ; ceux-ci n’ont pas cessé de
rappeler que leur mouvement est une lutte pour la dignité : « Et le
peuple, où est-il ? Il est ici, dans la rue, exigeant la
dignité » !
C’est depuis le cercle restreint des « gens de la haute », qu’au
cours de ces derniers mois, les ministres et les parlementaires se sont permis
de donner aux Chiliens quelques « conseils ». Ils ont exprimé leurs
étroites références spatiales et culturelles de catholiques du XIXe siècle,
éloignés de la réalité et des sentiments du « commun des mortels ».
Ces derniers ne peuvent les avoir compris que comme une accumulation de
provocations. J.A. Valente, ministre de l’économie, s’était plaint de ce que
les gens le stigmatisaient comme un « prétentieux » (ce qui, selon
lui, n’était pas vrai, car il n’avait connu l’Europe que quand il avait déjà
trente ans) ! De plus, il proposait aux Chiliens en général de diversifier
leurs investissements, car il « ne faut pas mettre tous ses œufs dans le
même panier » : il vaut mieux investir une partie au Pérou, une autre
en Argentine, et une autre encore aux États-Unis. À propos d’autres demandes
adressées à l’État, un autre ministre avait déclaré : « il est
habituel d’entendre des groupes qui protestent et exigent de l’État qu’il
prenne en charge des problèmes qui sont ceux de nous tous. Tous les jours, je
reçois des réclamations de gens qui veulent que le Ministère répare le toit
d’une école, ou d’une salle de classe dont le sol est abîmé. Et ils me
demandent : « si vous manquez d’argent, pourquoi ne jouez-vous pas à
la loterie ? » « Mais enfin : pourquoi est-ce moi qui,
depuis Santiago, dois m’occuper de faire réparer toit d’une salle de
sport ? »
Encore récemment, après qu’a été publié l’« Indice des prix de
consommation » (IPC) du mois de septembre, et après que les gens se sont
plaints de ce qu’il ne reflétait pas correctement l’augmentation réelle du coût
de la vie du monde populaire et des classes moyennes, le Ministre des Finances
a conseillé qu’au cours de ce mois, « on offre beaucoup de fleurs, car
leur prix avait baissé ». En une autre occasion, il avait demandé aux
mères de famille de « prier pour qu’on trouve une solution à la guerre
commerciale ». Face aux longues filles d’attente dans les hôpitaux, le
Ministre de la santé avait expliqué qu’elles étaient dues aux gens qui s’y
rendaient non seulement pour voir un médecin, mais pour se rencontrer entre eux
et mener leur vie sociale. Le ministre du logement, lors d’une session du
Sénat, affirma que la majorité des Chiliens sont propriétaires d’une maison ou
d’un (ou deux) appartement(s), « ce qui constitue notre grand
patrimoine ». Et le plus explicitement offensif de ces commentaires
méprisants émanant de l’élite fut celui de la sénatrice Jacqueline Van
Rysselberge qui déclara que « n’importe quel pouilleux croit avoir le
droit d’insulter les gens qui travaillent dans les services publics ».
C’était là sa manière de répondre à la mise en question, déjà depuis quelques
mois, des rémunérations des parlementaires chiliens (qui sont les plus élevées
du monde).
Et, finalement, quelques jours seulement avant le début de la révolte, le
nouveau ministre de l’économie, J.A. Fontaine, juste après que le prix du
billet de métro ait été augmenté, invitait les usagers à « se lever de bon
matin » (comme si ce n’était pas déjà ce qu’ils font) pour prendre le
métro « aux bonnes heures », quand le billet coûte moins cher (même
s’il a, lui aussi, été augmenté). Toutes ces allusions désobligeantes avaient
récemment fait l’objet de commentaires sur les réseaux sociaux et suscité
l’indignation des internautes, ce qui aurait notamment été une des raisons du
remplacement de certains de ces ministres.
La tension entre le gouvernement et la société civile atteignit un sommet le 18
octobre : tandis que la capitale du pays devenait le théâtre d’une
véritable explosion sociale, le Président Piñera eut la mauvaise idée d’aller
tranquillement manger une pizza dans un quartier riche de la capitale, pour
fêter l’anniversaire d’un membre de sa famille. C’est alors que la révolte, la
colère et le feu envahirent la ville. Les réseaux sociaux, comme dans tous les
cas antérieurs, jouèrent leur rôle de dénonciateurs et de divulgateurs. Le
Président revint précipitamment à la Moneda (siège du gouvernement), se
demandant sans doute comment son pays avait pu passer d’une « oasis de
paix » à une telle violence, et supposant que ce serait probablement
exceptionnel. À partir d’alors, les idées de dignité, de peuple et de réveil
commencèrent à faire l’unité entre les forces populaires dispersées.
Abus et impunités
Ce ne sont pas seulement les phrases blessantes qui, par
leur agressivité symbolique, ont usé la patience des gens. Durant toute la
période de la démocratie post-dictatoriale (donc, depuis 1990), des histoires
d’abus, concernant particulièrement les grandes entreprises, se sont
accumulées. De là est venue l’expression « non pas trente pesos, mais
trente ans », que l’on pouvait lire sur beaucoup de calicots et de graffitis
durant les jours suivants. Parallèlement, on sentait bien que les auteurs des
abus restaient semi-impunis (ou ne l’étaient pas du tout, ou par des peines
légères). La liste des fraudes est très longue : les évasions fiscales de
certaines entreprises « fantômes » de Lucksic, de Piñera (notamment
de l’entreprise Penta) ; la collusion des entreprises d’élevage de
volaille (1996-2010), de celles du papier hygiénique (2010-2011), des celle des
entreprises pharmaceutiques (2007-2008), de la corporation multinationale des
magasins nord-américains Wallmart (2010-2014) ; le cas de l’Isapre
Banmédica [3]
(2008-2013) ; celui de la Société chimique et minière du Chili (SQM :
2010-2014) ; le cas CAVAL, du fils et de la belle-fille de l’ex-présidente
Bachelet (2 015) ; le non-paiement des impôts immobiliers de l’une des
résidences secondaires du président Piñera (1989-2019). Entre 1996 et 2019,
selon une étude de l’économiste Javier Ruiz Tagle, l’évasion fiscale et la
corruption d’entreprises et d’institutions auraient coûté au Service des Impôts
internes une perte de 4 982 millions de dollars ! En outre, il faut
signaler aussi l’argent détourné (ou obtenu dans des conditions obscures) par
les hauts officiers des Forces Armées (pots-de-vin, achat d’avions…) ; le
détournement des fonds institutionnels de la Gendarmerie chilienne (Paco Gate,
2000-2019) ; la fraude et détournement par l’Armée chilienne des
« Fonds publics de la Loi de Réserve du Cuivre » [4] (Milico-Gate).
Les autorités de l’État ont toujours présenté les détournements et le niveau
inimaginable de corruption, de malversations, de pièges, d’abus de biens
publics, de délits d’initiés… comme de petites fautes exceptionnelles, commises
dans des institutions dont on pouvait supposer qu’elles obéissaient à des
principes respectables. C’était soi-disant le fait de quelques entrepreneurs ou
dirigeants malhonnêtes. Mais le pays, lui, allait bien : il était le plus
« propre » de toute l’Amérique latine ! La faible légitimité
sociale de ce discours se perdait totalement quand, après être passés par le
monde inextricable des procédures et des tribunaux, ceux-ci annonçaient des
« peines » plus proches de l’impunité que de la punition. Ainsi se
répandit la conviction fondée qu’il y avait deux justices : que si l’on prend
comme référence (notamment) le « Cas Penta » (entreprise financière
appartenant à un politicien), « la prison était pour les pauvres » et
les « cours d’éthique pour les riches ». En effet, l’entreprise en question
devint un exemple type d’impunité des entrepreneurs : ses dirigeants
furent condamnés à quatre ans de prison sous caution (transformés en liberté
surveillée) ; à une amende de 857 millions de pesos chacun (ce qui
correspondait à la moitié de la valeur qu’ils avaient détournée) ; et… à
suivre des cours d’éthique à l’université Adolfo Ibañez (qui forme des
ingénieurs de gestion d’entreprises) !
Inégalités matérielles et inégalités des chances
Tout ce qui précède (ce mépris élitiste, ces abus, cette
corruption, cette impunité) a pour base et, en même temps a construit, une
inégalité socio-économique extrême, qui est celle que le mouvement de
protestation dénonce. Cette inégalité n’est pas simplement le résultat d’une
conjoncture passagère : elle est le mode de reproduction de l’économie et
de la société. Ce que la majorité des gens perçoit, c’est que la société
chilienne comporte un groupe extrêmement riche, qui habite des zones et un
monde exclusifs et qui est composé des gens les plus privilégiés et plus
certains groupes qui configurent le groupe privilégié plus largement. Les
données le confirment : selon une étude de la CEPAL (2 017), 1% de la
population du pays possède 26,5% des revenus, alors qu’en contrepartie, 50% des
familles les moins riches ne détiennent que 2,1% de ceux-ci. L’inégalité se
situe d’abord dans les salaires : la moitié des travailleurs touchent un
salaire égal ou inférieur à 400 000 pesos par mois (US$ 562). Le revenu moyen
est très supérieur au revenu médian , ce qui signifie que ceux qui gagnent plus
que le revenu moyen sont beaucoup moins nombreux que ceux qui gagnent moins [5] . Tel est le
« piège du salaire moyen » : si l’on prend un pays dont le
revenu national brut par tête d’habitant est de 25 000 US$ (ce qui est le cas
du Chili en 2019), un pourcentage majoritaire de sa population ne disposera que
de 7 000 US$ par tête [6].
La conséquence majeure de cette inégalité de revenus – qui est produite et qui
produit l’inégalité de richesse – est qu’elle entraîne des différences
importantes d’accès à des services comme la santé, l’éducation, le logement,
les pensions… Tout cela apparaît clairement dans les rues, soit dans la grande
diversité des calicots « standardisés » (comme : « No +
AFP » [7] ), soit dans les
graffitis (comme : « Grand-Père, je me bats pour ta pension »).
Avec le développement de l’éducation, une grande quantité de jeunes ont été
diplômés de l’enseignement supérieur (universités et instituts professionnels)
au cours des dernières décennies. Avant que soit mise en œuvre (sous la présidence
de Michelle Bachelet) la gratuité pour les six déciles les plus pauvres des
étudiants, une grande quantité de jeunes professionnels (et leurs familles)
s’étaient fortement endettés pour financer leurs études. C’était là le résultat
d’une éducation privatisée (qui profitait clairement aux banques). C’est avec
un tel degré d’endettement accumulé, qu’ils durent affronter un marché du
travail, alors que celui-ci était précaire. Par ailleurs, la génération des
retraités sous le régime de la capitalisation individuelle a elle, aussi,
augmenté. Chacun d’eux reçoit une pension différente, selon ce qu’il a
accumulé. Avec ces revenus, souvent insuffisants, il doit s’arranger pour
financer une vie digne de nom. Dans un tel contexte, ni l’idée d’un
« ruissellement », ni celle d’un « pays de cocagne », ni
les discours prometteurs d’égalité (qu’on entend périodiquement) ne sont encore
crédibles.
Complaisances politiques et gifles de clown
En certaines occasions, la sphère politique peut être
celle qui réduit les inégalités socio-économiques : elle est alors un
remède contre les tendances pures et dures du marché et les stratégies privées
qui visent à concentrer les richesses et les revenus. Cependant, dans le cas
chilien, ce n’est pas ce qui s’est passé. Les politiciens sont devenus un
groupe assimilé aux privilégiés : dans leur cas, les revenus importants
dont ils bénéficient (leurs honoraires de parlementaires) leur assurent un
niveau de vie élevé et l’accès à tous les services privés. Un autre fait encore
révèle cette politique élitiste : les « cadeaux » financiers que
font les entrepreneurs aux politiciens. Ils ont atteint un niveau si élevé
qu’il a fallu, récemment, édicter des normes pour réguler les relations entre
les patrons d’entreprise et les personnalités politiques : cette
réglementation a donné lieu à un financement public. Cependant, celui-ci n’a
pas mis fin à ces pratiques : les entrepreneurs ont conservé une
importante capacité d’influer sur le monde politique : ceux qu’on
prétendait « réguler » ont capturé leurs
« régulateurs » !
Pour toutes ces raisons, les réponses politiques, normalement attendues et
sollicitées face aux revendications sociales, n’eurent pas l’envergure morale
suffisante pour être crédibles : elles ne furent pas capables, à court terme,
de prendre en charge l’ampleur des demandes de la population, et encore moins
de mettre en œuvre les réformes profondes que ces demandes impliquaient. La
« classe politique » était largement considérée comme complice des
coupables, et non comme un acteur autonome, capable de concevoir et de
promouvoir un « bond en avant » vers l’égalité et la dignité.
Les jeunes dans la mobilisation sociale
La mobilisation sociale révèle des questions
émergentes : une génération qui veut prendre possession de sa destinée,
qui déploie sa capacité d’action et son audace, qui veut laisser sa marque dans
l’histoire, qui se sert de la rue, de l’espace urbain pour exercer sa capacité
de résistance et de rébellion. Ceux qui marchent dans les rues sont des jeunes
de moins de 30 ans, qui résistent aux bombes lacrymogènes, aux jets des canons
à eau, aux tirs de balles en caoutchouc qui les aveuglent, aux tortures et aux
viols qui suivent leur arrestation… Ils sont nés après 1997 (année de la
débâcle économique et des grandes pluies qui ont laissé voir la pauvreté dans
le pays). Ces jeunes n’ont pas vécu la dictature, ni même la transition « dans
la mesure du possible » à la démocratie. Mais, débordant
« leur » temporalité directe, ces jeunes se sont soulevés, ils ont
actualisé la mémoire historique et rassemblé les époques. Ils utilisent un
langage dans lequel sont présents leurs grands-parents, leurs parents, et une
lecture au présent de leur histoire. Les calicots qu’ils portent contre leur
poitrine et collent sur les murs racontent des histoires d’abus, dans leur
famille, dans leur quartier peuplé de gens pauvres. C’est là tout un héritage
de lutte, un héritage culturel, un héritage politique, qui s’incarne dans les
deux chansons emblématiques de leur mouvement de protestation : Le droit
de vivre en paix (de Victor Jara) et Le bal de ceux qui sont de trop (de Los
Prisioneros) !
Victor Jara a écrit cette chanson en 1969 et elle fut lancée en 1971 pour
protester contre l’intervention sanglante des USA au Vietnam :
El derecho de vivir,
Poeta Ho Chi Minh,
que golpea desde Vietnam
a toda la humanidad,
ningún cañón borrará
el surco de tu arrozal.
El derecho de vivir en
paz.
Le droit de vivre,
Poète Ho Chi Minh,
qui frappe depuis le Vietnam
l’humanité tout entière,
Aucun canon n’effacera
le sillon de ta rizière.
Le droit de vivre en paix.
Cinquante ans plus tard, au Chili, cette chanson s’est
spontanément transformée en un hymne qui s’écoute et se danse partout, de la
Place d’Italie à toutes les places des quartiers. Un groupe de musiciens et de
chanteurs en a fait un « remake » en actualisant les paroles :
« Le droit de vivre sans peur, dans notre pays, en conscience et unité,
avec toute l’humanité. Aucun canon n’effacera le sillon de la fraternité et le
droit de vivre en paix, dans le respect et la liberté, avec un nouveau pacte
social, dignité et éducation, qui ne fasse pas d’inégalités. La lutte est une
explosion ! »
Cependant, la chanson, telle qu’elle se chante dans les espaces publics est
bien l’original : elle s’oppose à la déclaration de guerre du président de
la République.
Los Prisioneros ont écrit « Le Bal de ceux qui sont de trop » en 1987,
quand la dictature n’était pas encore terminée, et que les jeunes qui,
aujourd’hui, marchent dans nos rues n’étaient pas encore nés. Les paroles
dénoncent l’exclusion extrême : les faux et cyniques espoirs suscités chez
les jeunes ; l’éducation qui sélectionne et reproduit les divisions
sociales :
Es otra noche más de caminar
Es otro fin de mes sin novedad
Tus amigos se quedaron igual que tú
Este año se les acabaron
los juegos… los 12 juegos
Unanse al baile de los que sobran
Nadie nos va a echar de menos,
Nadie nos quizo ayudar de verdad.
C’est une nuit de plus à marcher,
C’est une autre fin de mois sans nouvelle.
Tes amis sont restés pareils que toi.
Cette année, ils ont épuisé
les jeux… les 12 jeux.
Entrez dans la danse de ceux qui sont de trop,
Personne ne va nous regretter,
Personne n’a voulu vraiment nous aider.
L’actualité des paroles est évidente. Son auteur, Jorge
Gonzalez, a dit récemment qu’il trouvait bien « triste que l’on doive
encore continuer à la chanter ». Cette chanson a été créée dans les mêmes
conditions que celles qu’on retrouve encore aujourd’hui : sous le
couvre-feu et les tirs des fusils.
Avec cette actualisation des hymnes pour la paix, pour la reconnaissance
sociale et la justice (et du même coup, des dominateurs qui les entravent),
réapparaissent massivement certains mots de notre histoire longue, comme le mot
« peuple » : « le peuple uni, jamais ne sera vaincu ».
Ces mots reviennent pour rappeler que certaines luttes continuent, mais aussi
qu’elles se réinventent dans le présent, avec des forces et des convictions
nouvelles. Ceux qui les reprennent sont des jeunes qui, pour la première fois
de leur vie, apprennent ce que c’est qu’un couvre-feu et un État d’urgence, et
voient mourir leurs semblables sous les balles des fusils ou sous la botte
d’autres jeunes, militaires ou policiers, aussi jeunes qu’eux et victimes eux
aussi des mêmes inégalités : « Militaire pauvre, tu tues d’autres
pauvres, pour protéger les riches ! » Jeunes aussi, ceux qui, mal
dissimulés sous leur capuche, participent pour la première fois à l’incendie de
banques, de stations de métro, d’autobus publics, de mobiliers urbains…
Le « paquet de mesures » limitées, prises à la va-vite par le
gouvernement, n’épuise évidemment pas la profondeur de la rage et de la
mobilisation. Les pillages de supermarchés continuent et ils attaquent de front
la société, et, dans une large mesure devrait être compris comme une réponse à
la longue liste des pillages impunis, commis par la classe privilégiée. Ces
jeunes ont ouvert et élargi une vanne, que personne ne sait au juste comment
elle se refermera – ou, pour le dire mieux, vers quels nouveaux événements elle
nous entraînera. Ce que l’on sait, pourtant, c’est qu’elle a libéré
l’expression, comme s’il s’agissait d’un carnaval ou d’un grand spectacle
collectif, où les cris, les sauts, les pierres disent avec audace et violence,
ce qui était tu depuis des années : assez d’abus, assez de cette
domination écrasante qui produit des « Chilis » si différents et
montés les uns sur les autres.
Le jour d’après
Peu à peu, le pouvoir en place – toujours menaçant, sur
la défensive et tiraillé par la force et la sympathie que suscitent les
mobilisations – a fini par accepter qu’il s’agissait de quelque chose de
sérieux !
Sa première réaction fut d’affronter le mouvement comme une affaire d’ordre
public : ainsi commença la réponse du gouvernement. Il en vint à fermer
toutes les stations du métro de Santiago, qui transporte trois millions de
personnes chaque jour. Déjà, le vendredi 18 octobre, le gouvernement a commencé
à durcir les peines pour les détenus et invoqué la Loi de Sécurité de
l’État ; le samedi 19, il décréta l’État d’urgence pour une grande partie
de Santiago. Le Président nomma le général de division Javier Iturriaga comme
responsable de la sécurité de la capitale chilienne : il déploya 500
militaires pour contrôler les seize axes principaux de la ville et en
particulier les zones de conflit. Le lendemain, Valparaiso (centre nord),
Rancagua (centre sud), Concepción (sud), Coquimbo, La Serena (nord proche),
furent inclus dans l’État d’urgence. Tout cela, en affirmant que ce qui se
passait était surtout le fait de vandales, et qu’il convenait, selon le chef du
gouvernement, de les combattre comme on le fait quand on est en guerre
(« nous sommes en guerre » déclara-t-il). Mais, loin de réussir,
cette tactique a échoué à contenir les manifestations.
Peu à peu, et s’ajoutant à la réaction ci-dessus, le gouvernement proposa une
« solution sociale », qui partait de la « reconnaissance »
des faits et qui admettait une certaine responsabilité pour « n’avoir
compris qu’il y avait un profond malaise » chez une grande partie de la
population chilienne. Ce malaise était vu comme le « reflet de cet autre
monde dans lequel cette population habite » et par « le regard de classe »
avec lequel elle voit la réalité.
C’est ainsi que, pour faire preuve de compréhension, le gouvernement prit
quelques mesures sociales qui devaient soulager la population et lui
« donner de l’air » pour l’aider à affronter les « fumées de
l’explosion ». Le samedi 19, il suspendit la hausse du prix des billets du
métro de Santiago (la loi permet d’annuler une hausse mais pas de la réduire).
Il annonça aussi la hausse de 20% de la pension minimale – ce qui, pour la
majorité des retraités signifiait une augmentation de 30.000 pesos (moins de 5
US$) –, ainsi qu’un « revenu minimum garanti » (financé par l’État)
élevé à 350.000 pesos. À la télévision, le nouveau ministre du développement
social, Sébastián Sichel, appelait aussi les patrons d’entreprise à ne pas
penser seulement à leurs bénéfices !
La réaction à ce « paquet de mesures sociales » – importantes selon
la technocratie néolibérale orthodoxe – fut immédiate et très claire : ce
n’était que « des miettes » et ce n’est pas cela que demande le
mouvement social. Cette proposition des dirigeants politiques n’a fait
qu’agrandir la brèche entre l’élite gouvernementale et le peuple. Cette
« solution techno-sociale », dans un contexte de violente répression,
a échoué, elle aussi, malgré les promesses de la compléter en renonçant à
certains projets de l’exécutif, qui augmenteraient encore les inégalités, comme
notamment, la réforme fiscale (qui aurait rendu les riches encore plus riches).
Comprenant alors qu’elle n’arrivait à rien, l’élite politique gouvernante comprit
que, pour affronter cette situation incontrôlable, elle aurait besoin d’une
aide politique. Et, puisque le gouvernement était formé par une coalition de
droite, elle appela à une unité politique élargie. « Ceci est une situation
qui a besoin de la plus large unité nationale possible » disaient alors
les gouvernants.
Le nouveau cabinet ministériel qui fut alors formé, et l’invitation faite à des
partis, concrétisèrent cette nouvelle ligne. Hélas ! Le nouveau cabinet
n’apporte rien de nouveau et fut un fiasco. D’abord parce que, comme nous
l’avons dit déjà, la classe politique, dans son ensemble, n’a plus d’autorité
morale (le Congrès est l’institution la moins bien évaluée par la société
civile) ; ensuite, parce que certains partis refusèrent de dialoguer à
cause de la répression policière et militaire, qui suscitait l’indignation sur
les réseaux sociaux,
Entre-temps, le mouvement formulait de nouvelles revendications, qui se
consolidaient, comme la question des fonds de pension (AFP) et de la santé publique,
ou comme le prix des péages excessifs que réclament les concessionnaires des
autoroutes. Ces exigences allaient bien au-delà de mesures marginales, et ne
pouvaient être traitées que structurellement. Ainsi, les enjeux du mouvement
s’élargissaient à des acteurs nouveaux.
C’est précisément ce contexte de contestation de plus en plus large des
réalités socio-économiques, qui est à l’origine de la prise de conscience de la
nécessité d’un « nouveau Pacte social » – ou plus simplement, d’un
Pacte social tout court, car beaucoup de gens ont fait remarquer que, sous le
régime du capitalisme néolibéral (qui, dès le début, a été mis en place par la
dictature militaire), ce pacte n’avait jamais existé. C’est justement cette
nécessité de créer et d’instituer un pacte social, permettant des changements
suffisamment structurels dans le champ socio-économique, qui a incité des
groupes sociaux de plus en plus larges (des classes moyennes et populaires, et
même au-delà) à réclamer une nouvelle Constitution et, par conséquent, une
Assemblée constituante.
C’est alors que les « Cabildos », ces assemblées populaires locales,
apparurent comme des espaces qui ouvraient la possibilité d’un processus plus
solide, partant de la base, capable de cimenter des expériences et des contenus
possibles pour, à la fois, proposer une réponse et une solution à la
mobilisation sociale et construire un nouveau pays. C’est le moment où
s’ouvrent les possibilités de faire un bond en avant sur diverses
questions : la question sociale dans un nouvel « État
social » ; la question de la démocratie et de la manière de la
pratiquer ; la question économique et des différentes formes de
propriété ; la question des Indigènes et de leur autonomie ; la
question de la décentralisation des pouvoirs dans les régions et les
territoires ; la question environnementale et la manière de traiter la
nature…
Cela peut paraître beaucoup, mais les grandes transitions historiques se
caractérisent toujours par l’amplitude de leur regard sur le monde et par la
relecture de leur époque. Les sociétés qui se proposent des réorientations
peuvent se donner le temps pour les faire, afin de bien faire attention au sens
de ce qu’elles entreprennent. Des petits changements ne feraient que laisser le
conflit latent : si un grand pas est solide, un petit ne mène à rien.
Cet article a été traduit en français par Guy Bajoit, président du CETRI, sociologue et professeur émérite de l’université catholique de Louvain (Belgique).
Notes
[1] « Cabildo » : mieux vaut ne pas traduire ce vieux mot espagnol, qui désigne une assemblée locale de personnes ayant à délibérer et à prendre des décisions communes. Au Moyen Âge, il désignait les « chapitres » (réunion des chanoines des cathédrales ou des moines des monastères) ; plus tard, il désigna les mairies ou conseils municipaux. De là vient l’expression « avoir voix au chapitre ». En réinventant les « cabildos », le peuple chilien reprend la parole : il dit dans quelle société, dans quel pays, il veut vivre !
[2] Ainsi appelé parce que leur uniforme scolaire, blanc et bleu foncé, les fait ressembler à … des pingouins !
[3] Mutuelle privée.
[4] Le cuivre est le principal produit d’exportation du Chili. Une loi autorise l’armée à prélever 10% des recettes pour ses propres besoins.
[5] Autrement dit, plus de la moitié de la population gagne moins que le revenu moyen et moins de la moitié gagne plus ; cela est dû au fait qu’une petite partie de la population perçoit un salaire très élevé, ce qui tire la moyenne vers le haut.
[6] Le Coefficient de Gini du Chile est de 0,466, tandis que celui de Haïti est de 0,411. Ce coefficient mesure les inégalités internes de chaque pays en les situant entre “0” (égalité parfaite) et “1” (inégalité complète). Le Chili est donc encore plus inégalitaire encore que Haïti.
[7] AFP = Association Fonds de Pension. Ce sont des entreprises privées, créées sous la dictature, qui récoltent les cotisations et administrent les pensions. Avec leurs réserves, elles réalisent des placements. Les usagers leur reprochent d’être au service de leurs actionnaires, d’être souvent corrompues et de ne pas tenir leurs promesses envers leurs bénéficiaires pensionnés.