Entretien avec Sergio Coronado , Reporterre, 26 octobre 2019
Propos
recueillis par Lorène Lavocat
Pour le militant écologiste, qui appelle au boycott de la COP25, il est impensable de « discuter de l’avenir de la planète avec au loin le bruit des balles ». Le Chili est en effet secoué par une mobilisation massive — « presque insurrectionnelle » dit-il dans cet entretien — et fortement réprimée.
Reporterre : Pourquoi appelez-vous au boycott de la COP25 au Chili ?
Sergio Coronado : On a souvent reproché la tenue de ces grandes conférences – dont l’utilité est d’ailleurs critiquée – dans les bunkers coupés de tout. La COP21 à Paris s’est faite sous l’état d’urgence, qui a servi à mater toute forme de contestation. Les militants écologistes ont été assignés à résidence, arrêtés préventivement, nassés, gazés… Ça risque de se passer de manière beaucoup plus dure au Chili. La COP25 ne peut pas se tenir dans un pays en état de siège. Comment peut-on parler de transition et d’un monde plus juste, alors même que l’armée mate, arrête, enlève, matraque celles et ceux qui se mobilisent en faveur d’un système équitable pour les hommes et la planète ? Comment les dirigeants pourraient-ils discuter de l’avenir de la planète avec au loin le bruit des balles ? Ce serait faire preuve d’indifférence et d’un grand cynisme. On ne peut pas faire comme si de rien n’était. Les dernières COP n’ont pas fait avancer grand-chose. Le retrait des États-Unis est bien plus grave que le report de quatre ou cinq mois d’une COP.
Les personnes avec qui vous êtes en lien au Chili demandent-elles un boycott de la COP25 ?
La société civile chilienne est prise dans d’autres préoccupations : la mobilisation et la peur d’arrestations et de passage à tabac. La mémoire de la dictature a ressurgi avec une grande violence traumatique surtout pour celles et ceux qui ont vécu sous Pinochet. Les premiers à s’être mobilisés, ce sont les jeunes précaires, qui n’ont rien à perdre et qui n’ont pas connu la dictature. Les grandes organisations écolos ont apporté un soutien total à la mobilisation sociale, même si elle a parfois été violente. Fridays for Future, Greenpeace…
Comment analysez-vous la situation au Chili ?
Le slogan porté par les manifestants chiliens, « No es por 30 pesos, es por 30 años ! » [« Ce n’est pas pour 30 pesos, c’est pour les 30 dernières années ! »], est clair : il s’agit d’une contestation d’un système mis en place par la force, par la dictature de Pinochet. Le Chili a été un laboratoire du néolibéralisme, où tout a été privatisé. On paye pour se soigner, on paye pour aller à l’université, on paye pour tout. 30 % des revenus des Chiliens sont consacrés au remboursement des emprunts. Et il n’y a quasiment pas de services publics. Ce système est basé sur une très grande inégalité : 1 % de la population détient 26 % de la richesse nationale. Quelques grandes familles s’accaparent les richesses, dont celle du président Sebastian Piñera, qui a fait fortune pendant la dictature.
Le Chili de la transition démocratique n’a pas rompu avec le système économique de la dictature. Ce qui avait été imposé par la force est devenu une pensée unique, une culture unanime des partis politiques, de droite et de gauche compris. Michèle Bachelet a tenté une réforme électorale et fiscale, mais sans remettre en cause les fondamentaux du logiciel néolibéral. C’est contre tout ça que les Chiliens manifestent, c’est un pays qui se soulève face à ce qu’il endure depuis 40 ans.
Ce système est également d’une grande violence environnementale, puisqu’il inflige une destruction ou une privatisation de la nature. Il y a eu de fortes mobilisations dans le sud du pays contre des barrages et la marchandisation des cours d’eau. Les enjeux écologiques sont au cœur des revendications actuelles.
Le déclencheur de cette mobilisation est éminemment écologique : l’augmentation du prix du ticket de métro, c’est une question d’accès à la mobilité, dans une ville d’apartheid – Santiago, comme toutes les villes latino-américaines, est très ségrégée. La mobilité est donc une question qui lie écologie et justice sociale, qui parle de la répartition de la richesse sur un territoire. Il s’agit du droit à la ville pour tous. Ce n’est pas inédit : en 2013, d’importantes manifestations ont eu lieu à São Paulo sur la même question.
18 morts, plus de 2.000 personnes arrêtées… Comment expliquez-vous une telle répression ?
D’abord il s’agit-là de chiffres gouvernementaux, à prendre avec précaution : ils pourraient être en fait beaucoup plus élevés. Les observateurs des droits de l’Homme parlent également de viols, d’agressions sexuelles dans les commissariats, de disparitions. L’état d’exception, que Piñera a décrété, consiste en une délégation aux forces militaires du maintien de l’ordre. Or ce maintien de l’ordre est directement hérité de la dictature. De tous les pays chiliens ayant connu un régime autoritaire, le Chili est celui où le travail de mémoire et de justice a été le moins abouti. L’armée n’a pas eu à rendre de comptes. Pinochet est mort dans son lit, entouré des siens. Donc aujourd’hui, quand le président dit qu’on est en guerre, pour l’armée ça signifie : plus de limite.
Pensez-vous que la mobilisation sociale va durer ?
Sebastian Piñera a déjà demandé pardon et annoncé une série de mesures [notamment une augmentation de 20 % du minimum retraite et le gel des tarifs de l’électricité] qui font paraître minables celles débloquées par Emmanuel Macron pendant les Gilets jaunes. Mais il reste dans le logiciel politique et économique qui est celui des 30 dernières années. La mobilisation échappe aux cadres traditionnels, elle n’est encadrée ni par les syndicats, ni par les forces politiques de gauche. En ce sens, elle est presque insurrectionnelle, et massive : six millions de personnes dans la rue, c’est un tiers du pays, c’est du jamais-vu. Surtout au Chili, qui n’est pas un pays où on manifeste souvent, on y a perdu le goût de la rue. À ce stade, impossible donc de dire comment les choses peuvent tourner.