Chili : Les mapuche continuent de lutter pour leurs terres

 MARTINEZ NAVARRETE Edgars. NACLA, (traduit par le RITIMO) 5 mars 2021

L’emprisonnement de militants mapuche est l’un des nombreux outils utilisés par l’arsenal de contre-insurrection de l’État chilien.

Manifestation en soutien aux prisonnier·es politiques mapuche en grève de la faim. La banderole dit, en espagnol : « La résistance n’est pas du terrorisme. 54 jours en grève de la faim ». Crédit : Edgar Gomez (CC BY-NC 2.0)

Le 4 mai, le Machi (chef spirituel mapuche) Celestino Córdoba, détenu dans la prison de Temuco au Chili, a entamé une grève de la faim pour exiger le respect des droits des Autochtones tels qu’ils sont garantis par le droit international. Plusieurs Mapuche dans une autre prison l’ont suivi. Quelques semaines plus tard, le nombre total de Mapuche en grève de la faim derrière les barreaux à Temuco, Angol et Lebu, est monté à 27.

Les grévistes de la faim ont appelé le gouvernement chilien à remplir ses obligations, souscrites dans la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). La Convention souligne le droit des peuples autochtones à un consentement libre, préalable et informé concernant des projets prévus sur leur territoire. Cependant, elle stipule également que les autorités et les cours de justice doivent prendre en considération « les coutumes … au regard des affaires pénales » et donner la préférence « à des formes de punition autres que la détention en prison ».

Des proches et des porte-paroles ont fait une déclaration annonçant la grève de la faim du Machi Córdoba et appelé à la solidarité. Ils ont dit que cette action a marqué « un pas vers la mobilisation car il vaut mieux mourir en luttant qu’à genoux devant un système oppressif qui s’acharne à nous soumettre ».

Córdoba a été condamné à 18 ans de prison en 2014 suite à la mort d’un couple de personnes âgées lors d’une action de récupération de terres. Il soutient que les autorités l’ont pris pour cible pour étouffer les revendications territoriales mapuche.

Par leur grève, Córdoba et les autres prisonniers politiques mapuche utilisent leur corps comme un outil de résistance face à la violence de l’État, la répression policière et l’accaparement de leurs terres par les propriétaires terriens et les entreprises multinationales. Ceux qui détiennent le pouvoir économique les dénigrent en les taxant de « terroristes » et « d’ennemis intérieurs », mais les grévistes offrent leur newen (force) pour rechercher la liberté de leur peuple.

Le 18 août, Córdoba a mis fin à sa grève de la faim après 107 jours. Conséquence de la solidarité des autres prisonnier·es en grève et des mobilisations partout dans le monde, le Machi (chef spirituel) a pu négocier des accords minima, y compris la permission de visiter son rewe (autel sacré) et des garanties que les grévistes de la faim ne subiront aucune représailles. D’autres prisonniers politiques mapuche continuent la grève de la faim. Le 24 août, les grévistes de Lebu et Angol ont entamé une grève sèche, une des formes les plus extrêmes de protestation que peuvent prendre des prisonnier·es. Puis, le 3 septembre, les prisonniers d’Angol ont mis fin à leur grève après 123 jours. Le 10 septembre, les prisonnier·es de Lebu et Temuco ont aussi interrompu leur grève, après 66 et 54 jours respectivement.

Tout au long des semaines de grève de la faim, le gouvernement chilien s’est montré peu enclin à résoudre le conflit. La revendication centrale des grévistes / que les autorités alignent les sentences de prison liées aux dossiers concernant les autochtones sur les critères de la Convention 169 de l’OIT, adoptée par le Chili il y a au moins 10 ans.

Connaître les raisons de l’emprisonnement de membres de la communauté mapuche est fondamental pour comprendre la grève de la faim. Au petit matin du 29 janvier, plus de 100 policiers sont violemment entrés dans cinq maisons de la Vallée d’Elikura, en territoire Lavkenche (sur la côte) du Wallmapu (l’entièreté du territoire mapuche). Après avoir donné des coups, battu et maltraité les familles, ils ont arrêté Matías Leviqueo, Eliseo Raiman, Guillermo Camus, Esteban Huichacura, Carlos Huichacura et Manuel Huichacura. Les détenus ont été mis en garde à vue pour leur soi-disant participation dans la mort d’un voisin dans la région.

Lors d’une audience préliminaire, il est clairement apparu que les seules preuves contre eux provenaient de déclarations de témoins protégés. Les soi-disant témoins se contredisaient les uns les autres et n’ont pas pu faire le lien entre les accusés et le crime. Malgré ces failles légales, les peñi (hommes mapuche) de la Vallée de Elikura ont été transférés à la prison de Lebu, où ils ont ensuite participé à la grève de la faim.

La contre-insurrection cible la Weichan (la résistance) comme un « ennemi intérieur »

Pendant les années 1990, l’émergence du mouvement mapuche en général, et sa ligne autonomiste en particulier, a pour la première fois mis à mal le caractère mono-culturel de la nation chilienne. Des gens qui cherchaient à radicalement transformer leur réalité mettaient en question la chilénisation-créole imposée depuis toujours par le sang, le feu et la loi. Ce processus s’est cristallisé durant la dictature de Pinochet qui avait notoirement proclamé que « il n’y a plus de Mapuche parce que nous sommes tous Chiliens ». Les promesses culturelles gouvernementales défectueuses n’ont pas pu contenir l’auto-détermination mapuche à la fin du siècle dernier.

Au cours de la décennie, les actions de récupération de terres sont montées en puissance et les organisations politiques se sont multipliées. La Weichan (résistance), une tradition mapuche historique, est devenue la praxis de certains secteurs qui ont commencé à se méfier des institutions néolibérales. Les premières démonstrations d’insubordination collective durant cette période ont eu lieu dans la région Lavkenche, ce qui a mené à la création du Comité de Coordination Arauco Malleco (CAM). Cela a motivé un legs de rébellion qui continue aujourd’hui. Les revendications territoriales de la Vallée Elikura sont le produit d’une génération Lavkenche qui a grandi et s’est entraînée dans ce cycle insurrectionnel.

Voyant leurs intérêts menacés en pleine ascendance du « miracle chilien » néolibéral, les classes dirigeantes ont réarrangé leurs structures de pouvoir pour faire face à la résurgence d’un nouvel « ennemi interne ». Leurs discours dépeignaient les Mapuche en lutte comme des terroristes racialisés. Il semble que la criminalisation ait été le meilleur moyen d’affronter cette menace. Ainsi a commencé un nouveau cycle de conflit de basse intensité, c’est-à-dire une contre-insurrection basée sur des mécanismes coercitifs de soumission, cooptation, exploitation et persécution des ennemis du modèle néolibéral.

Ce conflit de basse intensité a dissimulé une déferlante de stratégies contre-insurrectionnelles et de projets néocoloniaux sur le peuple mapuche en weichan. Au niveau continental, l’Intégration de l’Infrastructure régionale en Amérique du Sud et le Partenariat Trans-Pacifique, parmi d’autres accords, ont accéléré l’accumulation du capital ; et au niveau national, les tentatives de modification de la Loi autochtone et l’expansion et la modernisation de l’usine de pulpe de bois d’Arauco, située dans des terres revendiquées par les Mapuche. Un autre exemple est le Plan pour l’Araucanie, une stratégie gouvernementale pour le développement social et économique en territoire mapuche mais qui évacue la question clé des revendications territoriales. Ces initiatives politico-économiques ont trois objectifs : ouvrir définitivement le Wallmapu aux entreprises transnationales, piller et exploiter les ressources naturelles, et écraser la protestation territoriale. En bref : la subordination complète de la nature, du royaume spirituel et des capacités politiques des Mapuche à résister au capital.

Au moyen de réseaux transnationaux, les intérêts impériaux ont façonné cette logique coercitive. Au cours des deux dernières décennies, l’État chilien a promu plusieurs plans de persécution et de criminalisation pour affaiblir le mouvement autonomiste mapuche et accuser ses membres de terroristes. Ces efforts comprennent l’Opération Patience de 2002-2004, visant à démanteler la CAM ; l’Opération Ouragan en 2017, que les médias ont décrite comme une tentative de « décapiter » le mouvement de résistance Weichan Auka Mapu et la CAM ; et l’Opération Andes en 2017 qui découlait d’Ouragan et visait à lier les organisations mapuche avec du trafic d’armes et des structures politico-militaires dans plusieurs régions.

Les grands propriétaires terriens, les compagnies forestières et les organisations agricoles alignées sur l’extrême droite et résidant actuellement dans le Wallmapu, participent également à ce « combat contre le terrorisme ». Les héritiers du colonialisme de peuplement, qui ont bénéficié de la dépossession des terres, du déplacement et de la subordination raciale des Mapuche, justifient leur présence historique, leurs propriétés et leurs investissements par la protection d’une supposée suprématie nationaliste blanche. En plus de la construction de l’idée de « terroristes mapuche », ces forces ont organisé des groupes d’auto-défense paramilitaires qui menacent d’intensifier la violence qu’eux et leurs ancêtres ont perpétuée.

Spécifiquement, pour les Lavkenmapu (gens de la côte) et la Vallée Elikura, ce plan de contre-insurrection est mis en lumière par la systématisation des données que le média mapuche Aukin a révélée en 2019, sous le titre « Le nouveau plan de répression pour la bande côtière Lavkenche ». Le gouvernement, en conivence avec les « principaux » secteurs productifs de la région, a ciselé des mesures visant le sud de la province d’Arauco pour minimiser le niveau de « violence rurale », un terme que les médias utilisent souvent pour parler de la résistance lavkenche. La création de nouveaux commissariats de police, l’arrivée de 100 unités policières dans la région, la présence permanente de postes de contrôle policiers, le déploiement de 16 véhicules blindés tous-terrain et d’un hélicoptère, ainsi que le don de drones dernier-cri ne sont que quelques éléments du plan répressif visant la persécution du lov (structure sociale mapuche) et des communautés qui défendent le Lavkenmapu.

Manifestation exigeant la libération des prisonnier·es politiques mapuche. Crédit : Ferran Legaz (CC BY-ND 2.0)

La cruauté comme méthode biopolitique de contre-insurrection

Ce conflit de basse intensité se manifeste par l’emprisonnement des militant·es politiques mapuche. La « couleur » des prisons latino-américaines n’est un secret pour personne, comme le signale l’anthropologue Rita Segato, qui note que le racisme des incarcérations révèle le fait que « l’histoire de la domination coloniale continue jusqu’à nos jours ». La judicialisation de la contestation autochtone a aussi une couleur. Depuis trois décennies au Chili, les autorités ont systématiquement soumis les militant·es, les leaders et les autorités culturelles mapuche à de longues procédures judiciaires qui finissent généralement par des acquittements ou des non-lieux par manque de preuves.

Ces procès, tristement célèbres pour leur inconsistance technique et leurs failles légales, n’ont pas nécessairement pour but la prouver la culpabilité. Ils cherchent plutôt à neutraliser les combattant·es mapuche, épuiser le mouvement de résistance et le forcer à s’opposer à l’agenda gouvernemental.

L’emprisonnement politique génère malgré tout un certain degré de cohésion sociale et communautaire, même entre groupes dissemblables. Mais il force le mouvement à concentrer son énergie sur des objectifs immédiats, ce qui, généralement, implique de négliger les objectifs stratégiques. La libération de prisonnier·es ou l’amélioration de leurs conditions de vie sont, à juste titre, des priorités indiscutables. C’est dans l’intérêt politique des classes dirigeantes de maintenir ainsi l’insubordination mapuche fragmentée et de l’obliger à se concentrer sur ce qui semble être des objectifs éphémères. La résistance et le soutien aux prisonnier·es politiques exigent un large répertoire d’alliances, de négociations et de pratiques contestataires. Les actions en faveur des prisonnier·es politiques, particulièrement celles et ceux qui sont en grève de la faim, sont épuisantes émotionnellement et matériellement pour un mouvement qui n’a pas de ressources abondantes ni de larges réseaux de solidarité au-delà du Wallmapu.

Il y a cependant des moments de rupture pendant lesquels c’est le mouvement mapuche qui établit l’agenda et force le gouvernement à négocier. Ces derniers mois, une augmentation des actions de sabotage, d’occupation d’espaces publics et d’autres actions directes ont réussi à briser la position d’indifférence du gouvernement.

La prison, et la grève de la faim comme dernier recourt pour les prisonnier·es, constituent des mécanismes disciplinaires sur les individus et leurs corps. Cette discipline s’étend aussi aux familles et aux cercles proches qui accompagnent ces processus, en leur infligeant de la douleur. En plus des séquelles corporelles chroniques dues aux jeûnes « secs » (sans boire), les arrestations, les raids et les longs procès judiciaires qui mènent en prison produisent aussi de grandes souffrances.

Au cours des trois dernières décennies, des centaines de femmes, d’hommes, de personnes âgées et d’enfants ont souffert de la violence de ces mécanismes de contre-insurrection biopolitique, qui laissent des traces indélébiles sur leur vie. De nombreux pichikeche (garçons et filles mapuche) ont passé leur enfance dans des zones militarisées, confronté·es au harcèlement policier et aux sinistres couloirs des tribunaux. Les femmes ont particulièrement assumé une grande partie des efforts de soutien aux prisonnier·es. En plus de travailler à temps plein dans les camps rudimentaires érigés devant les prisons, elles doivent aussi prendre en charge le travail quotidien du maintien des foyers ainsi que les tâches multiples de leurs lov et territoires respectifs.

Malgré ces circonstances adverses, les structures de pouvoir composées des élites chiliennes et transnationales n’ont pas réussi à briser la volonté collective des prisonnier·es politiques mapuche. « Nous mettons fin à la grève mais pas à notre combat », ont déclaré les prisonniers d’Angol dans une déclaration annonçant la fin de leur grève de la faim. En risquant leur vie avec une grève de la faim, les prisonnier·es politiques mapuche ne luttent pas pour des revendications individuelles. Au contraire, leur protestation cherche à établir un cadre légal minimum pour réguler leurs conditions collectives et sensibiliser l’opinion publique à l’emprisonnement politique des peuples autochtones au Chili.

Depuis leurs cellules, les prisonnier·es politiques Mapuche font face à des actions répressives de tous les niveaux de la contre-insurrection. Avec des cris d’encouragement, des cérémonies et de modestes marques de solidarité, ils combattent la violence des consortiums économiques, des structures politiques, des pouvoirs judiciaires et des appareils répressifs. Les prisonnier·es politiques mapuche incarnent l’expression maximale de la dignité humaine : ils offrent leur vitalité et leur newen au nom de la liberté de leur peuple.

Commentaires
Ce texte est en l’honneur de la résistance dignifiée des prisonniers politiques mapuche en grève de la faim dans la prison de Lebu : Matías Leviqueo, Eliseo Raiman, Tomás Antihuen, Guillermo Camus, Esteban Huichacura, Carlos Huichacura, Manuel Huichacura, Cesar Millanao, Orlando Saez, Damian Saez, Robison Parra, Oscar Pilquiman. Je le dédie aussi avec affection à Kelüray et Külapañgi, semences de rébellion dans le Lavkenmapu.
Edgars Martínez est un militant de la cause autonomiste mapuche, membre de Aukin et candidat à un doctorat en anthropologie au CIESAS-CDMX.