Chili : prisioneros de primera línea.

Manifestant.es confronté.es au jet d'eau qui les frappe de plein fouet dans la rue Vicuña Mackenna à Santiago de Chili le 20 novembre 2019 lors des mobilisations contre le gouvernement de Pinera @ Gonzalo Mendoza CC BY-SA 4.0 via WikiCommons

Marcelo Solervicens

L’estallido social qui a secoué le Chili d’octobre 2019 à mars 2020 a laissé derrière lui des prisonniers et prisonnières politiques. Libérés parfois après des années sans inculpation, ce sont les prisioneros de primera línea. Mais les chiffres, contradictoires, voire absents, cachent la réalité d’une démocratie qui a appliqué à la mobilisation sociale la criminalisation déjà en œuvre dans le WallMapu, le territoire où vivent les Mapuches.

Le rapport présenté par le Chili dans le cadre du quatrième cycle de l’Examen périodique universel (EPU) de l’ONU, reconnaît qu’entre le 18 octobre 2019 et le 31 mars 2020, 10 142 dossiers ont été ouverts en raison de la crise sociale, dont 1 914 seraient toujours actifs, pendant que 8 217 ont été fermés et onze autres sont à l’étude. En outre, ils y resteraient 1 508 démarches administratives chez Carabineros.

Cependant, selon diverses compilations, dont celle d’Hector Zavala du Collectif pour les droits humains au Chili (France) il y a eu 54 442 arrestations, quelque 36 747 poursuites, 4 032 détentions provisoires, 3 925 condamnations, 13 046 blessés, 31 décès et 3 838 personnes grièvement blessées. Parmi eux, 460 cas de traumatismes oculaires, dont la cécité totale de l’actuelle sénatrice indépendante Fabiola Campillai et de Gustavo Gatica. Il faut dire que ces chiffres officiels s’arrêtent en mars ou décembre 2020, alors que la mobilisation s’est poursuivie.

L’absence de chiffres n’est pas anodine. En mai 2022, une polémique s’est déchaînée, lorsque la ministre Jeannette Vega, a parlé des prisonniers et prisonnières politiques de la révolte sociale, qui ont été jugé.es d’après la loi sur le contrôle des armes à feu, la loi anti-pillage et la sécurité intérieure de l’État. C’est ainsi que, malgré ses promesses de campagne, le président Gabriel Boric, dans le contexte d’une offensive de la droite et du parti de l’ordre, et de l’échec du projet de loi de grâce au Congrès, a utilisé, en décembre 2022, sous de fortes critiques, la prérogative présidentielle pour libérer seulement douze prisonniers et prisonnières politiques de primera línea.

Par ailleurs, outre les allégations de torture et de violences sexuelles, l’État a été accusé d’abuser d’une détention préventive transformée en punition exemplaire, afin de décourager l’exercice du droit de manifester. Ils furent nombreux à être finalement libérés sans inculpation, après des mois, voire des années. D’autres, ont accepté des procès abrégés, seule possibilité d’écourter l’incarcération, même si cela signifiait s’avouer coupables de délits qu’ils n’avaient pas commis et accepter la liberté surveillée.

Autant dire que la criminalisation , qui sévissait déjà dans le WallMapu, a été appliquée à une mobilisation sociale qui a porté la Wenüfoye (drapeau, NDLR) mapuche, comme symbole des luttes pour la dignité, l’égalité et la plurinationalité. C’est que la révolte des mouvements sociaux a ébranlé les fondements du système politique de démocratie limitée installé en 1990. Le retour du sujet social, comme acteur politique, a transformé le système de partis et a facilité l’arrivée au pouvoir de l’actuel président Gabriel Boric en 2022. De fil en aiguille, le bilan mitigé, en matière de droits humains, d’un gouvernement perdu dans le labyrinthe d’une démocratie coupée de la société, laisse toujours inassouvies les attentes de réparation intégrale des victimes.

Dans le contexte du maintien du modèle économique néolibéral et d’un état de droit établi en dictature, la droite politique et économique, comme ailleurs en Amérique latine, a imposé, grâce au contrôle des médias, un discours public qui criminalise la mobilisation sociale et l’amalgame avec la criminalité et le narcotrafic, sans s’adresser aux causes.

D’un côté, elle fait pression sans relâche, pour consolider l’impunité des agent.es de l’État. Rappelons que l’INDH a déposé 3 222 plaintes au nom de 3 777 victimes pour des crimes de torture, de violence gratuite, de coercition illégale et de mort par des agent.es de l’État. Cependant, seules 81 d’entre elles ont fait l’objet d’une enquête et seulement 32 ont abouti à des condamnations. En fait, le procureur général a informé Amnesty International, en août 2023, que 6 912 allégations de violations des droits humains avaient été classées sans aucune suite. En même temps, une droite ragaillardie, bloque toute loi progressiste et exige l’amnistie pour les agent.es de l’État responsables de violations des droits humains et encore plus de lois sur la sécurité, dans le contexte du meurtre, par le crime organisé, de trois Carabineros dans le sud du pays, malgré l’état d’urgence.

D’un autre côté, toute refonte des forces de sécurité à été abandonnée. Au contraire, les organisations de droits humains dénoncent comme consolidation de l’impunité la décision de reporter au mois d’octobre l’inculpation, pour le délit d’omission de coercition illégitime ayant entraîné des blessures graves et des homicides, de l’actuel directeur général des Carabineros, Ricardo Yáñez, ancien directeur de l’ordre et de la sécurité en octobre 2019.

C’est ainsi que, près de cinq ans après la révolte sociale, les attentes… se font attendre, en matière de santé, d’éducation, de salaires et de retraites dignes, entre autres. L’échec du changement de la Constitution pinochetiste remet à l’ordre du jour l’exemple de lutte des prisioneros de primera línea, car, pour la gauche, l’espoir d’un changement ne peut venir que du peuple !


Couverture du numéro 40 de FALMag

Notre collaborateur Marcelo Solervicens a rédigé le présent article à notre demande pour le dossier du dernier numéro de notre partenaire français France Amérique latine Magazine (FALMag) intitulé Prisonnier-es politiques – un problème continental. 

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