Raúl Zibechi, Extrait d’un article publié dans l’hebdomadaire Brecha, en date du 6 décembre 2019.
Le collectif Caracol, qui travaille dans le domaine de l’éducation populaire dans les zones et territoires des périphéries, maintient dans ses analyses hebdomadaires que « l’accord de paix » signé à trois heures du matin le 15 novembre par tous les courants politiques – à l’exception du Parti communiste – a permis « la survie » du gouvernement Piñera.
Convention constituante contre Assemblée constituante
Le nom même du pacte trahit ses inspirateurs. S’il s’agit de « paix », dit Caracol, c’est parce qu’il y a eu une guerre, ce que le président Piñera dit depuis le premier jour des manifestations. La convocation d’une Convention constituante contre une Assemblée constituante telle que celle défendue par les mouvements implique plusieurs filtres.
« Cette Convention ne sera pas composée de citoyens ou de représentants des mouvements sociaux et populaires, mais de représentants des partis politiques existants », déclare Caracol. Un affront auquel il faut ajouter les deux tiers requis pour l’approbation de toute proposition, ce qui signifie un veto encore plus flagrant pour toute proposition émanant de la rue. « Ils ont montré que les débats ouverts qui se sont développés partout au Chili ne les intéressaient pas, parce qu’ils ne s’intéressent pas aux délibérations populaires », poursuit le collectif Caracol.
Daniel Fauré, fondateur de l’organisation, a analysé dans un entretien avec Brecha que la décision du gouvernement de convoquer une Constituante a été prise lorsqu’il a constaté la confluence entre la protestation de rue et la grève nationale, l’unité d’action des travailleurEs syndiqués, des résidentEs et des jeunes rebelles : « Cela revient à un boycott des assemblées territoriales, des conseils ouverts et du trawün [rencontre mapuche] ».
Souvenons-nous que la dictature d’Augusto Pinochet, qui a duré 17 ans, s’est lancée dans une profonde reconstruction urbaine à des fins politiques. Lors de l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende en novembre 1970, près de la moitié de la ville de Santiago était composée de « campements », des espaces repris et auto-construits par les secteurs populaires, qui sont ainsi devenus un sujet politique, sous le nom de pobladores, et qui ont été au cœur du processus de changement brisé par la dictature.
110 assemblées territoriales à Santiago
Actuellement, et selon une carte établie par Caracol, il existe 110 assemblées territoriales à Santiago, organisées en deux grandes coordinations : l’Assemblée des Assemblées populaires et auto-convoquées, en zone périphérique, et la Coordination métropolitaine des assemblées territoriales, en zone centrale. Ces assemblées se distinguent des conseils de quartier plus institutionnalisés, et sont parfois en concurrence avec eux. Bien qu’il y ait déjà eu un travail important au niveau territorial, la plupart de ces organisations ont été formées pendant le soulèvement. Elles organisent des activités culturelles, des débats entre voisins, des soupes populaires, viennent en aide aux blessés et aux personnes arrêtées lors des manifestations, et organisent des caceroleos contre la répression. Beaucoup de ses membres participent aux barricades nocturnes.
Mais comme au temps du dictateur, le Chili post-pinochétiste ne peut pas non plus accepter l’activisme des pobladores. La classe dirigeante chilienne ne peut concevoir que les « gueux » quittent leurs quartiers, parlent et occupent des espaces publics. Un récit de Caracol sur un affrontement qui a eu lieu à la fin novembre, lorsqu’un groupe d’habitants s’est rendu dans un centre commercial du secteur le plus exclusif de Santiago, éclaire ce phénomène : « Il a suffi qu’un groupe de gens de classe populaire apparaisse dans la cour de leur temple de la consommation à La Dehesa [centre commercial au nord-est de Santiago] pour que la classe supérieure se mette à avoir peur et les appelle à retourner dans leurs quartiers de merde » (collectif Caracol, 25 novembre 2019).
S’il est vrai que la révolte d’octobre 2019 clôture le cycle qui a commencé le 11 septembre 1973 avec le coup d’État de Pinochet, il est vrai aussi qu’un nouveau cycle s’ouvre, dont on ignore encore les principales caractéristiques. D’après ce que l’on peut voir dans les rues de Santiago, ce cycle aura deux protagonistes centraux : l’État policier – bras armé des classes dirigeantes – et les secteurs populaires, installés dans leurs poblaciones et en territoire Wall Mapu ou mapuche. Le bras de fer entre les deux façonnera l’avenir du Chili.