Chine et États-Unis : la guerre commerciale est commencée

 

MARTINE ORANGE, Médiapart, 8 août 2018

Le ton s’est brusquement durci. Après avoir tenté pendant des semaines d’aplanir les difficultés, de trouver un compromis avec Donald Trump, le gouvernement chinois semble avoir décidé d’en finir avec les manières diplomatiques et de répliquer. « Il y aura de représailles », a averti Pékin en fin de la semaine dernière, en réaction à la nouvelle menace agitée par le président américain d’augmenter à nouveau les tarifs douaniers sur les importations chinoises. Depuis, la presse chinoise se déchaîne. Lundi, le Quotidien du peuple, considéré comme l’organe officiel du gouvernement chinois, a parlé de Donald Trump comme d’un personnage « arrogant » et « menteur », avant d’affirmer que « Pékin ira jusqu’au bout ».

Les espoirs de trêve, que le monde financier et les diplomates appelaient de leurs vœux, semblent bel et bien enterrés. La guerre commerciale entre Washington et Pékin risque bien d’avoir lieu. Les marchés monétaires et boursiers sont comme pris de vertige à cette perspective. Des masses gigantesques de capitaux sont en train de se déplacer, d’abandonner les territoires jugés risqués pour se réfugier vers les valeurs considérées comme sûres, à commencer par le dollar et les bons du Trésor américain.

C’est à nouveau Donald Trump qui a relancé l’escalade. Alors que les tensions paraissaient s’apaiser peu après l’augmentation de 10 % des tarifs douaniers, appliquée le 6 juillet sur une série d’importations chinoises, le président américain a brusquement choisi de relancer le conflit. Le 1er août, l’administration Trump faisait savoir qu’elle envisageait de renforcer les mesures commerciales contre la Chine. Au lieu d’augmenter les tarifs douaniers de 10 % comme elle l’avait prévu au départ, elle allait les porter à 25 %. Ce qui revient quasiment à les bannir des États-Unis.

La mesure devrait concerner une série de produits chinois, représentant environ 200 milliards de dollars d’importations aux États-Unis. La première application devrait être mise en œuvre dès le 23 août. Elle est censée s’appliquer à 279 produits chinois, allant des machines-outils aux produits chimiques en passant par les semi-conducteurs, représentant environ 50 milliards de dollars, a annoncé, mardi 7 août, un représentant du secrétariat américain au commerce.

La première réaction du gouvernement chinois face à la nouvelle attaque américaine a été la stupeur. Comment le gouvernement américain pouvait-il étudier un dispositif si contraire à ses intérêts ? Le China Daily s’empressait de reprendre une étude du ministère du commerce chinois soulignant l’état de dépendance dans laquelle se trouvait l’économie américaine par rapport à la Chine. Les États-Unis dépendent entre 50 % et totalement des approvisionnements chinois pour plus d’un tiers des produits soumis aux nouvelles mesures punitives américaines.

« Eh bien ! nous les refabriquerons chez nous », a rétorqué le président américain. Fidèle à sa diplomatie du tweet ravageur, le président américain a poursuivi l’offensive tout au long de la semaine. Samedi, il se félicitait de la chute des marchés boursiers chinois, y voyant un signe avant-coureur de victoire de sa politique.

Après la stupeur, le gouvernement chinois a montré sa fureur. Sans attendre, il a annoncé son intention de taxer aussi à 25 % une partie des produits américains. Une première liste a été publiée ce mercredi 8 août par le ministère du commerce chinois : elle vise en premier lieu les importations américaines de gaz, de pétrole, de diesel, de voitures, d’équipements médicaux et de produits sidérurgiques. Pékin a promis d’autres mesures de rétorsion contre les États-Unis, si la présidence Trump poursuivait ses « agressions » commerciales.

Pour Donald Trump, ces nouvelles barrières douanières imposées à la Chine ne sont que la « juste » réponse aux pratiques déloyales chinoises, « tels que les transferts forcés de technologies et de droits de propriété intellectuelle ». Mais, dans sa politique d’« America first », un autre élément semble avoir incité le président américain à surenchérir dans ses attaques : depuis deux mois, le yuan s’est déprécié de 8,5 % par rapport au dollar, et de 9,2 % pour le yuan offshore. Cette chute est vue, par le gouvernement américain, comme un moyen utilisé par la Chine pour annuler les hausses douanières imposées par les États-Unis et conserver ses parts de marché. « Il est important d’empêcher les pays de dévaluer leur monnaie pour soutenir leur compétitivité », dit un représentant de l’administration américaine cité par le Wall Street Journal.

Le reproche n’est pas nouveau. À maintes reprises, Pékin a été accusé d’utiliser l’arme monétaire pour renforcer sa domination économique dans le monde. Plusieurs fois, le gouvernement chinois, qui exerce un contrôle étroit sur le marché des changes, a été soupçonné de manipuler sa monnaie à des fins politiques et commerciales. Mais cette fois-ci, la situation apparaît différente pour les analystes financiers. « La dévaluation monétaire (…) est largement liée aux conditions de marché de mon point de vue, et n’est pas utilisée comme outil préféré des autorités chinoises, comme moyen de rétorsion », assure Betty Wang, spécialiste de l’économie chinoise citée par le Guardian.

De fait, la chute du yuan semble aujourd’hui autant subie que voulue par les autorités chinoises. Celle-ci embarrasse de plus en plus la banque centrale de Chine. L’institution monétaire a dû intervenir à plusieurs reprises ces dernières semaines pour défendre sa monnaie. Le 6 août, elle a décidé de renforcer les mesures de contrôle dans l’espoir de soutenir sa monnaie et de calmer la spéculation. Alors qu’elle avait supprimé tout encadrement, celle-ci réimpose désormais des montants de réserve à toutes les banques et institutions financières avant d’intervenir sur le marché des changes. Le dispositif, censé surenchérir le coût de vente du yuan, n’a pas l’effet escompté : la monnaie chinoise s’approche dangereusement des 7 yuans  pour  un dollar, considérés comme un seuil symbolique sur les marchés des changes, susceptible de provoquer de nouveaux mouvements de vente, donc une nouvelle baisse.

L’explication de la chute de la devise chinoise se trouve en partie dans la balance des paiements courants de la Chine. Oublié le temps où Pékin affichait des excédents record supérieurs à 10 % de son PIB comme en 2007. Pour la première fois depuis 2001, date à laquelle la Chine a rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC), celle-ci enregistre un déficit de 28,5 milliards de dollars de sa balance des paiements courants au premier semestre 2018.

Que s’est-il passé ? À ce stade, les mesures punitives engagées par Donald Trump ne paraissent pas encore avoir produit leurs effets. La machine à exporter chinoise, même si elle a atteint un pic, fonctionne toujours à plein régime. L’excédent commercial chinois est toujours aussi stratosphérique : 155,9 milliards de dollars au premier semestre. Mais dans le même temps, son déficit en matière de services se creuse : il s’élève désormais à 137 milliards de dollars. Enfin, le pays a dû faire face à une fuite des capitaux au premier trimestre, qui n’a été que partiellement compensée au deuxième. De nombreux groupes chinois et étrangers, comme nombre d’oligarques, attirés par des rendements plus élevés aux États-Unis, mais aussi inquiets du ralentissement économique chinois et du durcissement politique à Pékin depuis que Xi Jinping a opté pour un pouvoir absolu, ont préféré placer leur argent dans des lieux qui leur semblent plus sûrs.

Les autorités chinoises pilotent à vue

D’une certaine façon, ces chiffres devraient satisfaire nombre d’économistes : ils traduisent la transition de l’économie chinoise, qu’ils appelaient de leur vœu. Rompant avec une politique purement mercantiliste, porteuse de graves déséquilibres et tensions pour l’économie mondiale, Pékin est en train d’évoluer à petits pas vers un modèle plus proche de celui des économies occidentales. La population chinoise consomme plus, voyage plus et est moins portée vers l’épargne.

Mais cette transition s’annonce compliquée. Car le gouvernement chinois doit aussi solder l’ardoise de son passé. La transformation, sans précédent historique, de l’économie du pays en vingt ans s’est faite à crédit. La crise financière de 2008 a encore aggravé la situation, Pékin injectant de l’argent sans compter – plus de 2 000 milliards de dollars – pour soutenir sa croissance et celle du monde. Aujourd’hui, le pays se retrouve avec une montagne de dettes : près de 300 % de son PIB (contre 140 % en 2007). Elles sont essentiellement portées par le shadow banking, ce monde financier parallèle, les entreprises et les collectivités locales.

Depuis plusieurs années, le Fonds monétaire international ne cesse de tirer la sonnette d’alarme sur l’endettement de la Chine, qu’il considère comme un des risques les plus importants de déséquilibre de l’économie mondiale. Le gouverneur de la banque centrale de Chine, Zhou Xiaochuan, a mis en garde à plusieurs reprises le gouvernement sur la dangereuse trajectoire du système financier chinois, évoquant même une pyramide de Ponzi.

Les autorités chinoises tentent de reprendre en main graduellement le système financier et l’économie. Mi-2017, la banque centrale a fermé le robinet des liquidités, en mettant un terme à sa politique monétaire ultra laxiste qu’elle avait dû reprendre à l’été 2015 pour prévenir une nouvelle crise financière. De nouvelles règles prudentielles ont été imposées aux banques, afin de mieux contenir le crédit et la spéculation et les obliger à provisionner leurs mauvaises créances.

Mais cette politique d’assainissement est pilotée à vue. Les autorités chinoises ne cessent de pratiquer le « stop-and-go ». En mars, le gouvernement chinois a commencé à s’alarmer : la croissance donnait de dangereux signes de faiblesse ; le marché immobilier semblait sur le point de caler ; les investissements dans les infrastructures, conduits par les autorités locales, diminuaient drastiquement, alors que le gouvernement central avait limité leurs capacités d’emprunt.

Plus grave : de plus en plus d’entreprises, et notamment des groupes publics locaux incapables d’honorer le paiement de leurs emprunts, ont été acculées à la faillite. Par effet d’enchaînement, les tensions se sont répercutées sur tout le marché obligataire et sur le marché boursier. Et les autorités chinoises se sont retrouvées à nouveau confrontées au trou noir du shadow banking.

Dans une note d’étude, publiée en juillet, la banque Nomura décrit assez précisément cette finance de l’ombre, qui effraie tout le monde. « Au cœur du problème, il y a quelque 75 000 milliards de yuans [environ 10 000 milliards d’euros] logés dans des trusts financiers présentés comme des produits de gestion de fortune. Les banques chinoises sont exposées au sort de ces sociétés d’investissement de différentes manières. Les banques peuvent y avoir investi, elles peuvent être prêteuses, emprunteuses, garantes, gestionnaires d’actifs pour ces véhicules. En prime, nombre de ces produits de gestion de fortune bénéficient de la garantie explicite ou implicite des banques chinoises. Résultat : un grand volume de ces produits à haut risque a été acheté par des particuliers qui pensent avoir des instruments financiers sans risque et à haut rendement. »

Le moindre changement d’une pièce peut amener l’effondrement de tout le système. Tétanisé par la situation, le gouvernement chinois a eu la même réponse qu’en 2015, lorsqu’un krach boursier menaçait déjà de tout faire écrouler : il a rouvert les vannes du crédit. Pour inciter les banques à prêter de nouveau abondamment, les règles prudentielles ont été à nouveau allégées. Les banques ont été autorisées à diminuer les réserves obligatoires qu’elles devaient déposer auprès de la banque centrale, afin de libérer quelque 700 milliards de yuans (100 milliards d’euros environ).

L’institution monétaire a aussi annoncé qu’elle allait injecter quelque 500 milliards de yuans d’argent supplémentaire dans les grandes banques afin de les aider à convertir les créances détenues auprès des grands groupes publics en capital. Dans le même temps, elle intervenait pour soutenir à la fois le marché boursier et sa monnaie. C’est à ce moment précis que Donald Trump a augmenté ses pressions contre la Chine.

La menace de guerre commerciale avec les États-Unis incite encore plus le gouvernement chinois à desserrer les freins du crédit, afin de soutenir sa croissance et de montrer aux Américains qu’il peut leur tenir tête. Mais les autorités chinoises savent aussi que tout cela ne peut avoir qu’un temps. L’arme de la politique monétaire non conventionnelle dont elles ont usé et abusé depuis plus de dix ans s’est singulièrement émoussée : le système économique et financier est gorgé de dettes et de liquidité et l’effet de levier a quasiment disparu.

D’autant que, dans le même temps, le gouvernement chinois ne cache plus son ambition d’instaurer une architecture monétaire internationale multilatérale, devant permettre d’échapper à la domination incontestée du dollar. Mais pour cela, il a besoin d’un système financier assaini et d’une monnaie solide.

Face aux attaques des États-Unis, les autorités chinoises se retrouvent donc dans une situation compliquée. Ses options sont limitées, selon une étude de J.P. Morgan. « Soit la Chine choisit d’intervenir sur le marché des changes pour soutenir sa monnaie, au risque d’amenuiser ses réserves de change et de pénaliser ses échanges commerciaux ; soit elle augmente ses taux d’intérêt pour défendre sa monnaie, en courant le risque d’affaiblir son économie ; soit elle laisse sa monnaie se déprécier au-delà des seuils critiques, en courant le risque d’accélérer la fuite des capitaux et provoquer des corrections abruptes », écrit la banque, avant de conclure que Pékin ne se retrouve que devant des mauvaises solutions.

À court terme, Donald Trump pourrait certainement se féliciter d’avoir gagné une grande victoire. Mais elle risque d’être à la Pyrrhus, prévient l’économiste Joseph Stiglitz. Selon les ripostes que les deux gouvernements choisiront dans les prochains mois, voire les prochaines semaines, le sort de l’économie mondiale pourrait radicalement changer.

 

 

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