Christchurch : un fascisme hérité du colonialisme

Joelle Palmieri : Christchurch, Entre les lignes, 26 mars 2019

 

Vendredi 15 mars 2019, Brenton Tarrant, homme blanc de 28 ans d’origine australienne, a tué de sang-froid 49 personnes dans les deux mosquées de Christchurch, petite ville de Nouvelle-Zélande. Cet acte xénophobe, inspiré des thèses des suprématistes blancs, s’est produit dans un pays occidentaloù cohabitent circulation non régulée des armes à feu et violence domestique démesurée. Cette situation caractérise un héritage colonial dont les non-« Blancs chrétiens » sont les plus grandes victimes.

La légitimité des armes à feu

Lors du carnage qu’il a organisé, Brenton Tarrant, fasciste assumé2, était équipé de deux fusils semi-automatiques, de deux fusils de chasse et d’un fusil à pompe qu’il avait acheté en toute légalité. En effet, dans ce pays d’un peu plus de 4,9 millions d’habitants, l’âge légal minimum pour posséder une arme à feu est fixé à 16 ans et à 18 ans pour les armes semi-automatiques. Leur enregistrement n’est pas obligatoire. Même si le taux d’homicide est extrêmement bas par rapport aux autres pays occidentaux3, le nombre d’armes à feu possédées par des civils est disproportionné : un peu plus 12,7 millions (2,5 par habitant) contre 2,7 en Angleterre et 1,5 en France – les États-Unis en comptent 393,34. Concernant le pourcentage de ménages ayant des armes à feu, la Nouvelle-Zélande se place au même niveau que l’Angleterre (16,6% et 16,1%), soit deux fois et demi plus qu’en France (6,1) et deux fois et demi moins qu’aux États-Unis (42%). En 2017, le nombre d’armes à feu illicites se situe dans une fourchette allant de 1 200 0005à 1 500 0006, soit environ une pour quatre habitants.

Des violences domestiques démesurées

Ces actes islamophobes et xénophobes du jeune Australien se produisent dans un république monarchique dirigée par un gouvernement d’alliance entre Parti travailliste (Labour Party, 46 députés) et Parti national (National Party, 56 députés) qui promeut libéralisme, sécurité et patriotisme, et qui, jusqu’au moment des faits, ne s’était pas inquiété de la montée des violences. Pourtant, ce pays connaît le plus haut taux de violence domestique des 31 pays de l’OCDE7et ce taux ne cesse d’augmenter8.

On compte une agression sexuelle à l’égard des femmes et des enfants toutes les quatre minutes. Un enfant est en moyenne tué toutes les cinq semaines. La plupart ont moins de cinq ans et 90% sont tués par un membre de leur entourage. Des études ont estimé qu’une fille âgée de moins de 15 ans sur quatre a été agressée sexuellement. Au moins un garçon sur huit a connu des abus sexuels, un taux modulable en fonction du nombre de plaintes. Par ailleurs, une femme sur trois a été victime de violence conjugale physique ou sexuelle. Complété par les chiffres de harcèlement moral, ce taux monte à une femme sur deux. Plus globalement, la moitié de tous les homicides et plus de la moitié de l’ensemble des crimes violents sont le résultat de violence familiale.

Des violences héritées du colonialisme

Les Maori sont surreprésentés parmi les criminels comme parmi les victimes. Cette situation est le fruit d’un héritage colonial. Lorsque les missionnaires, les premiers colons et les représentants de la couronne britannique sont arrivés à Aotearoa au début du XIXe siècle, ils y ont importé leur compréhension culturelle du rôle et du statut des femmes9. Les femmes autochtones sont devenues de simples biens au même titre voire moins intéressants que les animaux domestiques10. Les mythes et croyances des Maori aux valeurs païennes ont été remodelés11. L’Histoire a été réécrite, s’éloignant des récits existants qui représentaient la puissante influence féminine pour se rapprocher du mythe biblique. Avec l’introduction du christianisme, les femmes maories sont devenues des épouses et des enfants, propriété des hommes, dont l’espace était limité au foyer. Les normes victoriennes ont imposé aux femmes de se plier à l’idée de famille nucléaire. Elles ont été formées pour12 et sont alors devenues dépendantes de leurs maris en tant que soutien de famille13, en même temps qu’elles ont de plus en plus été dévolues aux soins de la famille, isolées dans la sphère privée. Leur autonomie a été interprétée comme une immoralité et un manque de discipline14. Elles ont également été considérées par les colons comme des sources potentielles de sécurité foncière et économique. L’individualisme des colons prenant le pas sur le collectivisme maori, le whanau – « famille élargie » en maori – a été détruit à des fins d’appropriation foncière15, faisant disparaître avec lui les valeurs liées à la protection des personnes : les soins, autrefois dispensés dans un espace public très commun, se sont alors déroulés à huis clos16.

La culture du silence et la haine

Aujourd’hui et malgré de nombreuses protestations, les femmes maories restent largement absentes des organes consultatifs mis en place par la Couronne. Elles participent peu aux processus décisionnels. En outre, en raison des options économiques libérales du gouvernement, elles connaissent la double journée (travail à la maison et à l’extérieur) ou le chômage17. Surmenées, accumulant des problèmes de santé, elles sont davantage exposées dans le silence à la violence domestique. Les victimes sont blâmées pour la violence qu’elles subissent et les mères tenues pour seules responsables de l’influence de la famille sur les enfants18. Dans ce système, les hommes maoris sont tenus pour irresponsables et restent impunis, d’autant que les « problèmes » sont censés se régler en interne et ne pas sortir des quatre murs du foyer.

Les événements de Christchurch font alors écho à la culture du silence et à la haine de l’« Autre », introduites par les Chrétiens blancs du XXIe siècle. L’heure reste à la normalisation patriarcale et à la destruction de toutes les personnes supposées s’y opposer.

 

1 Le terme « Occident » désigne les pays d’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord ainsi que l’Australie et la Nouvelle-Zélande et leurs modes de socialisation.

2 Brenton Tarrants’est filmé en train de tuer et a largement diffusé les images de son crime sur les réseaux sociaux numériques, en complément de photos de préparation et d’un manifeste de 73 pages publiés peu avant. Il y dénonce la submersion culturelle des peuples européens blancs par l’immigration, étayant notamment ses propos de son expérience de la situation française – défaite de Marine Le Pen à la présidentielle française de 2017, pour laquelle il compatit au regard de la présence des « envahisseurs » et de la solitude des « Français ». Il se définit comme « un Blanc, européen de cœur et de sang », assume être « fasciste », dénonce un « génocide blanc » et se rallie aux thèses suprématistes. Il y évoque la « théorie du remplacement », devenue la matrice idéologique mondiale des identitaires et de l’alt-right. Au moment des faits, Donald Trump opposait son veto à une résolution du Congrès contestant sa déclaration d’urgence nationale visant le financement de son projet de « mur » sur la frontière avec le Mexique. Au cours des dernières semaines, le président états-unien n’avait cessé de dénoncer « l’invasion » dont seraient victimes les États-Unis. Selon un rapport de l’Anti Defamation League publié en janvier 2019 (ADL, “Murder and Extremism in the United States in 2018”, https://www.adl.org/murder-and-extremism-2018), « les extrémistes de droite ont tué plus de personnes en 2018 que toute autre année depuis 1995 – parmi les meurtres perpétrés par des extrémistes, on isolait en 2017 62% commis par des extrémistes de droite, 21% en 2016, et 98% en 2018. Par ailleurs, selon un rapport du FBI publié par le Washington Post le 15 mars (Devlin Barrett, “Congress pushes the FBI for domestic terror data amid rise in right-wing extremism”, Washington Post, 15 mars 2019, https://www.washingtonpost.com/world/national-security/congress-pushes-the-fbi-for-domestic-terrorism-data/2019/03/15/b16530a8-472e-11e9-90f0-0ccfeec87a61_story.html?noredirect=on&utm_term=.46dfa8a44ade), la majorité des personnes arrêtées aux États-Unis pour des faits de terrorisme sont liées à des groupuscules américains et non à des organisations terroristes internationales.

3 En 2015, le taux de décès par arme à feu était de 1,24 pour 100 000 habitants. Pour comparaison, il est de 2,65 pour 100 000 en France en 2013 et de 11,96 pour 100 000 aux États-Unis, en 2016.

4 Politique internationale sur les armes à feu, Nouvelle-Zélande, https://www.gunpolicy.org/fr/firearms/region/new-zealand.

5 Karp, Aaron. ‘Civilian Firearms Holdings, 2017.’ Estimating Global Civilian-Held Firearms Numbers. Geneva: Small Arms Survey, the Graduate Institute of International and Development Studies, Geneva, 18 juin 2018.

6 Flahive, Brad and Andy Fyers,« Opportunity Missed’ for NZ to Tighten Gun Control Laws », Stuff (New Zealand), 4 octobre 2017.

7 OCDE, “SF3.4: Family violence”, https://www.oecd.org/els/soc/SF3_4_Family_violence_Jan2013.pdf.

8 “New Zealand, Family Violence Clearinghouse”, Data Summary 2 June 2017, https://nzfvc.org.nz/sites/nzfvc.org.nz/files/DS2-Violence-Against-Women-2017.pdf.

9 Annie Mikaere, “Maori Women: Caught In The Contradictions Of A Colonised Reality”, Research Waikato Law Review Volume 2, 1994, https://www.waikato.ac.nz/law/research/waikato_law_review/pubs/volume_2_1994/7.

10 Jenkins, K, “Reflections on the status of Maori women”, (unpublished paper, 1986).

11 Jenkins, K, “Working paper on Maori women and social policy” written for the Royal Commission of Social Policy and quoted in the Report of the Royal Commission on Social Policy (1988) Vol III, 161.

12 Barrington, JM., Maori Schools in a Changing Society, (1974).

13 Strong, TB, “The Problem of Educating the Maori”, in Jackson, PM, Maori and Education: Or the Education of Natives in New Zealand and its Dependencies (1931).

14 Jones, A, “Maori Women: Discourse, Projects and Mana Wahine », in Middleton, S & Jones, A (eds), Women and Education in Aotearoa, (1992).

15 Sewell, H., NZPD Vol 9, 1870: 361.

16 Simon Day, “The vilification of ‘the Māori mother’ in Aotearoa: family violence and victim-blaming”, Spinoff, août 2017, https://thespinoff.co.nz/society/10-08-2017/the-vilification-of-the-maori-mother-in-aotearoa-family-violence-and-victim-blaming/.

17 Kelsey, J., “Rolling Back the State: Privatisation of Power”, in Aotearoa/New Zealand (1993).

18 Simon Day, “The vilification of ‘the Māori mother’ in Aotearoa: family violence and victim-blaming”,op.cit.

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