Colombie : aux sources de la colère

Les discussions entre grévistes et gouvernement colombien ont tourné court. Les causes du mouvement social sont profondes et la violence extrême exercée par les autorités a renforcé le malaise. La communauté internationale a condamné les violences de la force publique et appelé de toute urgence au respect des droits humains et à des négociations.
La Colombie vit depuis deux semaines des journées historiques tant par l’ampleur des mobilisations – qui réunissent des secteurs de la société les plus divers, allant des jeunes et des étudiant·es, aux communautés amérindiennes, en passant par les syndicalistes, militant·es des droits humains, et même les transporteurs et camionneurs –, que par la brutalité d’une répression hors de contrôle de la part des forces de sécurité de l’Etat.
La grève générale, déclenchée initialement contre une réforme des impôts prétendant financer les coûts engendrés par la pandémie du Covid-19 sur le dos des classes moyennes et populaires, déjà très affaiblies car ayant été les plus touchées économiquement et sanitairement par la crise, a cristallisé une longue série de colères et revendications. Colère contre d’autres projets de lois, dont une réforme de la santé risquant d’aggraver une situation où l’accès aux soins est déjà aléatoire et déficient. Colère encore contre les assassinats systématiques d’activistes, ex-guérilléro·as démobilisé·es, soit un total de plus de 900 victimes depuis la signature des accords de paix fin 2016. Colère enfin contre l’impunité qui entoure ces crimes systématiques, et colère contre la répression exercée par les forces de sécurité à l’égard de manifestant·es, pacifiques dans leur très vaste majorité.
Sur l’élan de 2019
Ce mécontentement n’est pas nouveau. Si la réforme des impôts, retirée in extremis le 2 mai par le président Ivan Duque, a déclenché cette vague de luttes sociales, c’est qu’il s’agit en fait d’un chapitre de plus depuis les mobilisations sans précédent de novembre 2019.
Pour mémoire, cette année-là, syndicats et organisations de la société civile avaient déjà convoqué une grève nationale pour exprimer leur désaccord à l’égard du président, arrivé au pouvoir en 2018. Ils s’opposaient à ses politiques néolibérales, à la privatisation des caisses de retraite, aux politiques fiscales privilégiant les grandes entreprises au détriment des classes populaires, au non-respect des accord de paix de 2016 et, déjà, aux assassinats sociaux systématiques. La mobilisation de plus de 250 000 participant·es avait été historique, mais aussi marquée par une répression violente, conduisant notamment à la mort du jeune Dilan Cruz à la suite d’un tir de la police anti-émeute colombienne reçu en pleine tête. Les manifestations, de jour comme de nuit, avaient dominé toute la fin de l’année 2019, ainsi que le début de 2020, jusqu’à ce que la pandémie mette le mouvement entre parenthèses.
Aujourd’hui, c’est le même comité de grève alliant syndicats et organisations de la société civile qui porte les revendications des manifestant·es. Si le retrait du projet de réforme des impôts a été obtenu rapidement, accompagné dès le lendemain de la démission du ministre des Finances, Alberto Carrasquilla, la liste des revendications portée par le comité est longue et ses points essentiels se retrouvent dans l’agenda de négociations (lire ci-dessous).
Ultra-violence d’Etat
Un point est plus préoccupant que tous les autres: il s’agit des violences policières qui s’abattent sur le pays depuis le 28 avril. A la date du 11 mai, l’ONG Temblores et la Fondation INDEPAZ enregistraient le nombre de 40 personnes tuées par les forces de l’ordre au cours des manifestations. Dans sept autres cas, les auteur·es du tir mortel restent inconnu·es. A ce décompte s’ajoutent 548 personnes disparues, et au moins 1876 actes de violences commis par la police. Vingt-huit personnes ont été blessées aux yeux. Douze cas d’agressions sexuelles commises sur des femmes par la police ont aussi été rapportés – l’ONG Temblores soulignant que le nombre réel est probablement plus élevé.
Le discrédit touche Uribe jusque dans ses fiefs les plus anciens
Le gouvernement n’hésite pas à lancer contre les manifestants des tanks équipés de systèmes de lanceurs de grenades assourdissantes, nommé Venom, dont les tirs sont documentés par de nombreuses vidéos. Un hélicoptère a atterri dans la cour d’un collège, dans le quartier populaire de Bosa à Bogotá.
Fait inédit dans l’histoire des luttes du pays: les mobilisations sont présentes sur tout le territoire national. Elles ont lieu dans les grandes villes, mais aussi dans des localités rurales où les mots «anti-uribista» ont été peints sur le sol. La défiance à l’égard du président Duque frappe son éminence grise, l’ex-président et sénateur Alvaro Uribe, connu pour ses liens avec le paramilitarisme. Or, depuis la grève, le discrédit touche Uribe jusque dans ses fiefs les plus anciens. Comme à Puerto Boyacá, dans le Magdalena Medio, où tous ses portraits ont été retirés par les autorités qui l’ont jadis soutenu. C’est tout un système politique qui s’effondre.
Cali, l’épicentre
Aujourd’hui, le point névralgique de la grève est Cali, dans le sud-ouest. Cette capitale régionale est à la croisée de plusieurs départements déstabilisés par l’évolution du conflit depuis l’arrivée au pouvoir d’Ivan Duque. Groupes paramilitaires, cartels mafieux et dissidences de l’ancienne guérilla des FARC luttent actuellement pour contrôler la région du Valle, mais aussi du Nariño et du Cauca. Avec pour conséquence un accroissement des populations déplacées dans la région de Cali – autant de situations d’urgence humanitaire accentuées par la pandémie. C’est aussi dans cette ville qu’est rassemblée, depuis la semaine dernière, la Minga, mobilisation des organisations sociales amérindiennes, en soutien à la grève nationale.
Or ce dimanche 9 mai, à la veille de la tenue de négociations du comité de grève avec le président Duque, le véhicule d’un des représentants des communautés amérindiennes, Harold Secué, a été entouré par plusieurs véhicules SUV haut de gamme aux vitres fumées. En sont descendus plusieurs civils armés qui ont proféré des insultes racistes à l’égard des manifestant·es et ont tiré des coups de feu, en présence d’agent·es de police qui ne sont pas intervenu·es. Dix personnes ont été blessées, l’une d’entre elles se trouve dans un état grave. Les faits ont été amplement documentés, notamment par le Conseil régional indigène du Cauca (CRIC) qui a posté la vidéo sur sa page Facebook.
La communauté internationale, qu’il s’agisse de l’ONU, de l’UE, de la Cour interaméricaine des droits humains, du Vatican et même du juge Balthasar Garzon, a condamné les violences de la force publique et appelé de toute urgence au respect des droits humains et à des négociations.
Négociations contre dialogue
Il n’y a pas eu d’accord entre le comité de grève national colombien et le gouvernement d’Ivan Duque au terme d’une première rencontre de plus de quatre heures qui s’est déroulée ce lundi 10 mai.
Apparemment, la seule concession du président porterait sur l’ouverture, à une date ultérieure encore non fixé, de négociations, plutôt que le simple «dialogue» qu’il proposait et qui ne l’engageait à rien. Toutefois, selon les médias, la formulation n’est pas la même et ne concernerait qu’une «table de dialogues techniques».
Du côté du comité de grève, l’agenda est clair et tient en sept points: le retrait du projet de loi sur la santé et la mise en œuvre d’un programme de vaccination massif contre le Covid-19, auxquels s’ajoute la mise en place d’un revenu universel d’un montant équivalent à un salaire minimum. La défense de la production nationale agro-alimentaire et paysanne est aussi une priorité face aux importations qui déferlent depuis la mise en place, au cours des quinze dernières années, d’innombrables accords de libre-échange. Les revendications comprennent également des subventions pour soutenir les petites et moyennes entreprises, et l’annulation des frais d’inscription à l’université qui, dans le système éducatif colombien, constituent une vraie discrimination économique en matière d’accès à l’enseignement supérieur. Autres points: la non-discrimination en matière de genre, de diversité sexuelle et ethnique, et la suspension des éradications forcées de cultures illicites et des fumigations au glyphosate qui violent les accords de paix de 2016.
Le commissaire à la Paix du gouvernement, Miguel Ceballos, a précisé que seuls des thèmes déjà présents dans l’agenda politique seront négociables comme la campagne de vaccination massive, l’annulation des frais d’inscription à l’université, la protection des personnes les plus vulnérables, l’équilibre des finances publiques et la non-violence.
Sur ce dernier point, le comité de grève souligne qu’à aucun moment le président Duque n’a condamné la violence de la police et des unités anti-émeutes, pas plus qu’il n’a mentionné le nombre de morts établi aujourd’hui à 47 personnes.
Face à l’absence «d’empathie du gouvernement pour les raisons et demandes qui nous ont menés à cette grève générale», le représentant de la centrale syndicale CUT, membre du comité de grève, a annoncé la poursuite des mobilisations. Les manifestations du 12 mai marqueront les deux premières semaines de grève à travers tout le territoire colombien, tant dans les zones urbaines que dans les territoires ruraux.
Une autre réunion s’est aussi déroulée à Cali durant cette même journée de lundi. Il s’agissait d’une commission de paix incluant des membres du Congrès ainsi que des représentant·es des ambassades britannique, nord-américaine et allemande. Le premier point de leurs recommandations reprend l’annulation des frais d’inscription pour l’accès à l’éducation, l’établissement d’un revenu universel, et un plan d’urgence pour l’emploi. D’autres mesures plus spécifiques concernent la mise en place d’un poste unifié pour les droits humains, qui permettrait de centraliser les dénonciations d’abus commis par la force publique à Cali. Surtout, il est réclamé la levée de la militarisation de la ville, déclarée par le président Duque lors de sa visite furtive dans la nuit de dimanche à lundi.
Au terme de toutes ces réunions, aucune sortie de crise rapide n’est en vue, même si certains barrages routiers ont été levés pour faciliter l’approvisionnement des villes et la mise en place de corridors de circulation sanitaires dans le cadre de la lutte contre la pandémie du Covid-19.