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Isabel Cortés, correspondante
Dans une décision sans précédent, une juge colombienne a condamné sept anciens dirigeants de Banadex, filiale de Chiquita Brands en Colombie, à 11 ans de prison pour avoir financé les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), un groupe paramilitaire notoire, à hauteur de 1,7 million de dollars entre 1995 et 2004. Ce jugement, annoncé en juillet 2025, marque la première fois que la justice colombienne tient des cadres associés à Chiquita Brands responsables du financement de la violence paramilitaire dans la région d’Urabá.
Accompagnée d’une amende de 3,4 millions de dollars, cette sentence met en lumière un chapitre trouble de l’histoire de Chiquita, dont les bananes sont un produit courant dans les supermarchés du Canada et du monde entier.
Financer la violence à Urabá
Le Bureau du Procureur général de Colombie a démontré que Chiquita Brands, par l’intermédiaire de sa filiale Banadex, a acheminé 1,7 million de dollars aux AUC pour garantir la sécurité de ses plantations, installations et de sa main-d’œuvre à Urabá, une région clé pour la production bananière. Les paiements, effectués entre 1995 et 2004, auraient été autorisés par de hauts dirigeants, selon la décision du sixième tribunal pénal spécialisé d’Antioquia. Les accusés — Reinaldo Elías Escobar de la Hoz, John Paul Olivo, Charles Dennis Keiser, Álvaro Acevedo González, José Luis Valverde Ramírez, Víctor Julio Buitrago Sandoval et Fuad Alberto Giacoman Hasbún — ont été reconnus coupables de conspiration criminelle aggravée. Cependant, l’exécution des peines reste incertaine, car plusieurs des condamnés résident à l’étranger, dans des pays comme les États-Unis, le Costa Rica, le Panama et le Honduras, et il est probable que leur cabinet fasse appel du jugement.
L’affaire a débuté en 2005 lorsqu’un vétérinaire a dénoncé à la DIAN que des secteurs de l’industrie bananière versaient 3 cents par caisse de bananes exportées aux Convivir, des associations de sécurité privée contrôlées par des paramilitaires. Ces Convivir, soutenues par des figures comme l’ancien gouverneur d’Antioquia, Álvaro Uribe Vélez, et le général Rito Alejo del Río, auraient servi de bras administratif des AUC, canalisant des fonds pour des activités criminelles. La juge a relevé des contradictions dans la défense des dirigeants, qui affirmaient ignorer le caractère paramilitaire des Convivir tout en prétendant avoir été contraints par le groupe armé, ce qui a affaibli leur crédibilité.
Ce jugement fait suite à un autre jalon judiciaire en juin 2024, lorsqu’un tribunal de Floride, aux États-Unis, a tenu Chiquita responsable de huit assassinats commis par des paramilitaires en Colombie. L’entreprise a soutenu que les paiements étaient le résultat d’extorsions par Carlos Castaño, chef des AUC, sous la menace de s’en prendre à son personnel et à ses propriétés. Cependant, les justices colombienne et américaine ont conclu que Chiquita agissait en connaissance de la nature violente des AUC, soulevant des questions sur l’éthique corporative et l’impunité.
Un héritage de pouvoir et de controverse : La United Fruit Company
Chiquita Brands est l’héritière de la United Fruit Company, fondée en 1899 par Minor Keith, un entrepreneur américain qui a transformé le commerce de la banane. L’entreprise a non seulement révolutionné la production et la distribution des bananes, mais a également exercé une influence colossale sur la politique et l’économie de l’Amérique latine, donnant naissance au terme péjoratif de « républiques bananières ».
La compagnie fonctionnait comme un « État dans l’État », avec un pouvoir surpassant celui de nombreux gouvernements locaux. Comme le souligne Peter Chapman, auteur de Bananas : How the United Fruit Company Shaped the World, la United Fruit Company a introduit des infrastructures comme des chemins de fer et des ports dans des régions reculées, mais uniquement lorsque cela servait ses intérêts. Cette dynamique d’exploitation et de contrôle a marqué son héritage, avec des épisodes sombres comme le massacre des bananeraies de 1928 en Colombie et le coup d’État au Guatemala en 1954.
Les ombres persistent : de United Fruit à Chiquita Brands
Après une crise dans les années 1970, marquées par le suicide de son président Eli Black et la perte de son monopole, la United Fruit Company s’est transformée en Chiquita Brands International en 1990. Cependant, les pratiques controversées ont perduré. Les paiements aux AUC, effectués entre 1997 et 2004, reflètent une continuité dans l’utilisation du pouvoir corporatif pour protéger des intérêts au détriment de la violence.
Le président colombien Gustavo Petro a remis en question le silence de la justice colombienne face à cette affaire, soulignant que c’est la justice américaine qui a d’abord tenu Chiquita responsable. Dans un discours à Ipiales, Nariño, en 2024, Petro a pointé du doigt de possibles dissimulations par des figures comme l’ancien procureur Néstor Humberto Martínez et le « cartel de la toge », suggérant une capture paramilitaire de la justice colombienne.
Implications pour le Canada et le marché mondial
Au Canada, où les bananes Chiquita sont un produit courant, cette affaire soulève des questions éthiques sur la consommation. Les consommateurs et consommatrices du Canada, en achetant ces produits, participent indirectement à une chaîne d’approvisionnement marquée par un historique d’exploitation et de violence. La condamnation des anciens dirigeants de Banadex est un pas vers la justice, mais aussi un rappel de la nécessité de transparence et de responsabilité dans les multinationales opérant sur les marchés mondiaux.
La juge colombienne a critiqué le Bureau du Procureur pour ne pas avoir enquêté sur les dirigeants de Chiquita aux États-Unis, comme Dennis Doyle, président durant la période des paiements. De plus, le risque de prescription de l’affaire en septembre 2025 — ou en 2028, selon la juge — met en évidence les difficultés à garantir la justice dans les cas de crimes transnationaux.
Questions fréquentes (FAQ)
1. Pourquoi la justice colombienne a-t-elle mis tant de temps à agir ?
Des facteurs comme l’influence politique, de possibles dissimulations et la complexité de l’affaire, avec plus de 80 000 pages de documents, ont retardé la justice. Le président Petro a signalé « la capture des institutions judiciaires » comme un obstacle.
2. Que signifie ce jugement pour la responsabilité corporative ?
Il s’agit d’un précédent important qui oblige les multinationales à rendre des comptes pour leurs actions dans les pays en développement, soulignant le besoin de réglementations mondiales plus strictes.
3. Que sont les Convivir ?
Les Convivir (Coopératives de vigilance et de sécurité privée) ont été créées en Colombie sous le décret 356 de 1994, durant le gouvernement d’Ernesto Samper, comme un mécanisme permettant aux civils de soutenir la sécurité dans les zones de conflit, en coordination avec les autorités.
Un appel à l’action mondiale
La condamnation des anciens dirigeants de Chiquita Brands est une étape dans la lutte contre l’impunité corporative, mais aussi un rappel des blessures ouvertes en Colombie et en Amérique latine. Pour les consommateurs et consommatrices au Canada et dans le monde, cette affaire est une occasion d’exiger des chaînes d’approvisionnement éthiques et de soutenir les victimes de la violence paramilitaire. Nous invitons le lectorat à s’informer sur l’origine des produits consommés et à faire pression pour une plus grande responsabilité corporative.
Sources :
• Chapman, P. (2007). Bananes : Comment la United Fruit Company a façonné le monde. Canongate Books.
• Legrand, C. (1988). Nouvelle histoire de la Colombie. Editorial Norma.
• Bucheli, M. (2008).