Daniela Arias Baquero, Brecha le 7 mai 2021 (traduction par la rédaction A l’Encontre)
Le silence ne peut apaiser la douleur ressentie lorsqu’on entend pleurer la mère de Santiago Murillo. «Mon fils, mon fils unique», dit-elle dans un cri qui ne trouve aucune consolation. «Ils m’ont tué aujourd’hui, laissez-les me tuer, parce que je pars avec mon fils, je pars avec mon fils. C’était mon fils unique, ils m’ont tué aujourd’hui, ils m’ont tiré dessus aussi. Où est-il? Où est-il?» dit-elle d’une voix déchirante.
Santiago, 19 ans, était un jeune homme d’Ibagué, capitale du département de Tolima, dans l’ouest du pays, qui est mort après avoir reçu une balle dans la poitrin, tirée par un policier pendant les manifestations en cours en Colombie. Le lendemain, sa mère était accompagnée d’une foule, à deux rues de la maison où son fils a été tué. Des cas comme celui-ci sont la raison des protestations en Colombie. D’autres jeunes, comme Sebastián, n’oublient pas non plus. Il tient dans ses mains une pancarte sur laquelle on peut lire: «Debout pour nos morts, pas une minute de silence de plus.» Ils ne se taisent pas et ne succombent pas à la répression du gouvernement. Selon l’ONG Temblores, chargée d’enregistrer les cas de violence policière en Colombie, du 28 avril au 6 mai, on a dénombré 37 personnes tuées, 26 victimes de blessures aux yeux, 234 victimes de violence physique, 11 victimes de violence sexuelle, 98 cas de coups de feu et 934 détentions arbitraires par l’État.
Sebastián, comme le reste des manifestants, met sa vie en danger face au troisième pic d’infections au Covid-19 dans le pays et à la militarisation des villes: le 1er mai, le président Ivan Duque a placé le déploiement des forces armées sous le parapluie d’une «assistance militaire» pour assurer «l’ordre public», ce qui a augmenté la violence de l’Etat contre les citoyens et citoyennes.
Sur une autre des pancartes, un jeune homme d’environ 23 ans déclare: «Ils ont même volé notre peur!» C’est pourquoi, au milieu des tambours et des banderoles jaunes, bleues et rouges, différents secteurs de la population, menés par une nouvelle génération de mouvements sociaux, ont rejoint la grève nationale qui a débuté le 28 avril. Des milliers de personnes expriment aujourd’hui dans la rue leur mécontentement généralisé face à la force excessive et à la répression de la contestation sociale.
Mécontentement social et misère
Sur la Plaza de Bolívar, dans le centre de Bogota, Sebastián va manifester avec des milliers de personnes souffrant du chômage, un problème qui, en mars, le dernier mois pour lequel des chiffres officiels sont disponibles, touchait au moins 14,2% de la population totale. Chez les jeunes, la situation est pire: même avant la pandémie, le taux de chômage parmi eux était de 22,5%. Alors que la marche avance, les vendeurs informels, une profession qui emploie des dizaines de milliers de personnes dans la capitale colombienne, marchent, épuisés, en essayant de gagner un peu d’argent pour le rapporter à leurs familles. Un autre groupe de manifestants qui protestent le long de la Septième Avenue voit les visages désespérés de personnes allongées sur les trottoirs avec leurs valises: des familles entières déplacées par la violence dans d’autres parties du pays.
Outre la misère et les déplacements forcés, courants dans le pays, la pandémie a entraîné une baisse de 6,8% du PIB, la fermeture de plus de 500’000 petites entreprises entre janvier et octobre de l’année dernière et une hausse du chômage. Vingt et un millions de Colombiens (42,5% de la population) vivent aujourd’hui dans la pauvreté, selon les chiffres officiels. Face à une situation aussi critique, la réponse du président Ivan Duque et de l’ancien ministre des Finances Alberto Carrasquilla a été de proposer une réforme fiscale qu’ils ont appelé la Loi de solidarité durable. Cette réforme visait à prélever environ 23 000 milliards de pesos (environ 6 milliards de dollars) dans les poches des Colombiens, par le biais d’un impôt supplémentaire sur le revenu et de l’imposition de la TVA sur les produits du panier familial et de consommation de base, tels que l’eau, l’électricité, le gaz, les services funéraires, Internet, entre autres. Biens et services sur lesquels cette taxe n’était pas encore prélevée. La contre-réforme a également imposé une taxe de solidarité sur les hauts salaires. Au total, 73% de l’argent serait collecté auprès des particuliers et la charge pèserait principalement sur lesdites classes moyennes et sur les pauvres du pays.
Cette situation a été le déclencheur d’un mécontentement social qui s’était accumulé depuis longtemps, aggravé pendant les années du gouvernement d’Ivan Duque (en fonction depuis le 7 août 2018). Il s’est fait sentir lors des manifestations massives de 2019, au cours desquelles la population s’est plainte du non-respect de l’accord de paix avec la guérilla et contre le modèle économique clientéliste qui favorise la privatisation de la vie et les inégalités dans le pays.
Le 28 avril 2021, Sebastián et des milliers de citoyens sont venus manifester contre la nouvelle contre-réforme fiscale. Après de longues journées de protestation, le peuple colombien a obtenu, lundi 3 mai, la démission du ministre Alberto Carrasquilla et le retrait du projet du ministère des Finances. Toutefois, face à la répression et aux graves violations des droits de l’homme commises par les forces de sécurité et les agents infiltrés pendant les manifestations – ainsi qu’au maintien d’un projet officiel de contre-réforme de la santé auquel les travailleurs et les employeurs du secteur s’opposent largement – le Comité national de grève a décidé de poursuivre les manifestations.
Encourager la violence
Alejandro Rodríguez Pavón, coordinateur de la plateforme numérique GRITA, à travers laquelle l’objectif est d’enregistrer et de signaler tous les cas de violence policière et de fournir des conseils juridiques aux victimes, explique à Brecha qu’«en Colombie, la mobilisation sociale a augmenté progressivement, mais la répression du gouvernement aussi.» «Aujourd’hui, nous voyons non seulement la police et l’ESMAD [Escuadrón Móvil Antidisturbios] dans les rues, mais aussi les forces militaires. Il semble normal pour un policier d’utiliser son arme à feu contre des manifestant·e·s. C’est vraiment sérieux», a-t-il ajouté.
Le 30 avril, l’ancien président Alvaro Uribe Vélez [président d’août 2002 à août 2010 et sénateur de juillet 2014 à août 2020] a provoqué une controverse avec un tweet dans lequel il soutenait «le droit des soldats et des policiers à utiliser des armes pour défendre leur intégrité contre l’action criminelle du terrorisme vandale». Alejandro Rodríguez affirme que «ces discours ont accentué la violence» et que ce n’est pas le président Duque qui est réellement aux commandes, mais qu’il «obéit aux ordres». En fait, Duque appartient au Centre démocratique, un parti dirigé par Alvaro Uribe Vélez, qui fait l’objet d’une enquête par la justice pour ses liens avec le paramilitarisme.
Pour Alejandro Rodríguez, la décision du gouvernement de déployer l’armée pour réprimer les manifestations ne fait qu’aggraver l’insécurité dans les villes, déjà touchées par la pandémie et le chômage. Se référant aux actes de violence survenus ces derniers jours, il déclare : «Les mairies locales elles-mêmes ne s’étaient pas préparées à ces catastrophes annoncées. Elles ont, en fait, permis à ce type d’actes de se produire, soit par ordre, soit par omission. A cela s’ajoute l’existence de groupes criminels et de civils armés dans les zones périphériques de villes comme Cali et Bogota.»
Criminalisation de la pauvreté et de la protestation
La succursale du ciel, comme on nomme Cali, a été confinée dans une nuit de terreur qui a duré du mardi 4 au mercredi 5 au petit matin. Dans des quartiers marginaux, comme Siloé, les habitants affirment que la police a «pris place comme dans une tranchée» et a tiré à la mitrailleuse sur la population, faisant cinq morts et 33 blessés parmi les jeunes.
L’explosion que connaît la Colombie aujourd’hui – en plus d’être provoquée par la répression et la violence de l’État – est également stimulée par la criminalisation de la pauvreté et de la protestation sociale dans cette partie des villes. «Les quartiers où la situation est la plus grave sont ceux occupés par les classes inférieures, où il y a des jeunes et des pauvres. Les personnes les plus assassinées ce sont elles», dit Alejandro Rodriguez.
Par ailleurs, pendant les jours de manifestations à Cali et dans d’autres villes, la population a signalé des coupures de courant et d’Internet. «Cela nous préoccupe car cela s’oppose à la liberté d’expression; les citoyens et citoyennes ont le droit d’utiliser les réseaux sociaux comme mécanisme de dénonciation. Ce à quoi nous assistons, c’est à leur censure. Nous ne savons pas si c’est par l’armée ou par qui d’autre», ajoute le coordinateur de GRITA. Diverses personnes et mouvements sociaux ont également dénoncé la présence dans les rues de policiers sans leurs numéros d’identification et de policiers habillés en civil, ainsi que de civils déguisés en policiers pour semer la confusion dans les manifestations.
Outre les graves violations des droits de l’homme, Cali connaît une culture du trafic de drogue qui s’est intensifiée ces dernières années, ainsi qu’une migration débordante de ceux qui ont fui la guerre dans le sud-ouest du pays. Cela a accentué la division entre les différents secteurs sociaux et la stigmatisation de la protestation sociale comme relevant du «vandalisme». C’est le cas de Ciudad Jardín, un quartier huppé de Cali où «ses habitants sont sortis dans plusieurs fourgons blindés, signe de paramilitarisme, en criminalisant les manifestant·e·s et en leur disant, arme au poing, qu’ils devaient s’occuper de leurs quartiers et que, s’ils les voyaient dans les leurs, ils se feraient justice eux-mêmes», explique Alejandro Rodríguez.
Un état amorphe
Sebastian se souvient comme si c’était hier, du 25 novembre 2019, quand il a vu mourir, à quelques mètres de là, Dilan Cruz, un autre jeune homme tué par l’ESMAD. «Il partait avec un groupe de 100 ou 200 personnes. Un bloc de maisons plus loin, nous avons rencontré un autre groupe participant à la marche. Il était commandé par un ami avec un drapeau géant. Nous nous sommes serrés l’un contre l’autre. On s’est mis à scander: «Ami qui nous voit, rejoins la marche!» Lorsque nous sommes arrivés à l’angle de Diecinueve et Quinta, un ami s’est évanoui et, à ce moment-là, nous avons vu Dilan se faire tuer», dit-il, la tristesse dans les yeux. Il désigne ensuite le Capitole, où se trouve l’ESMAD ainsi que les forces militaires et de police. Il dit, en colère, «ils l’ont tué, ils lui ont tiré dessus avec une balle en aluminium et elle s’est enfoncée dans sa tête. Je l’ai vu. Puis nous avons fait un autel avec des pierres en hommage à Dilan et contre les abus policiers.»
Outre le discours du gouvernement actuel qui légitime le recours à la force contre «les vandales» afin de justifier les abus de pouvoir et les crimes d’État commis contre les citoyens, l’impunité dans les cas de violence policière a augmenté. Un exemple douloureux: après que tout le pays a vu les vidéos d’un agent d’ESMAD tirant sur Dilan, le bureau du procureur général a décidé que l’affaire devait être suivie par le système de justice pénale militaire et non pas par le système de justice ordinaire. Au final, l’enquête menée par le bureau du procureur a conclu que le coupable était le mort, pour être «entré soudainement dans l’angle de vision précédemment établi par le tireur». En outre, pour justifier sa mort, le rapport du procureur général présente un profil quasi criminel du jeune homme.
Víctor Barrera, politologue et chercheur au Centre de recherche et d’éducation populaire, explique à Brecha qu’«il y a un effet cumulatif de la très forte impunité dans les cas de violence systématique exercée par les agents de l’État.» «Les procès qui se sont terminés par un jugement contre la police sont presque inexistants et, par conséquent, les coupables ne sont jamais identifiés», ajoute-t-il. Cette situation de justice d’exception et le pouvoir excessif des agences de sécurité de l’Etat colombien rendent difficile une réforme structurelle de ces forces, telle que celle réclamée par les jeunes qui manifestent aujourd’hui. «En Colombie, il y a un très gros problème de conception institutionnelle; il en résulte que nous avons une force de police – qui est un corps civil en armes – qui est évaluée sur la base de ses “performances” en tant que force militaire», explique Barrera.
«Molécules» et droits
D’autre part, le chercheur Victor Barrera assure que l’acharnement actuel contre les manifestations est une réaction à la chute de popularité de l’uribisme, «qui voit sa continuité menacée en vue des prochaines élections de 2022». En janvier 2018, selon le cabinet de conseil Datexco, Uribe avait une image favorable auprès de 45% de la population et faisait face à un taux de désapprobation de 49%. En janvier 2021, cependant, sa popularité était tombée à 27% et le rejet de sa candidature atteignait 66%, contrairement au principal candidat de gauche, le sénateur Gustavo Petro, qui a vu sa popularité rester stable à plus de 40%. Selon Victor Barrera, le gouvernement «tente de plonger la population dans une spirale de violence en raison des difficultés qu’il éprouve à maintenir son influence par le biais de procédures démocratiques: c’est pourquoi il prend des décisions inspirées de modèles répressifs et musclés».
C’est dans ce contexte qu’Alexis Lopez, un supposé chercheur scientifique chilien, s’est rendu en Colombie en février pour apprendre aux forces militaires comment gérer la protestation sociale. Lors de plusieurs conférences à l’Université militaire de Nueva Granada, Alexis López, qui se décrit comme un «entomologiste ayant fait des études de journalisme, d’électronique, d’informatique et de langues classiques», a expliqué ce qui, selon lui, est le nouveau modèle conspirateur de la gauche latino-américaine en vue de prendre le pouvoir et en finir avec la démocratie: la «révolution moléculaire dissipée», une expression empruntée au philosophe français Gilles Deleuze.
Alexis López s’est fait connaître au début du siècle dans son pays natal pour avoir fondé le Movimiento Patria Nueva Sociedad, ouvertement néonazi et pinochetiste, avec lequel il a pu organiser des conférences internationales avec d’autres militants de formations nationales- socialistes. A cet égard, un nouveau tweet d’Uribe a suscité la controverse sur les réseaux le dimanche 2 mai, lorsqu’il a formulé quatre recommandations pour faire face aux protestations, comme s’il s’agissait d’un crime et non d’un droit légitime. Parmi ces recommandations: «reconnaître que le terrorisme est plus grand qu’on ne l’imagine» et «résister à la révolution moléculaire dissipée».
Jusqu’à présent, Ivan Duque a clairement exprimé son soutien à l’utilisation de la force «contre les vandales». Dans son dernier discours, il a déclaré qu’il avait «conçu une stratégie contre le vandalisme au niveau national» et qu’il versait une récompense pouvant aller jusqu’à 10 millions de pesos (2600 dollars) pour retrouver les auteurs d’actes de vandalisme. Mardi 4, mai, la conseillère du président pour les droits de l’homme, Nancy Patricia Gutiérrez, a déclaré au magazine Semana que «les droits de l’homme n’existent que si tous les citoyens respectent les devoirs que nous avons en tant que membres de la société.»
Bien que le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et d’autres organismes internationaux aient condamné la violence exercée par les forces de l’Etat, la répression se poursuit et inquiète les Colombiens. Le directeur adjoint de la Fondation pour la paix et la réconciliation, Ariel Avila, a récemment déclaré que le déploiement de forces militaires dans les villes constituait «un risque terrible», car l’armée est habituée à lutter «dans le sang et le feu» contre des groupes armés tels que les guérillas et les trafiquants de drogue. Mais, face à la violence de l’Etat, la protestation continue d’être le choix de nombreux jeunes qui, comme Sebastián, croient en la possibilité d’un changement. Comme tant d’autres, il fait partie d’une génération qui souhaite la paix en Colombie. Ce n’est pas un vandale ou un clochard, c’est un étudiant qui a des rêves, qui connaît ses droits et qui veut que son avenir soit marqué par l’empathie et non par la violence.
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